CA Paris, Pôle 5 ch. 4, 20 décembre 2017, n° 15-20154
PARIS
Arrêt
Infirmation
PARTIES
Demandeur :
Fonderie G.M. Bouhyer (SAS)
Défendeur :
Toyota Material Handling Manufacturing France (SA), Toyota Material Handling Manufacturing Italy SpA (Sté)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
Mme Luc
Conseillers :
Mmes Mouthon Vidilles, Comte
Avocats :
Mes Rondoux, Boissonnet, Boccon Gibod, Bailly
Faits et procédure
La société Fonderie Bouhyer (la société Bouhyer) produit des contrepoids en fonte de 800 kg à 25 tonnes pour les secteurs des travaux publics et de la manutention (tracteurs, chariots, élévateurs, nacelles, grues, pelles).
La société Toyota Industrial Equipment SA (société Tiesa) et la société italienne Cesab-Carreli Elevatori (la société Cesab) qui appartiennent au Groupe Toyota et produisent des équipements industriels, engins et chariots élévateurs, se sont approvisionnées en contrepoids en fonte auprès de la société Bouhyer à partir du mois de septembre 2004, pour la première, et de juin 2004, pour la seconde. Les 25 juin 2009 (société Cesab) et 7 octobre 2009 (société Tiesa) ces sociétés ont mis fin à leurs relations commerciales avec la société Bouhyer.
Par exploit du 21 septembre 2010, la société Bouhyer a assigné les sociétés Tiesa et Cesab devant le Tribunal de commerce de Rennes afin d'obtenir réparation du préjudice subi du fait de la rupture brutale des relations commerciales établies sur le fondement de l'article L. 442-6, I, 5° du Code de commerce.
Par jugement du 12 janvier 2012, rectifié par jugement du 30 janvier 2012, le Tribunal de commerce de Rennes a :
- dit que le groupe Tiesa n'a pas fait montre d'abus de position dominante à l'égard de la société Bouhyer
- dit que la société Bouhyer n'a jamais été en situation de dépendance économique vis-à-vis du groupe Tiesa,
- dit qu'il y a lieu d'examiner séparément les relations commerciales entre la société Bouhyer et les sociétés Tiesa et Cesab,
- dit que la société Tiesa a rompu brutalement les relations commerciales établies avec la société Bouhyer mais sans commettre de faute,
- condamné la société Tiesa et la société Cesab à payer à la société Bouhyer la somme de 980 euros et débouté la société Bouhyer du surplus de sa demande,
- dit que la société Cesab a rompu brutalement les relations commerciales établies avec la société Bouhyer mais sans commettre de faute,
- débouté la société Bouhyer de toutes ses demandes formées à l'encontre de la société Cesab débouté les sociétés Tiesa et Cesab de leurs demandes reconventionnelles de dommages et intérêts formées à l'encontre de la société Bouhyer
- condamné la société Bouhyer à verser à chacune des sociétés Tiesa et Cesab la somme de 10 000 euros au titre de l'article 700 du Code de procédure civile, et débouté la société Bouhyer de sa demande.
Statuant sur l'appel interjeté le 13 février 2012 par la société Bouhyer par arrêt du 30 janvier 2014, la Cour d'appel de Paris a :
- réformé le jugement déféré sauf en ce qu'il a dit que les sociétés Tiesa et Cesab Carreli Elevatori ont rompu brutalement leurs relations avec la société Fonderie Bouhyer et en ce qu'il a débouté les sociétés Tiesa et Cesab Carreli Elevatori de leurs demandes reconventionnelles,
- dit que le préavis dont devait bénéficier la société Fonderie Bouhyer de la part des sociétés Tiesa et Cesab Carreli Elevatori est d'un an,
- condamné la société Tiesa à payer à la société Fonderie Bouhyer la somme de 2 361 164,36 euros au titre de la marge brute perdue,
- condamné la société Cesab Carreli Elevatori à payer à la société Fonderie Bouhyer la somme de 604 913,98euros au titre de la marge brute perdue,
- rejeté toute autre demande plus ample ou contraire,
- condamné solidairement les sociétés Tiesa et Cesab Carreli Elevatori à payer à la société Fonderie Bouhyer la somme de 10 000 euros au titre de l'article 700 du Code de procédure civile,
- condamné solidairement les sociétés Tiesa et Cesab Carreli Elevatori aux dépens qui seront recouvrés conformément aux dispositions de l'article 699 du Code de procédure civile.
Sur le pourvoi formé par les sociétés Tiesa et Cesab, la Cour de cassation a, par arrêt du 6 octobre 2015, cassé et annulé l'arrêt rendu le 30 janvier 2014 par la Cour d'appel de Paris, mais seulement en ce qu'il a dit que le préavis dont devait bénéficier la société Fonderie Bouhyer de la part des sociétés Tiesa et Cesab est de un an et condamné ces dernières à payer à la société Fonderie Bouhyer les sommes respectives de 2 361 164,36 euros et 604 913,98 euros au titre de la marge brute perdue, et a renvoyé la cause et les parties devant la Cour d'appel de Paris autrement composée.
LA COUR
Vu l'avis de saisine et les dernières conclusions signifiées le 29 septembre 2017 par lesquelles la société Fonderie GM Bouhyer appelante, demande à la cour, au visa des dispositions de l'article L. 442-6, I, 5° du Code de commerce de :
- réformer en toutes ses dispositions le jugement rendu le 12 janvier 2012 par le Tribunal de commerce de Rennes, sauf en ce qu'il a débouté les sociétés Toyota Industrial Equipment et Cesab Carreli Elevatori SpA de leurs demandes reconventionnelles,
en conséquence,
- condamner la société Toyota Industrial Equipment à payer à la société Fonderie Bouhyer la somme de 2 361 164,36 euros au titre de la marge perdue consécutivement à la rupture brutale de relations contractuelles établies, en application des dispositions de l'article L. 442-6, I, 5° du Code de commerce,
- condamner la société Cesab Carreli Elevatori SpA à payer à la société Fonderie Bouhyer la somme de 604 913,98 euros au titre de la marge perdue consécutivement à la rupture brutale de relations contractuelles établies, en application des dispositions de l'article L. 442-6, I, 5° du Code de commerce,
- condamner solidairement les sociétés Cesab Carreli Elevatori SpA et Toyota Industrial Equipment à payer à la société Fonderie Bouhyer la somme de 168 271,69 euros au titre des autres préjudices consécutifs à la rupture brutale de ses relations contractuelles avec ces sociétés,
- débouter les sociétés Cesab Carreli Elevatori SpA et Toyota Industrial Equipment de l'ensemble de leurs demandes, fins et conclusions,
- condamner solidairement les sociétés Cesab Carreli Elevatori SpA et Toyota Industrial Equipment à payer à la société Fonderie Bouhyer la somme de 25 000 euros au titre des dispositions de l'article 700 du Code de procédure civile, ainsi qu'aux entiers dépens ;
Vu les dernières conclusions signifiées le 12 octobre 2017 par lesquelles la société Toyota Material Handling Manufacturing France SAS (dénommée Toyota Industrial Equipment-Tiesa) et la société Toyota Material Handling Manufacturing Italy SpA (dénommée Cesab Carreli Elevatori SpA), intimées, demandent à la cour, au visa des dispositions des articles 122 du Code de procédure civile, 1351 du Code civil et L. 442-6, I, 5 du Code de commerce, et de l'arrêt de la Cour de cassation du 6 octobre 2015,
1. à titre liminaire, sur l'irrecevabilité de la demande formulée au titre des " autres préjudices " pour (168 271,69 euros) :
- constater que la demande de Bouhyer formulée au titre des " autres préjudices " (pour 168 271,69 euros) se heurte à l'autorité de la chose jugée attachée à l'arrêt de la Cour d'appel de Paris du 30 janvier 2014 confirmé, sur ce point par l'arrêt de cassation du 6 octobre 2015,
- en conséquence, déclarer Bouhyer irrecevable en sa demande,
2. à titre principal, sur la durée du préavis raisonnable :
- constater que Tiesa et Cesab sont deux sociétés distinctes et n'ayant pas agi de concert lors de leurs relations commerciales avec Bouhyer et de la fin des dites relations,
- constater que, au regard de la position de Bouhyer sur le marché des contrepoids et de l'affluence des commandes dont elle bénéficiait, et en considération des spécificités des relations commerciales existant, respectivement avec Tiesa et Cesab, un préavis court suffisait à Bouhyer pour se réorganiser,
- en conséquence, juger que Bouhyer aurait dû bénéficier d'un préavis de 2 mois, tant dans sa relation avec Tiesa, que dans sa relation avec Cesab,
- condamner Tiesa à régler à Bouhyer la somme de 314 106 euros,
- condamner Cesab à régler à Bouhyer la somme de 90 558 euros,
3. à titre subsidiaire, sur la durée du préavis devant être octroyé à Bouhyer et sur l'indemnisation en découlant :
- constater que Tiesa et Cesab sont deux sociétés distinctes et n'ayant pas agi de concert lors de leurs relations commerciales avec Bouhyer et de la fin des dites relations ;
- en conséquence, juger qu'un préavis raisonnable ne saurait être supérieur à 6 mois, tant pour la relation avec Tiesa, que pour la relation avec Cesab,
4. en tout état de cause :
- condamner Bouhyer à régler la somme de 30 000 euros à Tiesa et à régler la somme de 30 000 euros à Cesab, au titre de l'article 700 du Code de procédure civile, qui s'ajouteront aux sommes accordées au titre de l'article 700 du Code de procédure civile pour la première instance,
- condamner Bouhyer au paiement des entiers dépens, qui seront directement recouvrés par Maître, en application de l'article 699 du Code de procédure civile ;
SUR CE,
Sur la portée de la cassation
La Cour de cassation a, par arrêt du 6 octobre 2015, cassé et annulé l'arrêt rendu le 30 janvier 2014 par la Cour d'appel de Paris, mais seulement en ce qu'il a dit que le préavis dont devait bénéficier la société Bouhyer de la part des sociétés Tiesa et Cesab est de un an et condamné chacune d'elle à payer à la société Bouhyer une somme au titre de la perte de la marge brute.
La Cour de cassation a considéré, sur les 1er, 2e, 4e et 5e moyens réunis, que ce moyen n'était manifestement pas de nature à entraîner la cassation. Puis, examinant le 3e moyen pris en sa première branche et constatant que pour apprécier la durée du préavis, la cour d'appel avait pris en compte le chiffre d'affaires global généré par les société Tiesa et Cesab alors qu'elle avait pourtant relevé que les sociétés Tiesa et Cesab, bien qu'appartenant à un même groupe et ayant la même activité, étaient deux sociétés autonomes qui avaient entretenu avec la société Bouhyer des relations commerciales distinctes, la Cour de cassation a considéré qu'en se déterminant ainsi, la cour d'appel, qui n'avait pas constaté qu'elles avaient agi de concert, n'a pas donné de base légale à sa décision.
Il en ressort :
qu'il a notamment été définitivement jugé par la cour d'appel que :
- chacune des sociétés Tiesa et Cesab ont rompu de manière brutale les relations commerciales établies qu'elles entretenaient avec la société Bouhyer pendant 5 ans, du fait de l'absence d'octroi d'un préavis, non justifiée par des manquements graves,
- la demande d'indemnisation complémentaire à hauteur de 168 271,69 euros formée par la société Bouhyer au titre au titre des autres préjudices consécutifs à la rupture brutale de ses relations contractuelles avec ces sociétés est infondée,
- les demandes reconventionnelles en indemnisation des sociétés Tiesa et Cesab pour inexécutions contractuelles de la société Bouhyer sont également infondées,
qu'il reste à trancher dans la présente instance, la durée du préavis suffisant et l'indemnisation correspondante.
La société Bouhyer soutient que la cour d'appel de renvoi doit se prononcer sur l'existence ou non d'une action de concert pour fixer le " curseur " du préavis qui lui était dû tandis que les sociétés intimées considèrent que la première cour d'appel a déjà statué sur l'absence d'action concertée et qu'il n'appartient pas à la cour de renvoi d'analyser à nouveau si elles ont agi de concert.
Mais, la force de la chose jugée des parties de la décision non attaquées par le pourvoi ne s'applique qu'aux chefs de la demande et non aux simples moyens. Par suite, la cour de renvoi étant saisie de l'appréciation de la durée du préavis et la société Bouhyer soutenant à cet égard qu'il y a lieu de prendre en compte le chiffre d'affaires global généré par les deux sociétés du fait de l'existence d'une action concertée, il y a lieu d'examiner ce moyen sans que les sociétés intimées puissent invoquer l'autorité de la chose jugée le concernant.
Sur la durée du préavis suffisant
L'article L. 442-6, I, 5° du Code de commerce dispose qu'engage sa responsabilité et s'oblige à réparer le préjudice causé, celui qui rompt brutalement une relation commerciale établie, sans préavis tenant compte de la durée de la relation commerciale.
La société Bouhyer soutient en substance que les sociétés Tiesa et Cesab ayant agi de concert, il convient de prendre en compte le chiffre d'affaires global généré par les deux sociétés qui atteint plus de 10 % de son chiffre d'affaires total. Elle considère qu'eu égard à l'ancienneté de la relation commerciale, de sa réelle dépendance économique envers les intimées, de la spécificité du secteur et des produits fabriqués se traduisant par des investissements humains et matériels spécialement affectés à la fabrication pour le compte de ces deux sociétés, du temps nécessaire pour retrouver un client équivalent dans ce secteur d'activité, elle est fondée à solliciter l'application d'un préavis d'un an.
Les sociétés intimées répliquent essentiellement que la preuve d'une action concertée n'est pas rapportée et que la durée d'un an de préavis est exagérée au regard des circonstances de l'espèce. Elles soulignent la spécificité du marché (évolution rapide, commandes à très court terme), l'absence de dépendance économique du fait de la faible importance du volume d'affaires réalisé avec elles, (chiffre d'affaires moyen de 1,8 % et 5 %, respectivement avec Cesab et Tiesa et même en additionnant ces deux chiffres d'affaires ou en retenant un chiffre d'affaires total de 10 %), l'augmentation régulière du chiffre d'affaires après la rupture de 2010 à 2012, l'absence d'exclusivité, de notoriété des produits, d'investissements et de réorganisation nécessaire en raison du chiffre d'affaires réalisé, du marché fluctuant, de l'absence de spécificité des outils utilisés et de la fonte qui est un composant pouvant être indéfiniment fusionné et utilisable pour d'autres commandes et de la position quasi-monopolistique sur le marché des contrepoids en fonte de la société Bouhyer. Elles affirment que la durée nécessaire à l'auteur de la rupture pour trouver un nouveau partenaire commercial ne correspond pas à celle dont la victime a besoin pour se réorganiser. En conséquence, elles considèrent qu'un préavis de deux mois est suffisant et subsidiairement, qu'il ne peut être supérieur à six mois.
Sur l'action de concert
La société Bouhyer relève un faisceau d'indices qui, au-delà des seuls flux financiers et capitalistiques existant entre les sociétés du Groupe Toyota, permettent d'identifier des politiques communes. Elle se réfère plus particulièrement au développement d'une politique environnementale et de communication commune par les sociétés du groupe Toyota qui dictent leur politique d'achat, à une présentation commune sur les plaquettes et sites internet des produits du groupe Toyota faisant référence sans distinction aux trois sites de production des engins de manutentions (le site internet de la société Cesab indique avoir rejoint la division " Toyota Material Handling " du groupe Toyota Industries en 2000), à une présentation sur le site internet de la société Toyota Material Handling des sites de Cesab (Italie) et Tiesa (Ancenis) comme deux usines du groupe Toyota, sans précision complémentaire, au développement de services communs et à une politique d'achat commune par l'exigence d'une certification environnementale spécifique qui génère de nouvelles contraintes de production communes à ces deux donneurs d'ordre, à une politique de recherche-développement commune des deux en amont de la production, aux remerciements du PDG de la société Tiesa à l'occasion de la présentation d'un nouveau chariot élévateur, à " l'ensemble des salariés pour l'important travail réalisé, en collaboration avec la Recherche et Développement de Bologne, en Italie ", leur précisant que " cela permettra à la société Tiesa d'être la seule usine du groupe à nouvelle technologie et d'être présent sur ce segment du marché ", aux politiques d'achat des sites des sociétés Tiesa et Cesab dictées et contrôlées par deux vice-présidents de la société TMHE ce qui prouve que cette politique ne peut qu'être commune aux deux entités du Groupe Toyota. Enfin, la société Bouhyer excipe de la quasi-concomitance de la rupture des relations commerciales ainsi que des conditions de cette rupture qui ne feraient que confirmer qu'elles ont été dictées par une politique de groupe, visant à une réduction des coûts de fabrication, notamment en substituant à la société Bouhyer un opérateur chinois pour la réalisation des contrepoids.
Les sociétés intimées répliquent, en substance, qu'il ressort de l'arrêt de la Cour de cassation que le seul fait d'appartenir à un même groupe et d'avoir la même activité, ne suffit pas à démontrer l'action concertée et qu'il appartient à la partie contestant l'autonomie d'une personne morale de démontrer le lien que celle-ci entretient avec une autre et leur communauté de décision. Elles considèrent que la similitude des situations (identité des produits, appartenance à un même groupe), ne peut permettre d'en déduire l'existence d'une action de concert. Elles ajoutent qu'il n'existe aucune action concertée au regard de l'origine des sociétés (Tiesa et Cesab ne sont soumises ni au même droit, ni immatriculées dans le même pays). Elles relèvent l'absence de concomitance des débuts et fins des relations commerciales, l'absence de confusion des correspondances et interlocuteurs, l'indépendance des réunions de travail, l'indépendance des demandes de prix, des livraisons, des bons de commandes et de la facturation et l'absence de confusion de la notification de la fin des relations. Elles estiment qu'une politique de communication et environnementale commune au sein du groupe Toyota ne caractérise pas une action concertée de leur part, qu'il est courant et habituel que des filiales adoptent des règles d'harmonisation décidées par le groupe, notamment par cohérence pour les valeurs et l'image qu'il véhicule, que des règles communes ne remettent pas, pour autant, en cause l'autonomie des personnes morales constituant le groupe et ne sauraient laisser penser aux cocontractants que toutes les filiales du groupe, agissant de concert, ne sont qu'une seule et même entité. En conséquence, elles affirment que le faisceau d'indices invoqué par l'appelante ne permet pas de caractériser une action concertée de leur part et que dès lors, les deux ruptures des relations devront être appréciées séparément.
Il ne peut être déduit de la seule appartenance à un même groupe de deux sociétés ayant la même activité, et par suite de leur adoption de politiques communes, une action concertée dans la rupture de relations commerciales entretenues avec un fournisseur dès lors qu'il s'agit de deux sociétés autonomes ayant entretenu avec la société Bouhyer des relations commerciales distinctes par des contrats, demandes de prix, bons de commandes, livraisons, facturations, correspondances distincts et les ayant rompues individuellement. L'exigence commune d'une certification environnementale spécifique et le fait qu'elles aient, de façon quasi concomitante, entamé puis mis fin aux relations commerciales dans des conditions identiques (absence de préavis) ne constituent pas des éléments suffisants à établir une action concertée entre elles.
Par suite, pour apprécier la durée du préavis suffisant et notamment l'état de dépendance de la société Bouhyer il n'y a pas lieu de prendre en compte le chiffre d'affaires global généré par les deux sociétés.
Sur le préavis suffisant
La durée du préavis à accorder dépend du temps nécessaire au partenaire évincé pour réorienter son activité et trouver éventuellement de nouveaux partenaires. Elle doit être appréciée au regard de la durée de la relation commerciale établie et des usages en matière commerciale, mais également de toutes les circonstances qui rendent difficiles la reconversion de la victime, à savoir principalement son degré de dépendance à l'égard de l'auteur de la rupture, entendu comme la part de son chiffre d'affaires réalisée avec lui (qui peut par exemple résulter de relations d'exclusivité), la difficulté à trouver un autre partenaire sur le marché de rang équivalent (notoriété du produit échangé, caractère difficilement substituable), les caractéristiques du marché en cause, les obstacles à une reconversion (en terme de délais et de coûts d'entrée dans une nouvelle relation) et l'importance des investissements effectués dédiés à la relation, non amortis et non récupérables. Ces critères doivent être appréciés au moment de la rupture.
La société Tiesa
La société Bouhyer soutient qu'elle était en relation de dépendance économique avec la société Tiesa.
Or, il ressort des pièces produites par la société Bouhyer qu'entre 2004 et 2009, elle a réalisé avec la société Tiesa un chiffre d'affaires moyen représentant 5,17 % de son chiffre d'affaires total. Même en ne prenant en compte, comme préconisé par la société Bouhyer que les chiffres d'affaires des seules années 2007 et 2008 qualifiées de " révélatrices de la réalité de l'activité " par l'appelante, des " volumes significatifs " étant alors atteints, le chiffre d'affaires annuel moyen généré par cette activité ressort à 7,95 % de son chiffre d'affaires total, de sorte que quelque soient les années prises en compte, et étant relevé qu'aucun accord d'exclusivité ne liait les parties, aucune situation de dépendance économique n'est caractérisée.
Compte tenu de l'ensemble de ces éléments et notamment de la durée des relations commerciales entre les parties de 5 ans, du chiffre d'affaires annuel moyen généré par cette activité, de la part de ce chiffre d'affaires dans le chiffre d'affaires total, de l'augmentation du chiffre d'affaires sur les deux dernières années pleines (2007 et 2008), de l'absence de dépendance économique, du secteur d'activité concerné, de la faible technicité du produit (contrepoids en fonte), de l'absence de démonstration de l'existence d'investissement spécifiques pour sa fourniture à la société Tiesa la cour estime qu'un préavis de 4 mois était suffisant pour permettre à la société Bouhyer de trouver une solution de remplacement.
La société Cesab
La société Bouhyer soutient qu'elle était en relation de dépendance économique avec la société Cesab. Mais, réalisant un chiffre d'affaires annuel moyen avec la société Cesab non contesté, de 1 373 244 euros correspondant à 1,78 % de son chiffre d'affaires total (2,05 % sur les seules années 2007 et 2008), et étant observé qu'aucun accord d'exclusivité ne liait les parties, elle ne peut valablement invoquer une quelconque dépendance économique.
Compte tenu de la durée des relations commerciales entre les parties de 5 ans, du chiffre d'affaires moyen généré durant cette période à hauteur, non contestée, de 1 032 234 euros, de la part de ce chiffre d'affaires dans le chiffre d'affaires total, de l'augmentation, admise par l'intimée, de ce chiffre d'affaires sur les deux dernières années pleines, de l'absence de dépendance économique, du secteur d'activité concerné, de la faible technicité du produit (contrepoids en fonte), de l'absence de démonstration de l'existence d'investissement spécifiques pour sa fourniture à la société Cesab la cour estime qu'un préavis de 4 mois était suffisant pour permettre à la société Bouhyer de trouver une solution de remplacement.
Sur l'indemnité de préavis La société Tiesa
La société Bouhyer sollicite au titre de l'indemnité de préavis la somme de 2 361 164,36 euros correspondant à la perte de marge brute qu'elle calcule en appliquant au chiffre d'affaires moyen réalisé en 2007 et 2008, années révélatrices de la réalité de l'activité, à hauteur de 5 360 191,50 euros, un taux de marge brute moyen sur ces deux années de 44,05 %. Elle précise qu'étant dans l'incapacité de déterminer un taux de marge brute spécifique aux fabrications concernant les sociétés intimées, il s'agit d'un taux de marge brute général. Elle fait valoir que la seule raison pour laquelle la marge brute peut paraître élevée, tient à la particularité du marché du secteur, en présence d'une activité industrielle dans laquelle les coûts les plus importants sont impactés de la marge brute (coûts de personnel, énergie, usinage, amortissements).
La société Tiesa réplique qu'un doute subsiste sur le taux de la marge brute retenue par l'appelante puisque ces chiffres ne correspondent pas exactement aux années qu'elle vise. Elle se réfère à la pièce adverse n° 25.5 qui montre que la marge de 44,23 % apparaît dans un état de synthèse pour la période du 1er février 2007 au 31 janvier 2008. Elle estime alors que ces chiffres sont contestables puisque la date de clôture de l'exercice social de l'appelante est le 31 décembre. Elle ajoute que le chiffre retenu pour 2008 est celui reproduit dans un état pour la période du 1er février 2008 au 31 décembre 2009. Elle considère en outre qu'il convient de retenir la moyenne des chiffres d'affaires des trois dernières années et non de deux années choisies parmi d'autres.
Il est constant que le préjudice résultant du caractère brutal de la rupture, est constitué par la perte de la marge dont la victime pouvait escompter bénéficier pendant la durée du préavis qui aurait dû lui être accordé. La référence à retenir est la marge sur coûts variables, définie comme la différence entre le chiffre d'affaires dont la victime a été privée sous déduction des charges qui n'ont pas été supportées du fait de la baisse d'activité résultant de la rupture. Le calcul consiste donc à déterminer la moyenne mensuelle de la marge sur coûts variables sur les deux ou trois exercices précédant la rupture, les années à retenir pouvant parfois être discutées, certaines pouvant être atypiques, et à multiplier le montant obtenu par le nombre de mois de préavis dont aurait dû bénéficier la victime de la rupture.
Les éléments versés aux débats par la société Bouhyer consistent notamment dans les comptes de résultat et les Grands livres auxiliaires de la société pour les exercices 2004 à 2009 La société Tiesa ne conteste pas les chiffres d'affaires qui y figurent mais demande de retenir le chiffre d'affaires réalisé durant les 36 mois précédant la rupture, soit 3 mois en 2006, 12 mois en 2007 et 2008 et 9 mois en 2009.
Or, il y a lieu de retenir les deux années d'exercice plein de l'activité, soit 2007 et 2008, l'année 2009 étant incomplète du fait de la rupture et l'année 2006 trop ancienne. Il ressort des éléments comptables et il n'est pas contesté que le chiffre d'affaires moyen pour ces années ressort à 5 360 191,50 euros.
Pour justifier du taux de marge brute globale et générale qu'elle invoque, la société Bouhyer produit les états de synthèse au 31 décembre 2006 et au 31 janvier de chacune des années 2007 à 2009 lesquels détaillent les différentes marges (commerciales, consommation fontes, de production...) par postes (achats, vente, production, sous-traitance, stocks, coût de transport...) et font apparaître un taux moyen de marge brute globale et générale pour les années 2007 et 2008 de l'ordre de 44,05 %.
Compte tenu de l'ensemble de ces éléments, la cour est en mesure d'évaluer à 35 % le taux moyen de la marge sur coûts variables pour les années 2007 et 2008 retenues. Il y a donc lieu de condamner la société Tiesa à lui payer la somme de 625 355,67 euros (5 360 191,50 euros x 35 %/12 x 4).
La société Cesab
Au vu des éléments versés aux débats par la société Bouhyer (comptes de résultat, Grands livres auxiliaires, États de synthèse) de la société pour les exercices 2004 à 2009, non contestés utilement par la société Cesab il y a lieu de retenir pour les mêmes motifs que ceux exposés ci-dessus les deux années d'exercice plein de l'activité, soit 2007 et 2008 qui font ressortir un chiffre d'affaires moyen de 1 373 244 euros et un taux moyen de marge sur coûts variables pour ces années de 35 %. Il y a donc lieu de condamner la société Cesab à payer la somme de 160 211, 80 euros (1 373 244 euros x 35 % /12 x 4).
Sur les autres préjudices subis du fait de la violation de l'article L. 442-6, I, 5° du Code de commerce
La société Bouhyer indique que sa demande d'indemnisation complémentaire porte sur les autres préjudices qu'elle a subis du fait de la rupture brutale successive des relations contractuelles. Elle sollicite la condamnation solidaire des sociétés Cesab et Toyota Industrial Equipment dans la mesure où les préjudices subis à hauteur de 168 271,69 euros sont consécutifs aux investissements réalisés par elle dans le cadre des besoins et exigences communs à ces deux sociétés pour la fabrication de leurs contrepoids. L'appelante estime qu'il en est ainsi :
- des stocks de produits et d'encours exclusivement rattachés à cette fabrication, et dont la société appelante a dû procéder à la destruction, s'évaluant à la somme de 50 731,69 euros.
- des immobilisations exclusivement rattachées à cette fabrication et la société appelante n'a pas pu terminer l'amortissement, d'une valeur comptable au 31 décembre 2009 de 25 621 euros.
- des matériels non amortissables et spécifiquement affectés à cette fabrication, évalués à la somme de 35 112 euros.
- du coût du chômage technique auquel elle a dû avoir recours consécutivement à la rupture de ses relations commerciales avec les sociétés Cesab et Toyota, s'élevant à 56 807 euros.
Sur l'exception d'irrecevabilité de ses demandes du fait de l'autorité de la chose jugée soulevée par les intimées, la société Bouhyer ne fait valoir aucune observation.
Les sociétés intimées rappellent, à titre liminaire, que sont revêtues de la force de chose jugée les décisions définitives mais également les dispositions d'un arrêt partiellement cassé qui ne font pas l'objet de la cassation et qu'en vertu de l'article 638 du Code de procédure civile, après une cassation partielle, les chefs non atteints par la cassation ne sont pas à nouveau jugés en fait et en droit par la juridiction de renvoi. Elles soutiennent donc que la sanction de la présentation, devant la cour d'appel de renvoi, de demandes sur lesquelles la première cour d'appel avait statué et qui n'ont pas été cassées par la haute Cour, est l'irrecevabilité de ces demandes. Elles en concluent que la demande de condamnation solidaire des sociétés Tiesa et Cesab au règlement de la somme de 168 271,96 euros au titre des autres préjudices consécutifs à la rupture brutale de ses relations contractuelles avec ces sociétés, ayant été rejetée par la cour d'appel dans son arrêt du 30 janvier 2014 qui est revêtu de l'autorité de la chose jugée, doit être déclarée irrecevable.
Il est constant que par arrêt du 30 janvier 2014, la cour d'appel a rejeté la demande complémentaire de 168 271,69 euros formée par la société Bouhyer et que par arrêt du la Cour de cassation a cassé et annulé l'arrêt seulement en ce qu'il a dit que le préavis dont devait bénéficier la société Fonderie Bouhyer de la part des sociétés Tiesa et Cesab est de un an et condamné ces dernières à payer à la société Fonderie Bouhyer les sommes respectives de 2 361 164,36 euros et 604 913,98 euros au titre de la marge brute perdue. Par suite, du fait de l'autorité de la chose définitivement jugée qui s'attache à l'arrêt du 30 janvier 2014 en ce qu'il a rejeté la demande complémentaire formée par la société Bouhyer la demande complémentaire formée dans des termes identiques par la société Bouhyer est irrecevable.
Sur les dépens et les demandes formées au titre de l'article 700 du Code de procédure civile
Les sociétés intimées qui succombent essentiellement, supporteront in solidum la charge des dépens de la présente procédure d'appel et devront verser in solidum à la société Bouhyer la somme de 10 000 euros au titre de l'article 700 du Code de procédure civile.
Par ces motifs, LA COUR, Statuant sur renvoi après cassation partielle, infirme le jugement entrepris en ce qu'il a débouté la société Bouhyer de ses demandes d'indemnisation pour défaut de préavis suffisant ; statuant à nouveau, fixe à 4 mois le délai de préavis qui aurait dû être accordé par chacune des sociétés Tiesa et Cesab ; en conséquence, condamne la société Toyota Material Handling Manufacturing France anciennement dénommée Toyota Industrial Equipment (Tiesa) à verser à la société Bouhyer la somme de 625 355,67 euros en réparation du préjudice subi du fait de la rupture brutale des relations commerciales établies ; condamne la société Toyota Material Handling Manufacturing Italy anciennement dénommée Cesab Carreli Elevatori à verser à la société Bouhyer la somme de 160 211, 80 euros en réparation du préjudice subi du fait de la rupture brutale des relations commerciales établies ; condamne in solidum la société Toyota Material Handling Manufacturing France anciennement dénommée Toyota Industrial Equipment (Tiesa) et la société Toyota Material Handling Manufacturing Italy anciennement dénommée Cesab Carreli Elevatori aux dépens de la présente procédure d'appel ; condamne in solidum la société Toyota Material Handling Manufacturing France anciennement dénommée Toyota Industrial Equipment (Tiesa) et la société Toyota Material Handling Manufacturing Italy anciennement dénommée Cesab Carreli Elevatori à verser à la société Bouhyer la somme de 10 000 euros au titre de l'article 700 du Code de procédure civile.