CA Paris, Pôle 5 ch. 4, 29 novembre 2017, n° 15-20978
PARIS
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
And'co (EURL)
Défendeur :
Le Tanneur & Cie (SA)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
Mme Luc
Conseillers :
Mmes Mouthon Vidilles, Comte
Avocats :
Mes Boccon Gibod, Berthet, Moitié
Faits et procédure
La société And'co a pour activité la fabrication de décors de vitrines à usage commercial.
La société Le Tanneur a pour activité la conception, la fabrication et la distribution d'articles de maroquinerie, bagages, accessoires de mode, principalement sous la marque Le Tanneur et Co.
De 2007 à 2012, la société Le Tanneur a confié à la société And'co diverses prestations relatives à l'agencement des vitrines de son réseau français et européen.
Par acte du 8 avril 2014, soutenant que la société Le Tanneur avait brutalement rompu leurs relations commerciales établies, la société And'co l'a assignée devant le Tribunal de commerce de Paris.
Par jugement du 22 septembre 2015, le Tribunal de commerce de Paris a :
- débouté la société And'co et Le Tanneur de leurs demandes respectives,
- condamné la société And'co aux dépens, dont ceux à recouvrer par le greffe, liquidés à la somme de 82,44 euros dont 13,52 euros de TVA.
La société And'co a relevé appel de ce jugement par déclaration remise au greffe le 21 octobre 2015.
La procédure devant la cour a été clôturée le 10 octobre 2017.
LA COUR
Vu les conclusions du 4 octobre 2017 par lesquelles la société And'co appelante, invite la cour, au visa des articles 1134 alinéa 3, 1382 du Code civil, L. 442-6, I, 5° du Code de commerce, à :
- infirmer le jugement entrepris par le Tribunal de commerce de Paris du 22 septembre 2015,
- condamner la société Le Tanneur aux paiements des sommes suivantes :
* 160 000 euros à titre de dommages et intérêts pour la brusque rupture des relations commerciales établies,
* 3 000 euros sur la base de l'article 700 du Code de procédure civile, au titre de la procédure d'appel, outre 2 500 euros au titre de la procédure devant le Tribunal de commerce de Paris,
- dire que les dépens d'appel pourront être directement recouvrés par la Selarl Lexavoué Paris-Versailles en application de l'article 699 du Code de procédure civile ;
Elle fait valoir que :
- les relations entre la société Le Tanneur et elles doivent être considérées comme établies de 2007 à 2012,
- elle effectuait de manière exclusive l'ensemble de la fabrication des vitrines, du développement de prototypes à leur fabrication en série puis leur développement sur le réseau national comme européen,
- elle s'est vue confier l'intégralité des saisons sur six années par des contrats successifs représentant ainsi un courant d'affaires significatif, révélant le caractère stable, suivi et habituel des relations entre les parties, peu important que ces contrats fussent indépendants les uns des autres et qu'aucun accord-cadre n'ait été régularisé,
- le courant d'affaires représentait 75 % de son chiffre d'affaires,
- en dépit de tout accord d'exclusivité, elle était le prestataire exclusif et habituel de la société Le Tanneur,
- la société Le Tanneur a, sans préavis, rompu les relations commerciales en attribuant le marché relatif aux vitrines du printemps 2012 à un autre fournisseur, la société Seraf puis tous les marchés depuis 2013,
- la rupture des relations commerciales par courriel du 18 mars 2013 est brutale et abusive,
- l'intimée aurait dû l'informer à l'avance de ce qu'elle se passerait de ses services pour l'ensemble de l'année 2013, et ce même si elle souhaitait mettre en place une opération spéciale anniversaire avec un autre contractant,
- son état de dépendance économique vis à vis de l'intimée justifie d'autant plus un préavis écrit d'une durée respectable.
Vu les conclusions du 15 septembre 2017 par lesquelles la société Le Tanneur intimée ayant formé appel incident, demande à la cour, au visa des articles 1134, 1382 du Code civil, L. 442-6, I, 5° du Code de commerce, de :
- débouter la société And'co de l'ensemble de ses demandes, fins et conclusions,
- confirmer le jugement du Tribunal de commerce de Paris rendu le 22 septembre 2015 en toutes ses dispositions,
subsidiairement :
- débouter la société And'co de l'ensemble de ses demandes, fins et conclusions,
en tout état de cause,
- condamner la société And'co par application des dispositions de l'article 700 du Code de procédure civile à lui payer la somme de 10 000 euros,
- condamner la société And'co aux entiers dépens dont distraction au profit de Me Ludovic Moitié, en application de l'article 699 du Code de procédure civile ;
Elle explique que :
- les relations entre la société And'co et elles ne sont pas des relations commerciales établies au sens des dispositions de l'article L. 442-6, I, 5° du Code de commerce,
- la durée des relations commerciales est de cinq années, de Noël 2007 au Noël 2012,
- la société appelante n'était titulaire d'aucune exclusivité sur la fabrication des éléments de vitrine, ayant ainsi connaissance de la précarité de leurs relations commerciales,
- elle n'a jamais été informée de la part du chiffre d'affaires qu'elle représentait dans l'activité de la société And'co
- elle n'est pas l'auteur d'une rupture brutale de relation commerciale établie,
- l'année 2013 a été consacrée uniquement à une opération exceptionnelle, liée à l'anniversaire de la marque, qui a été confiée à un prestataire unique spécialisé dans le secteur du luxe, l'année 2013 ne marquant pas la fin des relations commerciales puisqu'il s'agissait d'une année exceptionnelle " dédiée à l'anniversaire de la marque ",
- la durée du préavis sollicitée par la société And'co n'est pas justifiée et ladite durée est manifestement excessive,
- au titre de l'application de l'article L. 442-6, I, 5° du Code de commerce, la société And'co n'est pas fondée à solliciter une indemnisation correspondant à une perte de chiffre d'affaires,
- la société And'co ne justifie pas le montant de la perte de marge brute alléguée,
- la société And'co ne justifie pas de la réalité du préjudice qu'elle aurait réellement subi du fait de la prétendue rupture invoquée ainsi que le montant des dommages et intérêts qu'elle sollicite,
- la société And'co ne vise au soutien de sa demande que des faits relevant de la rupture brutale d'une relation commerciale établie ne pouvant donner lieu qu'a' une action indemnitaire sur le fondement de l'article L. 442-6, I, 5° du Code de commerce,
- la société And'co n'est pas fondée, pour les faits qu'elle dénonce, à invoquer les articles 1134 et 1382 du Code civil ;
Sur ce
LA COUR se réfère, pour un plus ample exposé des faits, de la procédure, des moyens échangés et des prétentions des parties, à la décision déférée et aux dernières conclusions échangées en appel.
En application de l'article 954 alinéa 2 du Code de procédure civile, la cour ne statue que sur les prétentions énoncées au dispositif des conclusions.
Sur la rupture brutale des relations commerciales établies
L'appelante soutient qu'entre 2009 et 2012 elle a travaillé à titre exclusif pour la société Le Tanneur pour fabriquer les décors des vitrines de ses magasins. Elle explique qu'elles ont entretenu des relations commerciales établies, aucune mise en concurrence n'ayant été mise en place avant l'année 2012. Elle soutient que la société Le Tanneur a rompu leurs relations commerciales sans préavis par courriel du 18 mars 2013, en lui indiquant que pour l'année 2013, elle ne ferait pas appel à elle, sans l'avoir prévenue auparavant.
Au contraire, la société Le Tanneur conteste avoir entretenu des relations commerciales établies avec la société And'co et explique que cette dernière n'était pas leur fabriquant exclusif de décors et que leurs relations étaient précaires. Elle relève que les relations commerciales ont été rompues par la société And'co en prenant prétexte de l'opération exceptionnelle réalisée en 2013 à l'occasion de l'anniversaire des 115 ans de la marque et de la réédition du porte-monnaie sans couture primé à l'occasion de l'Exposition universelle de 1900, axant la communication vers le luxe et ayant fait appel à un prestataire en mesure de réaliser l'intégralité de la prestation unique de l'année à savoir la conception et la fabrication des vitrines
Aux termes de l'article L. 442-6, I, 5° du Code de commerce :
" Engage la responsabilité de son auteur et l'oblige à réparer le préjudice causé le fait, par tout producteur, commerçant, industriel ou personne immatriculée au répertoire des métiers (...) de rompre unilatéralement, même partiellement, une relation commerciale établie, sans préavis écrit tenant compte de la durée de la relation commerciale et respectant la durée minimale de préavis déterminée, en référence aux usages du commerce, par des accords interprofessionnels.
Les dispositions qui précèdent ne font pas obstacle à la faculté de résiliation sans préavis, en cas d'inexécution par l'autre partie de ses obligations ou en cas de force majeure ".
Si l'appelante vise les articles 1147 et 1382 du Code civil aux côtés de l'article L. 442-6, I, 5° du Code de commerce, les développements de celles-ci concernent uniquement la rupture brutale des relations commerciales établies.
Sur les relations commerciales établies
Il est constant que la société Le Tanneur faisait appel à la société And'co pour la fabrication de vitrines de ses magasins depuis l'année 2007.
Il n'est pas établi par la société Le Tanneur qu'elle a fait réaliser des mises en concurrence avant l'année 2012 pour choisir la société And'co afin qu'elle fabrique les décors des vitrines selon les thèmes, la conception définis par l'intimée, ni qu'elle a fait appel à d'autres prestataires pour les prestations de fabrication de décors de vitrines avant l'année 2012. En revanche, il n'est pas démontré par la société And'co que la société Le Tanneur lui avait confié ces prestations à titre exclusif. Il convient d'ailleurs de relever qu'elle ne le revendiquait pas dans le courriel du 27 juin 2012, dans lequel elle récapitule à la société Le Tanneur leurs relations commerciales depuis 2007. De même, il apparaît qu'elle n'a pas contesté auprès de la société Le Tanneur sa décision de mettre en concurrence ses futurs fabricants de décors.
Dès lors, à défaut de démontrer qu'elles avaient convenu entre elles une relation d'exclusivité, la société And'co ne peut invoquer une relation d'exclusivité entre elle et la société Le Tanneur
Il ressort des pièces du dossier que les sociétés Le Tanneur et And'co ont entretenu des relations d'affaires continues et stables depuis 2007, jusqu'en 2012 inclus.
Sur les conditions de la rupture
Il ressort de l'article L. 442-6, I, 5° du Code de commerce que la brutalité de la rupture résulte de l'absence de préavis écrit ou de l'insuffisance de la durée de ce préavis au regard des relations commerciales antérieures. L'évaluation de la durée du préavis à accorder est fonction de toutes les circonstances de nature à influer son appréciation au moment de la notification de la rupture, notamment de l'ancienneté des relations, du volume d'affaires réalisé avec l'auteur de la rupture, du secteur concerné, de l'état de dépendance économique de la victime, des dépenses non récupérables dédiées à la relation et du temps nécessaire pour retrouver un partenaire sur le marché de rang équivalent.
Il est constant qu'au cours de l'année 2013 aucune commande n'a été réalisée par la société Le Tanneur auprès de la société And'co.
La société And'co reconnaît avoir été informée au mois de novembre 2012 par la société Le Tanneur de la réalisation d'une " opération sans couture " au cours de l'année 2013. Toutefois, il n'est pas démontré que la société And'co a été informée par écrit de ce qu'aucune commande ne lui parviendrait pendant l'année complète et que donc il ne serait pas fait appel à elle. Elle n'a donc pas été informée par écrit de la cessation des commandes pour l'année 2013.
Si la société Le Tanneur avait envisagé de continuer pour l'année 2014 à faire appel à la société And'co pour la fabrication de ses décors de vitrine, ne pas avertir son partenaire commercial établi de la cessation totale pour une année complète constitue une rupture brutale des relations commerciales imputable à la société Le Tanneur au mois de janvier 2013.
Cette seule circonstance suffit à caractériser la brutalité de la rupture et l'imputabilité de cette rupture à la société Le Tanneur
Sur le délai de préavis et l'indemnisation du préjudice
L'évaluation de la durée du préavis à accorder est fonction de toutes les circonstances de nature à influer son appréciation au moment de la notification de la rupture, notamment de l'ancienneté des relations, du volume d'affaires réalisé avec l'auteur de la rupture, du secteur concerné, de l'état de dépendance économique de la victime, des dépenses non récupérables dédiées à la relation et du temps nécessaire pour retrouver un partenaire sur le marché de rang équivalent.
L'état de dépendance économique se définit comme l'impossibilité pour une entreprise de disposer d'une solution techniquement et économiquement équivalente aux relations contractuelles qu'elle a nouées avec une autre entreprise.
Il est constant que le préjudice résultant du caractère brutal de la rupture est constitué par la perte de la marge dont la victime pouvait escompter bénéficier pendant la durée du préavis qui aurait dû lui être accordé. La référence à retenir est la marge sur coûts variables, définie comme la différence entre le chiffre d'affaires dont la victime a été privée sous déduction des charges qui n'ont pas été supportées du fait de la baisse d'activité résultant de la rupture.
Le préjudice réparé pour rupture brutale des relations commerciales est la perte de marge et non la perte de chiffres d'affaires.
La société And'co démontre qu'entre les années 2010 et 2012 inclus, la part moyenne du chiffre d'affaires de la société Le Tanneur dans la réalisation du chiffre d'affaires total de la société And'co est de 75,88 %.
Elle apparaît en état de dépendance économique à l'égard de la société Le Tanneur au regard du secteur d'activité particulier et de l'importance de la société Le Tanneur dans son activité totale.
Le chiffre d'affaires moyen annuel sur les 3 dernières années entre les 2 sociétés s'est élevé à la somme HT de 160 290 euros, soit mensuellement 13 357,50 euros.
Au regard du secteur d'activité, du flux d'affaires, de l'état de dépendance économique, de la durée des relations commerciales établies, il y a lieu de fixer le délai de préavis, dont aurait dû bénéficier la société And'co pour se réorganiser, à 6 mois.
La société And'co soutient avoir dégagé avec la société Le Tanneur 177 465 euros, 95 529 euros et 95 835 euros en 2010, 2011 et 2012, soit respectivement 71,81 %, 58,84 %, 68,93 %. Ces taux de marge sont contestés par la société Le Tanneur les chiffres retenus apparaissant excessifs et incomplets, en ce que la méthode employée par l'expert-comptable n'est pas détaillée sur la méthode d'affectation des frais fixes et variables.
En effet, la marge brute telle que réclamée par l'appelante ne peut constituer la base de la réparation, les coûts variables devant être pris en compte. Dès lors, au regard du secteur d'activité et de l'ensemble des documents comptables communiqués, il y a lieu de fixer le taux de marge de la société And'co à 30 %.
En conséquence, le préjudice subi par la société And'co doit être fixé à la somme de 24 043,50 euros ([13 357,50 x 30 %] x 6).
Le jugement doit donc être infirmé.
Il y a donc lieu de condamner la société Le Tanneur à verser à la société And'co la somme de 24 043,50 euros à titre de dommages et intérêts en réparation de la rupture brutale des relations commerciales établies et de la débouter du surplus de ses demandes.
Sur les dépens et l'application de l'article 700 du Code de procédure civile
Le sens du présent arrêt conduit à réformer le jugement déféré sur le sort des dépens et des frais irrépétibles.
La société Le Tanneur partie perdante, doit être condamnée aux dépens de première instance et d'appel, qui pourront être recouvrés conformément aux dispositions de l'article 699 du Code de procédure civile, ainsi qu'à payer la somme de 2 000 euros par application de l'article 700 du Code de procédure civile s'agissant des frais de première instance et la somme de 2 000 euros par application de l'article 700 du Code de procédure civile s'agissant des frais d'appel.
Le sens du présent arrêt conduit à rejeter la demande par application de l'article 700 du Code de procédure civile formulée par la société Le Tanneur
Par ces motifs, LA COUR, infirme le jugement, Statuant à nouveau, condamne la société Le Tanneur à verser à la société And'co la somme de 24 043,50 euros à titre de dommages et intérêts en réparation de la rupture brutale des relations commerciales établies, condamne la société Le Tanneur aux dépens de première instance, condamne la société Le Tanneur à verser à la société And'co la somme de 2 000 euros par application de l'article 700 du Code de procédure civile s'agissant des frais de première instance, Y ajoutant, condamne la société Le Tanneur aux dépens d'appel qui pourront être recouvrés conformément aux dispositions de l'article 699 du Code de procédure civile, ainsi qu'à payer la somme de 2 000 euros par application de l'article 700 du Code de procédure civile s'agissant des frais d'appel, rejette toute autre demande.