CA Rennes, 3e ch. com., 23 janvier 2018, n° 15-06101
RENNES
Arrêt
Infirmation partielle
PARTIES
Demandeur :
Fichier Online (SARL)
Défendeur :
Les Editions de Chabassol (SAS)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. Calloch
Conseillers :
Mmes André, Jeorger le Gac
Avocats :
Mes Lamon, George, Salvia, Leonelli
La SAS Editions de Chabassol édite et publie chaque année un annuaire professionnel, " l'Annuaire Dentaire ".
Elle a employé M. Arnaud W. de 2003 à 2010 en qualité d'attaché commercial en charge des espaces publicitaires de l'Annuaire Dentaire et de l'Annuaire du Nautisme ; à l'occasion de la cession d'une branche d'activité, le contrat de travail de M. W. a été transféré au cessionnaire, qui en 2011 y a mis fin.
M. W. a créé la SARL Fichier Online.
La société Editions de Chabassol a été avisée par des clients que la société créée par M. Wimille se livrait à du démarchage auprès d'eux et en septembre 2012, la société EDP Santé l'a informée de sa décision de résilier la licence d'usage du fichier de l'Annuaire Dentaire dont elle disposait pour diffuser sa publication Dentoscope.
Par l'intermédiaire d'un tiers, la société Editions de Chabassol a acquis auprès de la société Fichier Online le fichier dentaire de la région Ile de France pour s'apercevoir que les deux documents étaient similaires, tant dans l'usage des clefs attribuées à chaque praticien que dans les coquilles y étant reproduites.
Après une vaine mise en demeure, la société Editions de Chabassol, par acte du 27 décembre 2013 a assigné la société Fichier Online devant le Tribunal de commerce de Nantes, afin de voir dire qu'elle s'est appropriée son fichier de manière frauduleuse, s'est rendue coupable de concurrence déloyale, et lui voir ordonner de cesser de l'utiliser ou de le commercialiser, avec publication de la décision et paiement de la somme de 150 000 euros de dommages et intérêts.
La société Fichier Online a contesté avoir reproduit le fichier de la société Editions de Chabassol et soutenu avoir rassemblé des documents au demeurant publics par l'intermédiaire d'une société créée à cette fin au Maroc, moyennant un coût compétitif.
Par jugement du 02 juillet 2015, le Tribunal de commerce de Nantes a :
reçu la demande de la société Editions de Chabassol et déclaré celle-ci partiellement bien fondée,
jugé que la société Fichier Online s'est appropriée frauduleusement le fichier de la société Les Editions de Chabassol et s'est ainsi rendue coupable de concurrence déloyale et parasitaire,
ordonné à la société Fichier Online de cesser l'utilisation, la location, la commercialisation ou la diffusion, sous quelque forme que ce soit, de tout fichier intégrant des données issues du fichier de la société Editions de Chabassol, et ce, sous astreinte de 500 euros par infraction constatée à compter de la signification du jugement, le tribunal se réservant la liquidation de l'astreinte,
condamné la société Fichier Online à payer à la société Les Editions de Chabassol la somme de 30 000 euros de dommages et intérêts,
ordonné la publication dans trois journaux ou revues au choix de la société Les Editions de Chabassol et aux frais exclusifs de la société Fichier Online sans que le coût total puisse excéder 5 000 euros HT,
dit n'y avoir lieu à exécution provisoire, condamné la société Fichier Online à payer à la société Editions de Chabassol la somme de 2 000 euros sur le fondement des dispositions de l'article 700 du Code de procédure civile,
rejeté les autres demandes de la société Editions de Chabassol, condamné la société Fichier Online aux dépens et liquidé les frais de greffe.
Appelante de ce jugement, la société Fichier Online, par conclusions du 23 février 2016, a contesté qu'il soit démontré que les deux fichiers de comparaison soient son fichier acquis par le tiers et celui de la société Editions de Chabassol. Elle a conclu au caractère déloyal de l'obtention de son fichier et a sollicité que la Cour :
infirme le jugement déféré, déboute la société Editions de Chabassol de ses demandes, la condamne au paiement de la somme de 10 000 euros sur le fondement des dispositions de l'article 700 du Code de procédure civile,
la condamne aux dépens.
Par conclusions du 25/05/2016, la société Les Editions de Chabassol a conclu au caractère loyal de la preuve apportée, l'achat d'un fichier par un tiers le lui ayant remis étant licite, et indiqué que ses annuaires en version papier avaient fait l'objet d'un dépôt légal permettant non seulement de les authentifier mais de vérifier que les coquilles reproduites sur le fichier de la société Fichier Online étaient présentes dans une édition antérieure à la création de l'appelante. S'agissant du fichier de la société Fichier Online, cette dernière n'a jamais contesté en première instance que le fichier litigieux soit le sien et produirait désormais des documents " maquillés " pour tenter de faire croire le contraire.
Elle a en conséquence demandé que la Cour :
confirme le jugement déféré sauf dans le montant des astreintes et condamnations prononcées :
porte le montant de l'astreinte à la somme de 1 500 euros par infraction, la Cour devant se réserver sa liquidation,
condamne la société Fichier Online au paiement de la somme de 200 000 euros de dommages et intérêts,
ordonne la publication du jugement dans trois journaux pour un montant maximal de 15 000 euros HT aux frais de l'appelante,
condamne l'appelante au paiement de la somme de 15 000 euros sur le fondement des dispositions de l'article 700 du Code de procédure civile,
la condamne aux dépens de première instance et d'appel avec droit de recouvrement pour ceux dont il a été fait l'avance.
Pour un plus ample exposé des prétentions et des moyens des parties, la Cour renvoie aux conclusions susvisées.
MOTIFS DE LA DECISION :
Sur le fondement juridique de l'action et la loyauté de la preuve apportée par la société Editions de Chabassol :
Dans le but de démontrer que la société Fichier Online a reproduit servilement les fichiers de son annuaire dentaire, la société Les Editions de Chabassol verse aux débats un fichier acquis par un tiers, la SAS Galaxys Groupe, auprès de la société Fichier Online, relatif aux professionnels dentaires de l'Ile de France.
Sont ainsi produits : le devis établi par la société Fichier Online auprès de la SAS Galaxys Groupe, la facture d'achat établie au nom de Galaxys Groupe et une attestation rédigée par M. Bertrand B., président de la société Galaxys Groupe, attestant que celle-ci a acquis auprès de la société Fichier Online le fichier des chirurgiens-dentistes d'Ile de France contenant 1 241 références, dont la copie exacte est jointe à son attestation, et l'avoir communiqué à la société Les Editions de Chabassol.
La société Fichier Online fait valoir qu'une telle preuve équivaudrait à une saisie contrefaçon.
Une telle thèse ne peut être retenue, s'agissant de l'achat parfaitement licite effectué par un tiers d'un bien dans le commerce.
D'autre part, une base de données peut effectivement être protégée par le droit de la propriété intellectuelle si sa constitution révèle un apport intellectuel traduisant au regard des choix effectués et de la classification élaborée une œuvre de l'esprit ayant nécessité un investissement substantiel.
Toutefois, la société Les Editions de Chabassol ne revendique pas pour son annuaire une quelconque originalité dans les choix effectués et la classification opérée, et met uniquement en exergue le travail et les investissements consacrés à la collecte et aux vérifications des informations qui y figurent.
Dès lors, l'intimée a choisi à bon droit de fonder son action sur la protection lui étant due en matière de concurrence déloyale et de parasitisme, ne pouvant utilement faire valoir les dispositions de l'article L. 112-3 du Code de la propriété intellectuelle relatives aux bases de données, inapplicables au cas d'espèce.
Il n'y a donc pas lieu à requalification.
S'agissant de la loyauté de l'obtention de la preuve, l'achat effectué par la SAS Galaxys Groupe était parfaitement licite et ne portait aucune atteinte à un quelconque droit de la société Fichier Online.
Ensuite, contrairement à ce qu'affirme la société Fichier Online il lui était facile d'apporter la preuve que le fichier versé aux débats par la société Les Editions de Chabassol n'était pas celui acheté auprès d'elle : il lui suffisait, sur le fondement des dispositions de l'article 138 du Code de procédure civile, de demander au juge d'enjoindre à un de ses propres clients de produire le fichier acquis auprès d'elle.
Enfin, la société Les Editions de Chabassol, avant d'introduire sa procédure, a fait part à la société Fichier Online de l'ensemble de ses pièces et de leur analyse : alors que le fichier litigieux a été acquis par la SAS Galaxys Groupe au mois de mai 2013, elle a adressé à
l'appelante, par l'entremise de son conseil, au mois d'Octobre 2013, un courrier recommandé contenant notamment l'attestation du président de la société Galaxys Groupe, la copie du fichier ainsi acquis, et les tableaux de comparaison et analyses qu'elle avait effectué entre ce fichier et le sien, laissant ensuite s'écouler un délai de deux mois avant d'assigner, ce qui permettait à la société Fichier Online de former éventuellement auprès d'elle toutes contestations quant à l'origine du fichier lui étant attribuée.
Ce courrier recommandé n'a reçu aucune réponse.
Aucune déloyauté ne résulte d'un tel procédé et la preuve ainsi obtenue est recevable.
Sur la concurrence déloyale :
La société Les Editions de Chabassol édite des annuaires et plus particulièrement l'Annuaire Dentaire depuis les années 1960.
Selon l'attestation du Président du Syndicat des Editeurs d'Annuaires, un investissement de départ d'environ 250 000 euros est nécessaire pour créer un tel annuaire, tandis que la société Les Editions de Chabassol évalue selon une méthode certifiée par son commissaire aux comptes le coût de la mise à jour annuelle à 77 000 euros environ.
Elle s'est livrée à des analyses et comparaisons entre le fichier acquis auprès de la société Fichier Online et ses propres fichiers, qui démontrent que le fichier de la société Fichier Online est une reproduction servile du sien en ce que :
il reprendrait la clef informatique attribuée à chaque praticien, simplement en l'inversant et en le faisant précéder le numéro du chiffre 1 lui-même suivi de chiffres 0 ; or, cette clef est personnelle à la société Les Editions de Chabassol, lui permet de faire le lien entre ses différents fichiers, et ne fait l'objet d'aucune publication ; à cet égard, la copie d'écran versée aux débats par l'appelante ne révèle pas que cette clef soit publique,
il reprendrait des coquilles se trouvant dans les annuaires des Editions de Chabassol, ainsi que l'a précisément décrit le premier juge,
il reprendrait des informations tels les adresses mails des praticiens ou leurs spécialités officieuses, qui ne sont pas publiquement disponibles et nécessitent des contacts directs pour être collationnées.
La société Fichier Online fait valoir que pour autant que la preuve apportée par la société Les Editions de Chabassol soit déclarée recevable, il ne serait pas démontré que le fichier litigieux soit le sien.
Cette preuve résulte tout à la fois de l'attestation du président de la société Galaxys Groupe, de l'absence de toute contestation de l'origine de ce fichier lorsqu'il lui a été communiqué par courrier recommandé du 25 octobre 2013 et enfin du caractère tardif de cet argument, jamais développé devant le premier juge, alors qu'il est permis de supposer que si ce fichier n'avait pas été le sien, la société Fichier Online n'aurait pas manqué de l'indiquer.
En revanche, l'appelante ne démontre par aucun moyen que sa pièce numéro 7 correspondrait au fichier vendu à la société Galaxys Groupe.
La société Fichier Online conteste aussi que le fichier de comparaison soit celui de l'Annuaire Dentaire de la société Les Editions de Chabassol : or, celle-ci le démontre en versant aux débats deux éditions papier de ses annuaires, soumises au dépôt légal, pour les années 2011-2012 et 2012-2013.
La version papier de l'annuaire 2011-2012 est particulièrement intéressante dans la mesure où elle a été éditée avant même le 02 janvier 2012, date d'immatriculation au registre du commerce de la société Fichier Online et que sur cette version papier se retrouvent quatre " coquilles " reproduites dans le fichier de la société Fichier Online.
En revanche, les fichiers informatiques remis par la société Office National de Publication et de Communication à un huissier de justice sont sans intérêt dans la mesure où il s'agit de la société holding de la société Les Editions de Chabassol et qu'il s'agit donc d'une preuve constituée à soi-même.
Sont donc démontrées avec certitude (par la version papier de l'annuaire) la reprise des coquilles et la reprise d'informations non publiques collectées par la société Les Editions de Chabassol, sachant que M. W., lorsqu'il était salarié de l'intimée a eu accès à ses informations, qu'il a pu aisément reproduire.
La société Fichier Online conclut ensuite que ses fichiers ont été constitués suite au rassemblement de données publiques par une entreprise située au Maroc, moyennant un coût non négligeable.
Elle en veut pour preuve une facture d'un montant de 37 674 dirhams (3 386,89 euros) émise en septembre 2012 par une société Siapep pour la "création et mise à jour d'une base de données de dentistes en France", les statuts d'une société créée au Maroc dont M. W. est associé et qui a pour objet la création de base de données et une facture de refacturation de salaires d'une autre société, la société 2P Online, ainsi que de nombreuses fiches de contact établies lors de la présence de M. W. à des salons professionnels.
Toutefois, et notamment au regard des renseignements sommaires figurant sur les fiches de contact, ces pièces sont insuffisantes à démontrer comment ont pu être rassemblées 1 241 références pour l'Ile de France avec des renseignements tels les adresses mails des praticiens ainsi que leurs spécialités, qui ne figurent pas sur des fichiers aisément accessibles (au demeurant, non reproductibles de façon licite).
Enfin, la clientèle visée par la société Fichier Online est la même que celle de la société Les Editions de Chabassol mais cette circonstance de fait n'est pas contestée.
Il résulte de tout ce qui précède que la société Les Editions de Chabassol démontre éditer depuis des années un annuaire professionnel qui a requis un investissement initial important et des mises à jour annuelles coûteuses, dont la société Fichier Online s'est approprié frauduleusement les données en les reproduisant pour un coût modeste, sans rapport avec le nombre de données qui y sont rassemblées et le travail nécessaire pour les compiler.
Elle démontre aussi que la société Fichier Online vise la même clientèle qu'elle-même, ce qui est au demeurant incontestable au regard de la spécificité du fichier.
Le comportement de parasitisme de la société Fichier Online est par conséquent établi et par application des dispositions de l'article 2 I de la loi du 02 juillet 1963, le jugement est confirmé en ce qu'il a ordonné à la société Fichier Online d'en cesser l'utilisation, la commercialisation, la diffusion, la location sous quelque forme que ce soit et ordonné la publication du jugement, et/ou désormais de l'arrêt, pour tenir compte de la procédure d'appel.
La société Editions de Chabassol demande devant la Cour l'augmentation des publications et de leur coût, sans justifier réellement d'une telle nécessité, non plus que des publications qu'elle jugerait indispensables.
Par conséquent, le nombre de trois journaux pour un coût de 5 000 euros hors taxe est maintenu.
Par ailleurs, aucun motif ne justifie que la Cour se réserve la liquidation de l'astreinte et cette demande est rejetée.
Sur le préjudice :
La société Editions de Chabassol réclame à ce titre une somme de 200 000 euros.
Elle a établi pour l'année 2012 la liste des clients perdus au profit de la société Fichier Online (pour un chiffre d'affaires annuel d'environ 34 000 euros) et ceux des clients qu'elle n'a pas obtenu après l'envoi de devis pour 31 000 euros, la perte se répétant annuellement.
L'attestation de son président, dont les termes sont certifiés par son commissaire aux comptes fait état :
d'une augmentation continue du chiffre d'affaires de la location et de la vente des fichiers de l'annuaire dentaire de 2007 à 2010,
d'une baisse du chiffre d'affaires pour l'exercice 2010/2011 (les chiffres devant être ramenés sur 12 mois puisqu'ils sont présentés sur 16 mois), donc avant même la création de la société Fichier Online,
d'une remontée du chiffre d'affaires pour l'exercice 2012, malgré la perte d'un gros client et la création de la société Fichier Online,
d'une baisse continuelle et très notable du chiffre d'affaires depuis (perte de 100 000 euros entre 2012 et 2015).
Il en résulte tout à la fois la démonstration d'une certaine stabilité entre 2008 et 2012 (chiffres d'affaires sur 12 mois de 218 355 , de 244 726 , de 211 714 , de 232 024 pour ces quatre années), puis d'une baisse importante et continue à partir de 2013 (180 528 en 2013, 178 801 en 2014, 139 683 en 2015), à rapprocher de la politique de rabais agressive pratiquée par la société Fichier Online, comme en témoignent les publicités versées aux débats.
Au total, sur les trois dernières années, selon des calculs certifiés par le commissaire aux comptes de la société, la baisse de chiffres d'affaires a été de 92 341 euros HT.
Aucune pièce ne justifie du taux de marge, sachant toutefois que le coût des mises à jour annuelles est évalué par la société Les Editions de Chabassol à la somme de 77 000 environ.
Ces éléments justifient que l'indemnisation du préjudice de l'intimée soit fixée à la somme de 60 000 euros.
Dès lors, le jugement est infirmé en ce qu'il a fixé à la somme de 30 000 euros le montant des dommages et intérêts et la société Fichier Online est condamnée à ce titre au paiement de la somme de 60 000 euros à titre de dommages et intérêts.
Sur les dépens et les frais irrépétibles :
La société Fichier Online, qui succombe, supportera la charge des dépens d'appel et paiera à la société Les Editions de Chabassol la somme de 6 000 euros sur le fondement des dispositions de l'article 700 du Code de procédure civile.
Par ces motifs, LA COUR, Infirme le jugement déféré quant au montant des dommages et intérêts alloués à la société Les Editions de Chabassol. Statuant à nouveau : Condamne la SARL Fichier Online à payer à la SAS Les Editions de Chabassol la somme de 60 000 euros de dommages et intérêts. Confirme pour le solde le jugement déféré, sauf à faire mention du présent arrêt et/ou du jugement déféré dans les publications. Déboute les parties du surplus de leurs prétentions. Condamne la SARL Fichier Online aux dépens d'appel. Condamne la SARL Fichier Online à payer à la société Les Editions de Chabassol la somme de 6 000 euros sur le fondement des dispositions de l'article 700 du Code de procédure civile.