CAA Nantes, 4e ch., 10 mai 2017, n° 16NT01778
NANTES
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
Signalisation France (Sté)
Défendeur :
Département du Morbihan
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. Lainé
Rapporteur :
Mme Rimeu
Rapporteur public :
M. Bréchot
Avocat :
Cabinet Bues & Associés
Procédure contentieuse antérieure :
Le département du Morbihan a demandé au Tribunal administratif de Rennes, d'une part, de prononcer la nullité du marché de signalisation routière verticale conclu le 26 février 1999 avec la société Signature SA et de condamner la société Signalisation France, qui vient aux droits de celle-ci, à lui verser la somme de 254 906,31 euros correspondant aux sommes versées en exécution de ce marché entaché de nullité, et d'autre part, de condamner la société Signalisation France à lui verser la somme de 81 570 euros en réparation du préjudice économique subi du fait de ce marché.
Par un jugement avant dire droit n° 1502572 et 1502584 du 28 avril 2016, le Tribunal administratif de Rennes a annulé le marché conclu par le département du Morbihan le 26 février 1999 avec la société Signature SA et a ordonné une expertise afin de déterminer le montant du préjudice subi par le département du Morbihan du fait des pratiques anticoncurrentielles auxquelles a participé la société Signature SA.
Par une ordonnance n° 1502572 et 1502584 du 9 mai 2016, la présidente du Tribunal administratif de Rennes a désigné comme expert Mme C. D.
Procédure devant la cour :
Par une requête, enregistrée le 31 mai 2016, la société Signalisation France, représentée par Me A., demande à la cour :
1°) d'annuler ce jugement du Tribunal administratif de Rennes du 28 avril 2016 ;
2°) d'annuler l'ordonnance de la présidente du Tribunal administratif de Rennes du 9 mai 2016 désignant comme expert Mme C. D. ;
3°) de rejeter les demandes présentées par le département du Morbihan devant le Tribunal administratif de Rennes ;
4°) de mettre à la charge du département du Morbihan la somme de 10 000 euros sur le fondement de l'article L. 761-1 du Code de justice administrative.
Elle soutient que :
- l'action engagée par le département du Morbihan était prescrite, en application de l'article 2224 du Code civil ;
- l'annulation du marché porte une atteinte excessive à l'intérêt général ;
- le Tribunal administratif de Rennes, en faisant prévaloir l'action en nullité du marché, a statué ultra petita ;
- l'existence d'un surprix n'a pas été établie, de sorte que la demande du département n'est pas fondée ;
- il n'est pas justifié de l'étendue du préjudice.
Par un mémoire en défense et des pièces complémentaires, enregistrés le 21 juillet 2016 et le 25 juillet 2016, le département du Morbihan conclut au rejet de la requête et demande que la somme de 6 000 euros soit mise à la charge de la société Signalisation France en application de l'article L. 761-1 du Code de justice administrative.
Il soutient que :
- son action n'est pas prescrite car il n'a eu connaissance ni de l'ampleur de son préjudice, ni de l'ensemble des éléments factuels et juridiques lui permettant d'exercer son action, avant la décision de l'autorité de la concurrence du 22 décembre 2010 ;
- la nullité du marché ne porte pas une atteinte excessive à l'intérêt général ;
- le tribunal n'a pas statué ultra petita ;
- il ressort de la décision de l'Autorité de la concurrence que le marché conclu en 1999 avec la société Signature SA a fait l'objet de surprix.
Vu les autres pièces du dossier.
Vu :
- le Code civil ;
- le Code de commerce ;
- le Code de justice administrative.
Les parties ont été régulièrement averties du jour de l'audience.
Ont été entendus au cours de l'audience publique :
- le rapport de Mme Rimeu,
- et les conclusions de M. Bréchot, rapporteur public.
1. Considérant que, le 26 février 1999, le département du Morbihan a conclu avec la société Signature SA, devenue société Signalisation France, un marché public de fourniture et de pose de panneaux de signalisation routière ; que par une décision n° 10-D-39 du 22 décembre 2010 relative à des pratiques mises en œuvre dans le secteur de la signalisation routière verticale, l'Autorité de la concurrence a sanctionné huit fabricants de panneaux de signalisation routière verticale, dont la société Signature SA, pour avoir mis en place entre 1997 et 2006 une entente de répartition des marchés publics de la signalisation routière verticale ; que par un arrêt du 29 mars 2012, devenu définitif, la Cour d'appel de Paris a confirmé en substance cette décision et minoré le montant des amendes infligées ; que, par un jugement avant dire droit du 28 avril 2016, le Tribunal administratif de Rennes a, à la demande du département du Morbihan, d'une part, annulé le marché conclu le 26 février 1999, et d'autre part, ordonné une expertise afin de déterminer le montant du surcoût supporté du fait de la passation de ce marché dans ces conditions anticoncurrentielles ; que par une ordonnance du 9 mai 2016, la présidente du Tribunal administratif de Rennes a désigné comme expert Mme C. D. ; que la société Signalisation France relève appel de ce jugement et de cette ordonnance ;
Sur la régularité du jugement du 28 avril 2016 :
2. Considérant que la jonction de deux affaires constitue un pouvoir propre du juge ; qu'en l'espèce, en joignant les deux demandes présentées par le département du Morbihan, tendant d'une part à l'annulation du marché conclu le 26 février 1999 avec la société Signature SA, et d'autre part à la condamnation de la société Signalisation France, venant aux droits de la précédente, à réparer les préjudices subis du fait des pratiques anticoncurrentielles de cette société, le Tribunal administratif de Rennes n'a pas fait prévaloir une requête sur une autre mais s'est borné à répondre aux deux dans le même jugement, en raison du lien tenant à ce que la nullité invoquée dans l'une et la responsabilité quasi-délictuelle invoquée dans l'autre concernent le même contrat, et n'a pas statué au-delà des conclusions des parties ;
Sur le bien-fondé du jugement du 28 avril 2016 :
3. Considérant, d'une part, qu'aux termes de l'article 2224 du Code civil dans sa rédaction issue de l'article 1er de la loi du 17 juin 2008, entrée en vigueur le 19 juin suivant : " Les actions personnelles ou mobilières se prescrivent par cinq ans à compter du jour où le titulaire d'un droit a connu ou aurait dû connaître les faits lui permettant de l'exercer. " ; qu'aux termes de l'article 2222 du même code : " En cas de réduction de la durée du délai de prescription ou du délai de forclusion, ce nouveau délai court à compter du jour de l'entrée en vigueur de la loi nouvelle, sans que la durée totale puisse excéder la durée prévue par la loi antérieure " ;
4. Considérant qu'il est constant que le délai de prescription de l'action engagée par le département du Morbihan, qui a été réduit par la loi précitée du 17 juin 2008, est, en application des dispositions précitées des articles 2224 et 2222 du Code civil, de cinq ans à compter du jour où ce département a connu ou aurait dû connaître les faits lui permettant d'exercer cette action ; qu'il résulte de l'instruction que si, par des courriers du 27 février 2008, le rapporteur du Conseil de la concurrence chargé du dossier relatif aux pratiques dans le secteur de la signalisation routière verticale a informé le département du Morbihan de la saisine de ce conseil, lui faisant ainsi connaître les soupçons de pratiques anticoncurrentielles dans ce secteur, également relatés dans la presse, ce n'est que lorsque l'Autorité de la concurrence a rendu sa décision précitée du 22 décembre 2010 que l'entente et les pratiques anticoncurrentielles dans ce secteur peuvent être regardées comme établies ; que dans ces conditions, le département n'a pas pu avoir connaissance des faits lui permettant d'exercer une action contre la société Signature SA, devenue Signalisation France, avant cette décision du 22 décembre 2010 ; qu'il suit de là que l'action engagée par le département du Morbihan devant le Tribunal administratif de Rennes le 8 juin 2015 n'était pas prescrite ;
5. Considérant, d'autre part, qu'il résulte de l'instruction que l'annulation du marché conclu le 26 février 1999, entièrement exécuté, n'était pas susceptible d'avoir des conséquences sur la sécurité routière, dès lors qu'elle n'impliquait pas l'enlèvement des panneaux et accessoires de signalisation qui étaient l'objet du marché ; que par suite, et dès lors que l'annulation se justifiait par la particulière gravité du vice entachant la conclusion du contrat, la société Signalisation France n'est pas fondée à soutenir que celle-ci porterait une atteinte excessive à l'intérêt général ;
6. Considérant, enfin, qu'il résulte de la décision de l'Autorité de la concurrence du 22 décembre 2010 et de l'arrêt de la Cour d'appel de Paris du 29 mars 2012 que la société Signature SA est à l'origine de la mise en place en 1997 du " cartel de la signalisation verticale " en France, qui sera démantelé en 2006 et qui a permis à huit sociétés, dont Signature SA, de se répartir les marchés de panneaux de signalisation par application d'un plan anticoncurrentiel ; que, dans ces conditions, la société Signalisation France n'est pas fondée à soutenir que le département du Morbihan, qui a conclu le 26 février 1999 avec la société Signature SA un marché de fourniture et de pose de panneaux de signalisation, n'établirait pas, par la seule référence à ces décisions, l'existence d'un préjudice résultant des agissements dolosifs de cette société dans la conclusion de ce marché ;
7. Considérant qu'il résulte de tout ce qui précède que la société Signalisation France n'est pas fondée à soutenir que c'est à tort que, par le jugement attaqué du 28 avril 2016, le Tribunal administratif de Rennes a annulé le marché signé le 26 février 1999 entre le département du Morbihan et la société Signature SA et a ordonné une expertise afin de déterminer le montant du préjudice économique subi par le département du Morbihan ;
Sur les conclusions dirigées contre l'ordonnance du 9 mai 2016 :
8. Considérant qu'il résulte de ce qui précède que la société Signalisation France n'est pas fondée à demander l'annulation de l'ordonnance de la présidente du Tribunal administratif de Rennes du 9 mai 2016 qui désigne Mme D. pour réaliser l'expertise ordonnée par le jugement du 28 avril 2016 ;
Sur l'application des dispositions de l'article L. 761-1 du Code de justice administrative :
9. Considérant que ces dispositions font obstacle à ce que le département du Morbihan, qui n'est pas la partie perdante, verse à la société Signalisation France une somme au titre des frais exposés par elle et non compris dans les dépens ; qu'en revanche, il y a lieu, dans les circonstances de l'espèce, de mettre à la charge de cette société la somme de 1 500 euros au titre des frais exposés par le département du Morbihan et non compris dans les dépens ;
Décide :
Article 1er : La requête de la société Signalisation France est rejetée.
Article 2 : La société Signalisation France versera au département du Morbihan la somme de 1 500 euros sur le fondement de l'article L. 761-1 du Code de justice administrative.
Article 3 : Le présent arrêt sera notifié à la société Signalisation France et au département du Morbihan.