CA Paris, Pôle 5 ch. 5, 14 décembre 2017, n° 16-04578
PARIS
Arrêt
Confirmation
PARTIES
Demandeur :
Tible Transports (EURL)
Défendeur :
Docks des Matériaux de l'Ouest (SAS)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. Birolleau
Conseillers :
Mmes Schaller, du Besset
Avocats :
Mes Baechlin, Azincourt, Bouzidi-Fabre, Houssineau, de La Taste
Faits et procédure :
L'entreprise Tible créée en 1988, devenue en 2008 la société Transports Tible (ci-après la société " Tible "), exerce une activité de transport routier de fret et location de véhicules industriels avec conducteurs destinés au transport de marchandises. Elle a entretenu des relations commerciales avec la société Prémabois pour le transport de matériaux de construction.
Les relations se sont nouées en 1989 sans contrat écrit entre la société Tible et société Premabois qui a été reprise en location-gérance en janvier 1993 par la société Docks des Matériaux de l'Ouest (ci-après la société " DMO ") intervenant également dans le même secteur d'activité sous l'enseigne " Point P ". Le logo " Point P " a alors été apposé sur les camions de la société Tible, ainsi que sur les vêtements de travail des chauffeurs.
Chaque année, en décembre, les sociétés Tible et DMO définissaient le volume d'affaires qui aurait cours entre eux et les tarifs pour l'année suivante. Courant 2011, dans le cadre des négociations tarifaires annuelles, les deux sociétés ont revu leurs politiques commerciales, suite à des retards de paiement, fixant en outre des modalités d'indexation des prix du carburant et des modifications du volume d'affaires. La société DMO a demandé en 2011 à la société Tible de diversifier son activité. Elle a également fermé ou déménagé certains de ses entrepôts. La société Tible a alors assigné la société DMO le 12 mai 2012 devant le Tribunal de commerce de Rennes pour se voir indemniser de la rupture partielle de leurs relations commerciales. Par jugement dudit tribunal, confirmé par la Cour d'appel de Paris le 7 mai 2015, la société Tible a été déboutée de ses demandes.
Entretemps, par courrier en date du 20 janvier 2014, la société DMO a annoncé à la société Tible qu'elle entendait cesser toute relation commerciale avec elle à compter du 1er février 2016.
La société Tible, considérant le délai de vingt quatre mois alloué au titre du préavis comme insuffisant au regard de l'ancienneté de la relation commerciale et de la dépendance économique, a assigné la société DMO devant le Tribunal de commerce de Rennes le 11 février 2015 pour demander l'allongement du préavis à 48 mois et l'indemnisation de son préjudice.
Par jugement du 12 janvier avril 2016, le Tribunal de commerce de Rennes a :
débouté la société Tible de toutes ses demandes ;
condamné la société Tible à payer à la société DMO la somme de 3 000 euros au titre des dispositions de l'article 700 du Code de procédure civile, et déboute cette dernière du surplus de sa demande formée sur ce chef,
dit qu'il n'y a pas lieu à exécution provisoire,
condamné la société Tible aux dépens,
Vu l'appel interjeté par la société Tible le 19 février 2016 à l'encontre de cette décision ;
Vu les dernières conclusions signifiées le 6 décembre 2016 par la société Tible par lesquelles il est demandé à la cour de :
Vu les dispositions de l'article L. 442-6-I, 5°) du Code de commerce,
réformer le jugement en ce qu'il a débouté la société Tible de sa demande d'indemnisation au titre de la rupture brutale des relations commerciales établies subie par la société DMO,
En conséquence,
Statuant de nouveau,
constater l'existence de relations commerciales établies entre la société Tible et la société DMO depuis le mois de juin 1989, soit depuis 26 ans à la date de la rupture des relations commerciales établies ;
constater l'existence d'une exclusivité et d'une dépendance économique de la société Tible à l'égard de la société DMO, en conséquence et du fait des exigences imposées par elle ;
En conséquence,
constater l'existence d'un préavis insuffisant au regard de la durée des relations commerciales établies et des circonstances particulières de ces relations commerciales entre les parties ;
dire et juger brutale et fautive la rupture des relations commerciales établies notifiée par la société DMO à la société Tible le 20 janvier 2014 ;
Par conséquent,
condamner la société DMO au paiement de la somme de 424 258,25 euros (quatre cent vingt-quatre mille deux cent cinquante-huit euros et vingt-cinq centimes) à titre de dommages-intérêts du fait et en conséquence de cette rupture brutale des relations commerciales établies ;
condamner la société DMO au paiement de la somme de 8 875,72 (huit mille huit-cent soixante-quinze euros et soixante-douze centimes), en remboursement des frais de déflocage de ses véhicules ;
assortir les condamnations prononcées de dommages-intérêts accordés à la société Tible en conséquence de la rupture brutale des relations commerciales établies par la société DMO des intérêts au taux légal à compter de l'arrêt à intervenir, et jusqu'à parfait paiement ;
prononcer la capitalisation des intérêts sur l'ensemble des sommes mises à la charge de la société DMO ;
condamner la société DMO à régler à la société Tible la somme de 8 000 euros (huit mille euros) au titre de l'article 700 du Code de procédure civile, ainsi qu'aux entiers dépens d'appel et de première instance, lesquels seront recouvrés par la SCP Baechlin conformément aux dispositions de l'article 699 du Code de procédure civile.
Vu les dernières conclusions signifiées le 19 juillet 2016 par la société DMO par lesquelles il est demandé à la cour de :
Vu l'article L. 442-6, I, 5°) du Code de commerce,
confirmer le jugement du Tribunal de commerce de Rennes du 12 janvier 2016 ;
En conséquence,
débouter la société Tible de toutes ses demandes, fins et prétentions ;
la condamner à payer à la société DMO la somme de 3 000 euros au titre des frais irrépétibles de première instance ;
Y ajoutant,
condamner la société Tible au paiement de la somme de 7 000 euros, sur le fondement de l'article 700 du Code de procédure civile, au titre des frais irrépétibles d'appel ;
condamner la même société aux entiers dépens de première instance et d'appel.
La société Tible soutient, en application de l'article L. 442-6-I-5° du Code de commerce, que les relations commerciales avec la société DMO sont établies depuis 1989, que nonobstant le changement de structure juridique des parties et même en l'absence d'un contrat écrit, les relations se sont nouées et poursuivies de façon stable, renouvelées chaque année entre les mêmes entités, exerçant sous une autre forme, sans aucune mise en concurrence, les parties se rencontrant annuellement pour définir le volume d'affaires et les tarifs.
Elle estime que la " brutalité " de la rupture résulte de l'insuffisance du préavis alloué au regard de la durée des relations commerciales de 26 ans et de la dépendance économique avérée, ne lui permettant pas de mettre en place une solution alternative ou prévoir une réorganisation afin d'éviter ou limiter au maximum les conséquences financières de la cessation des relations commerciales, qu'elle a réalisé de gros investissements dans l'acquisition de matériels spécifiques, l'ensemble de la flotte de véhicules étant floqué aux couleurs et au nom de " Point P " à la demande expresse de DMO, qu'elle a été contrainte d'acquérir des vêtements et des accessoires de travail et de sécurité estampillés aux couleurs de " Point P ", qu'elle n'a jamais eu le choix puisque ces exigences lui ont été imposées et prises en charge par la société DMO, qu'ainsi l'exclusivité lui était imposée puisqu'elle ne pouvait régulariser des relations contractuelles avec d'autres sociétés concurrentes, que le délai de préavis à respecter ne pouvait être que de 48 mois, s'agissant de relations commerciales " spécifiques ", qu'une indemnité de 24 mois correspondant à la durée du préavis complémentaire est due à la société Tible, sur la base du taux de marge brute appliqué à la moyenne annuelle du chiffre d'affaires, auquel il convient d'ajouter les frais liés au déflocage en urgence pris en charge par la société Tible et représentant 8 875,72 euros HT.
En réponse, la société DMO soutient que la société Tible n'a été créée qu'en 2008, qu'il n'existait aucun contrat écrit entre la société Tible et DMO, que les relations avec les transporteurs font l'objet de négociations annuelles, débutant en novembre de chaque année, que la société Tible connaissait ce fonctionnement puisque chaque année, elle adressait à DMO ses nouvelles propositions tarifaires, que le caractère précaire de la relation ne permet pas de retenir l'existence de relations commerciales établies.
Elle soutient que la rupture ne revêt aucun caractère de brutalité, qu'en effet, il n'existait aucune exclusivité ni aucune garantie de volume d'affaires, que la société DMO a invité à plusieurs reprises son transporteur à diversifier son activité, qu'en choisissant de se mettre en situation de dépendance économique, la société Tible ne peut se prévaloir de ses propres manquements et négligences, que la durée du préavis s'apprécie en fonction de la durée des relations commerciales et non de la situation de dépendance économique, que le préavis de deux ans accordé par la société DMO était très largement suffisant, ce d'autant qu'il aurait pu se limiter à 3 mois, la société Tible étant dans le transport, qu'elle peut assez facilement réorienter son activité de prestataire de transport et propriétaire de camions pouvant être utilisés pour le transport national et international de marchandises. Elle rappelle qu'il n'y a aucune relation d'exclusivité entre elles et que la société DMO n'a jamais imposé à la société Tible d'acquérir tel ou tel véhicule ou de les configurer à l'image de " Point P ", ou de se fournir en vêtement chez " Point P " , que depuis 2009, la société DMO n'a eu de cesse d'encourager la société Tible à diversifier sa clientèle, qu'en réalité elle a eu quatre ans pour réorienter son activité, que c'est la société Tible qui s'est mise en situation de dépendance économique à l'égard de DMO.
Elle rappelle que seule serait due l'indemnisation résultant de la brutalité de la rupture, calculée sur la perte de marge brute pendant les mois de préavis non effectués, par référence à la marge brute dégagée sur les deux années précédant la fin des relations commerciales, qu'elle ne peut solliciter le remboursement des frais engagés pour le déflocage des véhicules qui n'est pas lié à la brutalité de la rupture mais simplement à la rupture.
LA COUR renvoie, pour un plus ample exposé des faits et prétentions des parties, à la décision déférée et aux écritures susvisées, par application des dispositions de l'article 455 du Code de procédure civile.
Sur ce LA COUR,
Considérant qu'aux termes de l'article L. 442-6, I, 5° du Code de commerce, " engage la responsabilité de son auteur et l'oblige à réparer le préjudice causé le fait, par tout producteur, commerçant, industriel ou personne immatriculée au répertoire des métiers (...) de rompre brutalement, même partiellement, une relation commerciale établie, sans préavis écrit tenant compte de la durée de la relation commerciale et respectant la durée minimale de préavis déterminée, en référence aux usages du commerce, par des accords interprofessionnels. Les dispositions qui précèdent ne font pas obstacle à la faculté de résiliation sans préavis, en cas d'inexécution par l'autre partie de ses obligations ou en cas de force majeure " ;
Considérant que l'article L. 442-6, I, 5° s'applique à toute relation commerciale suivie, stable et habituelle ;
Que la brutalité de la rupture résulte de l'absence de préavis écrit ou de l'insuffisance de la durée de ce préavis au regard des relations commerciales antérieures ;
Considérant que la finalité du délai de préavis est de permettre au partenaire de prendre ses dispositions pour réorienter ses activités en temps utile ou pour rechercher de nouveaux clients ;
Qu'en l'espèce, les premiers juges ont relevé à juste titre, par des motifs pertinents et précis que la cour adopte, que les relations commerciales entre les parties étaient établies depuis 1989, sans aucune précarité, le renouvellement annuel n'étant soumis à aucun appel d'offres ;
Qu'en revanche, il résulte des pièces versées aux débats que les camions de la flotte de la société Tible étaient tous floqués au logo " Point P ", qu'ils entraient et sortaient des entrepôts " Point P " où ils étaient stationnés, étant considérés comme des camions dédiés à " Point P " (cf. constat d'huissier versé aux débats, photos de la flotte de camions floqués " Point P "), et que les chauffeurs de la société Tible devaient porter des vêtements aux couleurs de "Point P " que la société Tible était invitée à commander auprès du même fournisseur (circulaire de 2011, photos versées aux débats) ;
Que la société Tible démontre également que la presque totalité de son chiffre d'affaires (90 %) était réalisé avec la société DMO ;
Qu'il est dès lors établi que la société Tible se trouvait dans une situation de dépendance économique et que toute diversification ou reconversion était plus compliquée, même si, comme le relèvent à juste titre les premiers juges, il eût été loisible à la société Tible de faire un choix plus prudent et de démarcher d'autres intervenants sur le secteur dès 2011, comme l'y avait invitée la société DMO, limitant ainsi sa propre dépendance ;
Que l'état de dépendance économique, ainsi avéré et en partie imposé du fait de la logistique de l'activité de transport dédiée, ne résultait pas uniquement d'un choix délibéré de l'entreprise Tible, et doit dès lors être pris en considération, nonobstant l'absence de réactivité de la société Tible aux suggestions de reconversion qui lui ont été faites en 2011 ;
Qu'à cet égard, les motifs retenus par les premiers juges devront pour partie être écartés ;
Mais considérant que c'est à juste titre que les premiers juges ont rappelé que dans le secteur du transport et de la location de camions avec chauffeurs, la durée d'usage du préavis dans ce secteur est habituellement de trois mois et qu'en bénéficiant d'un préavis d'une durée de vingt-quatre mois, la société Tible s'était vue octroyer un préavis beaucoup plus long que le préavis d'usage, suffisant pour se réorganiser et trouver de nouveaux clients ;
Que cette durée devait en effet suffire pour permettre à la société Tible de défloquer ses camions (ce qui n'était qu'une question de jours, voire de semaines) et de retrouver de nouveaux marchés, ce d'autant que la société DMO justifie l'avoir mise en relation avec d'autres entreprises de matériaux (Lafarge, Weber & Boutin) ;
Qu'ainsi, nonobstant l'ancienneté de la relation qui a duré 26 ans et la dépendance économique rappelée ci-dessus, en partie subie, la durée du préavis accordée de 24 mois était suffisante pour permettre à la société Tible de se reconvertir dans le secteur du transport de marchandises dont le dynamisme et la diversité permettent une reconversion dans de courts délais, même dans la région concernée ;
Que c'est dès lors à juste titre, par motifs propres et adoptés, que les premiers juges ont débouté la société Tible de sa demande de préavis complémentaire et d'indemnisation au titre de la rupture brutale ;
Considérant qu'il y a lieu de faire droit à la demande additionnelle d'indemnisation au titre de l'article 700 du Code de procédure civile formée par la société DMO ;
Par ces motifs, LA COUR, Statuant publiquement, contradictoirement et en dernier ressort, confirme le jugement entrepris en toutes ses dispositions, y ajoutant, condamne la société Transports Tible à payer à la société Docks des Matériaux de l'Ouest la somme de 3 500 euros au titre de l'article 700 du Code de procédure civile ainsi qu'aux entiers dépens.