CA Paris, Pôle 1 ch. 2, 11 janvier 2018, n° 16-22915
PARIS
Arrêt
Infirmation
PARTIES
Demandeur :
Les Laboratoires Servier (SAS)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. Chevalier
Conseillers :
Mmes Bodard Hermant, Dellelis
Avocats :
Mes Guizard, Carrere, Joseph
Exposé du litige
Estimant qu'elle présentait une pathologie en lien avec la prise du médicament Médiator, Mme Idrissi B. épouse M. a assigné la société Les laboratoires Servier, qui avait commercialisé ce médicament, devant le juge des référés du Tribunal de grande instance de Nanterre afin qu'une expertise médicale soit ordonnée sur le fondement de l'article 145 du Code de procédure civile.
Il a été fait droit à sa demande par ordonnance du 11 décembre 2013. Le professeur André F., désigné pour effectuer cette expertise, a déposé son rapport le 31 mars 2014.
Par acte du 17 juin 2014, Mme M. a fait assigner la SAS Les laboratoires Servier devant le juge des référés du Tribunal de grande instance de Nanterre en paiement d'une provision sur dommages de 100 000 euros ainsi que de la somme de 5 000 euros en application de l'article 700 du Code de procédure civile.
Au soutien de ses demandes, Mme M. a fait valoir que le rapport d'expertise retient un lien de causalité plausible entre la prise de Médiator et l'atteinte de la valve mitrale dont elle souffre, de sorte que l'existence d'une obligation à la charge de la société Les Laboratoires Servier n'est pas sérieusement contestable à la fois au regard de la défectuosité du médicament, clairement retenue par la cour d'appel de Versailles et de l'existence du lien de causalité.
Par ordonnance rendue le 1er septembre 2014, le juge des référés a condamné la SAS Les laboratoires Servier à payer à Mme M. la somme de 35 000 euros à titre de provision sur dommage et celle de 2 000 euros en application de l'article 700 du Code de procédure civile.
Le premier juge a fondé cette décision sur les motifs suivants : l'expert judiciaire a estimé que le lien de causalité entre la fuite apparue sur la valve mitrale de l'intéressée et la prise de Médiator était vraisemblable voire certain et que la part du déficit fonctionnel imputable à ce médicament pouvait être évaluée à 50 % ; ce lien de causalité, nonobstant la discussion sur la défectuosité du produit, entraîne pour la SAS Les Laboratoires Servier l'obligation de réparer le dommage causé par le produit qu'elle a commercialisé.
Le 10 septembre 2014, la SAS Les Laboratoires Servier a fait appel de cette ordonnance.
Par arrêt du 9 avril 2015, la cour d'appel de Versailles a confirmé l'ordonnance de référé en toutes ses dispositions, sauf à réduire à la somme de 25 000 euros la provision sur dommage mise à la charge de la société Les Laboratoires Servier et a condamné cette dernière au paiement d'une somme de 3 000 euros en application de l'article 700 du Code de procédure civile ainsi qu'à supporter les dépens.
Par arrêt du 29 juin 2016, la 1ère chambre civile de la Cour de cassation a cassé la décision rendue par la Cour d'appel de Versailles uniquement en ce qu'elle a condamné la société Les Laboratoires Servier à payer à Mme M. la somme de 25 000 euros à titre de provision à valoir sur la réparation de son dommage et a renvoyé la cause et les parties, dans l'état où elles se trouvaient avant ledit arrêt, devant la Cour d'appel de Paris.
La Cour de cassation a fondé sa décision sur les motifs suivants :
- en vertu de l'article 1386-11 du Code civil, le producteur est responsable de plein droit du dommage causé par le défaut de son produit à moins qu'il ne prouve, selon le 4°, que l'état des connaissances scientifiques et techniques, au moment où il a mis le produit en circulation, n'a pas permis de déceler l'existence du défaut ; il résulte de l'article 809, alinéa 2, du Code de procédure civile que le juge des référés ne peut ordonner l'exécution de l'obligation que dans le cas où l'existence de celle-ci n'est pas sérieusement contestable ; l'invocation d'une cause d'exonération de responsabilité constitue une contestation dont le sérieux doit être examiné par le juge des référés sans que puisse être exigée l'évidence de la réunion des conditions de l'exonération :
- pour accorder une provision à Mme M. après avoir écarté cette cause d'exonération de responsabilité invoquée par la société, l'arrêt relève que, dès 1993, la société savait que le Mediator se métabolise en norfenfluramine dont la toxicité a justifié, en 1997, le retrait de toutes les amphétamines produites par elle, puis la mise sous surveillance du Mediator dans d'autres pays européens en raison de l'implication possible de la norfenfluramine dans les valvulopathies cardiaques, que cette société à laquelle incombe la preuve de la cause d'exonération, n'oppose pas d'éléments sérieux permettant de considérer que le défaut n'avait pas été décelé à la date à laquelle le médicament avait été prescrit à Mme M. et que son affirmation selon laquelle le très faible nombre de cas rapportés n'a pas permis la mise en évidence d'un signal significatif, justifiant le retrait du médicament ou la modification des informations à destination des professionnels de santé ou du public, ne suffit pas à établir avec suffisamment de vraisemblance l'existence d'une cause d'exonération ;
- en statuant ainsi, alors que la société faisait valoir que, avant novembre 2009, l'existence d'un risque cardiotoxique n'était pas avéré et versait aux débats, à l'appui de sa contestation, certaines études scientifiques en ce sens ainsi que des documents diffusés par l'Agence française de sécurité sanitaire des produits de santé, en 2009 et 2011, la cour d'appel a tranché une contestation sérieuse relative à l'établissement d'une cause d'exonération de responsabilité et violé les textes susvisés.
Par déclaration du 19 octobre 2016, la SAS Les laboratoires Servier a saisi la Cour d'appel de Paris.
Au terme de ses dernières conclusions communiquées par voie électronique le 12 janvier 2017, la société Les laboratoires Servier demande à la cour, sur le fondement des articles 1245 et suivants du Code civil et 809, alinéa 2, du Code de procédure civile, de :
- la dire recevable et bien fondée en son appel ;
y faisant droit,
- infirmer la décision déférée en ce qu'elle l'a condamnée au paiement, à Mme M., d'une provision sur dommage de 35 000 et d'une somme de 2 000 au titre de l'article 700 du Code de procédure civile ;
statuant à nouveau,
- dire que la demande de provision se heurte à l'existence de contestations sérieuses ;
- débouter en conséquence Mme M. de l'ensemble de ses réclamations ;
- dire que Mme M. devra lui restituer la somme de 37 000 euros qui lui a été versée au titre de l'exécution provisoire de l'ordonnance déférée ;
en tant que de besoin,
- condamner Mme M. au paiement de la somme de 37 000 euros avec intérêts de droit à compter de la décision à intervenir ;
- confirmer la décision querellée en ce qu'elle a débouté Mme M. de sa demande de provision ad litem ;
- débouter Mme M. de sa demande en application de l'article 700 du Code de procédure civile ;
- dire que les dépens de première instance et d'appel seront laissés à la charge du Trésor.
La SAS Les Laboratoires Servier a fait soutenir en substance que les demandes de Mme M. se heurtait à des contestations sérieuses, tant en ce qui concerne le caractère défectueux du produit que sa responsabilité.
Mme Idrissi B. épouse M. a constitué avocat mais n'a pas conclu.
Conformément aux dispositions de l'article 634 du Code de procédure civile, il convient de se référer aux moyens et prétentions qu'elle avait soumis à la cour de Versailles pour autant qu'ils se rapportent à la partie de l'arrêt rendu par celle-ci ayant été cassée.
Aux termes de ses dernières conclusions reçues au greffe de la cour de Versailles le 26 janvier 2015, auxquelles il convient de se reporter pour un exposé détaillé des moyens et des arguments soulevés, Mme M. demandait à la cour de :
- dire qu'il existe un lien de causalité direct et certain entre la prise de Médiator et l'insuffisance aortique qu'elle a développée,
- dire que le Médiator est un produit défectueux,
- dire l'obligation incombant à la société Les Laboratoires Servier, découlant de la commercialisation du produit défectueux, non sérieusement contestable,
- confirmer l'ordonnance en ce qu'elle a alloué une provision pour frais d'instance,
- porter le montant de cette provision à la somme de 100 000 euros et condamner les Laboratoires Servier à paiement.
Mme M. exposait que le Médiator constitue bien un produit défectueux au sens de l'article 1386-4 du Code civil, comme l'a déjà retenu cette cour dans plusieurs décisions et que, en l'espèce, l'expert relève le lien de causalité hautement probable entre la prise du Médiator et la pathologie dont elle souffre.
Il est renvoyé aux conclusions des parties pour la connaissance des moyens et des arguments exposés au soutien de leurs réclamations, conformément à l'article 455 du Code de procédure civile.
SUR CE LA COUR
Selon l'article 809, alinéa 2, du Code de procédure civile, le juge des référés du tribunal de grande instance peut accorder une provision au créancier lorsque l'existence de l'obligation n'est pas sérieusement contestable.
Ainsi que Mme M. l'a fait valoir, le Mediator peut, avec l'évidence requise en référé, être considéré comme un produit défectueux au sens de l'article 1386-4 du Code civil en ce qu'il n'offre pas la sécurité à laquelle on peut légitimement s'attendre, en raison du déséquilibre défavorable avantage/risque démontré par les études réalisées et sanctionné par le retrait du marché, mais également l'absence totale d'information figurant sur les notices accompagnant le produit tel que distribué au patient et même au Résumé des Caractéristiques du Produit (RCP) disponible au dictionnaire Vidal pour 2009, année de son retrait, sur le risque, même présenté comme exceptionnel, d'apparition d'une hypertension artérielle pulmonaire (HTAP) ou d'une valvulopathie.
Conformément à l'article 1386-9 du Code civil, le demandeur doit prouver le dommage, le défaut et le lien de causalité entre le défaut et le dommage.
Il ressort des conclusions du rapport d'expertise du professeur André F. les éléments suivants :
- Mme M. a pris de façon certaine du Médiator de fin octobre 2002 à fin novembre 2009, la prescription étant intervenue dans le cadre d'un diabète déséquilibré et d'une obésité morbide ;
- une fuite mitrale a été constatée en septembre 2003, 17 mois après le début du traitement par Médiator ;
- en 2010, un double remplacement valvulaire a été effectué ;
- le Médiator a eu un rôle déterminant sur les lésions touchant la valve mitrale, " très vraisemblable voire certain " (selon l'expert), même si son rôle n'a pas été exclusif car il s'est ajouté aux effets facilitateur de la radiothérapie et de la chimiothérapie subies par Mme M. ;
- il n'est pas possible de quantifier la responsabilité de la radiothérapie et celle du Médiator sur la valve mitrale, de sorte qu'un partage de 50/50 peut être proposé.
Selon l'article 1386-11 du Code civil, le producteur d'un produit défectueux est responsable de plein droit à moins qu'il ne prouve, notamment, que l'état des connaissances scientifiques et techniques au moment où il a mis le produit en circulation n'a pas permis de déceler l'existence du défaut.
La SAS Les Laboratoires Servier soutient que, avant novembre 2009, l'existence d'un risque cardiotoxique n'était pas avérée et elle produit aux débats plusieurs études scientifiques en ce sens ainsi que des documents diffusés par l'Agence française de sécurité sanitaire des produits de santé en 2009 et 2011.
Ces éléments communiqués par la SAS Les Laboratoires Servier confèrent à son argumentation en défense les caractères d'une contestation sérieuse, de sorte que, en l'état, son obligation à indemniser le préjudice subi par Mme M. ne peut être tenue pour dépourvue de contestation sérieuse.
L'ordonnance rendue le 1er septembre 2014 par le juge des référés du Tribunal de grande instance de Nanterre sera donc infirmée en toutes ses dispositions et, statuant à nouveau, il sera dit n'y avoir lieu à référé sur les demandes de Mme M..
Le présent arrêt constituant le titre ouvrant droit à la restitution des sommes versées en exécution de l'ordonnance infirmée, il sera dit n'y avoir lieu à référé sur les demandes de restitution et condamnation à paiement de la SAS Les Laboratoires Servier.
Mme M., dont les demandes ont été rejetées, devra supporter les dépens de première instance et d'appel, conformément à l'article 696 du Code de procédure civile.
L'équité ne commande pas de faire application des dispositions de l'article 700 du Code de procédure civile.
Par ces motifs, infirme l'ordonnance rendue le 1er septembre 2014 par le juge des référés du Tribunal de grande instance de Nanterre en toutes ses dispositions ; Statuant à nouveau, dit n'y avoir lieu à référé sur les demandes de Mme M. ; dit n'y avoir lieu à référé sur les demandes de la SAS Les Laboratoires Servier en restitution des sommes versées en exécution de cette ordonnance et en condamnation de Mme M. en paiement de ces sommes ; condamne Mme M. aux dépens de première instance et d'appel ; dit n'y avoir lieu à l'application de l'article 700 du Code de procédure civile.