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Décisions

CA Paris, Pôle 5 ch. 7, 1 février 2018, n° 16-23909

PARIS

Arrêt

PARTIES

Demandeur :

Confédération Nationale des Syndicats Dentaires

Défendeur :

Santéclair (SA), Autorité de la concurrence, Ministre de l'Economie et des Finances

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

Mme Michel-Amsellem

Conseillers :

MM. Douvreleur, Mollard

Avocats :

Mes Oudinot, Chocque, Pudlowski

CA Paris n° 16-23909

1 février 2018

LA COUR,

Vu la décision de l'Autorité de la concurrence n° 16-D-23 du 24 octobre 2016 relative à des pratiques mises en œuvre dans le secteur des actes prothétiques ou de pose d'implants par les chirurgiens dentistes ;

Vu le recours en réformation formé le 1er décembre 2016 par la Confédération nationale des syndicats dentaires devant la Cour d'appel de Paris, complété par ses conclusions du 3 janvier 2017 et ses conclusions en réplique du 4 mai 2017 ;

Vu la déclaration d'intervention volontaire déposée au greffe de la cour d'appel par la société Santéclair le 3 avril 2017, complétée par ses conclusions récapitulatives d'intervention du 18 mai 2017 ;

Vu les observations de l'Autorité de la concurrence déposées au greffe de la cour d'appel le 22 mars 2017 ;

Vu l'avis du Ministère public du 30 mai 2017, notifié aux parties le même jour ;

Après avoir entendu à l'audience publique du 1er juin 2017 le conseil de la Confédération nationale des syndicats dentaires, qui a été mis en mesure de répliquer, le conseil de la société Santéclair, ainsi que le représentant de l'Autorité de la concurrence et le ministère public ;

Faits et procédure

Les soins dentaires sont financés par trois principaux intervenants : l'assurance maladie, les organismes complémentaires de santé et les ménages.

En tant que principaux contributeurs au financement des dépenses dentaires, les organismes complémentaires de santé ont développé des réseaux de soins visant à en limiter le montant. Ces réseaux sont principalement constitués par la conclusion de partenariats entre plusieurs organismes complémentaires de santé, dont la gestion est confiée à une société tierce agissant en qualité de plate-forme. Cette société gestionnaire du réseau est chargée de signer les conventions de partenariat avec chacun des chirurgiens-dentistes sélectionnés pour constituer celui-ci.

La constitution d'un réseau de soins se traduit ainsi par l'existence de conventions de partenariat contraignantes entre les chirurgiens-dentistes et le gestionnaire du réseau. Ces conventions prévoient généralement, d'une part, que les organismes complémentaires de santé orientent les assurés vers les chirurgiens-dentistes agréés par le réseau, d'autre part, que ces praticiens appliquent le tiers payant au bénéfice des assurés, leur fournissent des services de qualité et appliquent une certaine modération tarifaire, notamment en respectant les grilles tarifaires maxima diffusées par le réseau de soins.

Les tarifs des actes de soins dentaires sont fixés conventionnellement avec l'assurance maladie, mais il n'en est pas de même des soins prothétiques et orthodontiques, dont les prix sont libres. S'agissant de ces actes, les chirurgiens-dentistes sont légalement tenus de déterminer le montant de leurs honoraires avec tact et mesure, en prenant notamment en compte leur notoriété et la situation matérielle du patient, et d'informer celui-ci par un devis écrit.

Par une lettre enregistrée le 30 avril 2015, la Confédération nationale des syndicats dentaires (la CNSD) a saisi l'Autorité de la concurrence (l'Autorité) de pratiques mises en œuvre epar la société Santéclair et les chirurgiens-dentistes affiliés à son réseau de soins dans le secteur des soins dentaires, plus particulièrement, des actes prothétiques ou de pose d'implants par les chirurgiens-dentistes. Elle a, par un courrier enregistré le 24 septembre 2015, communiqué des pièces supplémentaires à l'Autorité au soutien de sa requête.

L'Autorité a, par une décision n° 16-D-23 du 24 octobre 2016, (la décision attaquée) rejeté cette saisine sur le fondement de l'article L. 462-8, alinéa 2, du Code de commerce, au motif qu'elle n'était pas assortie d'éléments suffisants permettant de prouver l'existence de pratiques anticoncurrentielles dans le secteur des actes prothétiques et de pose d'implants par les chirurgiens-dentistes.

Dans le cadre de son recours, la CNSD demande à la cour de :

À titre principal :

- réformer la décision n° 16-D-23 du 24 octobre 2016 de l'Autorité de la concurrence relative à des pratiques mises en œuvre dans le secteur des actes prothétiques et des poses d'implants par les chirurgiens-dentistes ;

- dire et juger que Santéclair et les chirurgiens-dentistes affiliés à son réseau de soins ont méconnu les dispositions de l'article L. 420-1 du Code de commerce ;

- enjoindre à Santéclair de cesser les agissements prohibés, sous une astreinte de 500 euros par jour de retard, à compter de la notification de la décision à intervenir ;

- condamner Santéclair au paiement d'une sanction pécuniaire d'un montant supérieur ou égal à 500 000 euros ;

- ordonner dans un délai de trois mois à compter de la notification de la décision à intervenir, la publication sous forme d'un extrait pertinent de celle-ci dans la lettre de l'Ordre national des chirurgiens-dentistes, la revue des chirurgiens-dentistes de France ainsi que dans les revues telles que L'Argus assurance, Tribune assurance, Le Particulier, et ce aux frais de Santéclair.

À titre subsidiaire,

- ordonner une mesure d'instruction confiée à un expert avec mission de prendre connaissance auprès de Santéclair des prix pratiqués par un nombre significatif de praticiens membres du réseau de soins afin de déterminer si une action concertée en matière d'honoraires résulte de l'effet de l'accord, et d'une manière plus générale, de prendre connaissance des instructions données par la direction de Santéclair à ses conseillers, et de décrire les modalités de fixation des prix honoraires de prothèses par les praticiens membres du réseau Santéclair.

La société Santéclair demande à la cour de :

- débouter la CNSD de toutes ses demandes ;

- condamner la CNSD à lui verser une somme de 10 000 euros en application des dispositions de l'article 700 du Code de procédure civile.

L'Autorité de la concurrence et le Ministère public invitent à la cour à :

- écarter les moyens soulevés par la CNSD ;

- rejeter son recours.

MOTIFS

Sur l'entente alléguée par la CNSD relative aux prix et les demandes formées sur ce point par la CNSD

La CNSD soutient que la constitution du réseau de soins Santéclair est constitutive d'une entente anticoncurrentielle. Elle expose que la convention de partenariat entre cette société et les chirurgiens-dentistes affiliés procède d'une convention expresse démontrant une collusion de volontés. Cette convention aurait pour objet de faire obstacle à la fixation des prix par le libre jeu du marché dans le secteur des actes prothétiques et de pose d'implants, dès lors qu'elle fixe un seuil maximal d'honoraires que peuvent pratiquer les chirurgiens-dentistes affiliés, ce qui aurait pour conséquence une baisse artificielle des prix.

L'Autorité soutient que ce grief d'entente sur les prix et la demande de réformation qui lui est attachée sont irrecevables dans la mesure où la CNSD n'avait pas invoqué cette entente sur les prix devant elle et que le champ de saisine de la cour d'appel est limité à celui de la décision attaquée.

La société Santéclair et le Ministère public reprennent à leur compte cette argumentation.

L'article L. 464-8 du Code de commerce dispose que " [l]es décisions de l'Autorité de la concurrence mentionnées aux articles L. 462-8, L. 464-2, L. 464-3, L. 464-5, L. 464-6, L. 464-6-1 et L. 752-27 sont notifiées aux parties en cause et au ministre chargé de l'Economie, qui peuvent, dans le délai d'un mois, introduire un recours en annulation ou en réformation devant la Cour d'appel de Paris ".

Le recours ainsi prévu défère à la Cour d'appel de Paris la décision rendue par l'Autorité.

Il en résulte que les parties requérantes ne peuvent, dans ce cadre, soumettre à la cour des pratiques ou des griefs nouveaux qu'elles n'avaient pas dénoncés devant l'Autorité et pour lesquels la cour ne dispose pas de moyens d'investigation.

C'est en vain que la CNSD invoque à ce sujet l'effet dévolutif du recours, qui permet à la cour d'appel d'exercer son contrôle sur l'ensemble des points concernés par la décision attaquée. En effet, ce mécanisme procédural n'autorise nullement la cour à étendre le champ de la saisine du plaignant à des pratiques qui n'ont pas été préalablement soumises à l'Autorité.

Il s'ensuit que le moyen relatif à l'existence d'une entente sur les prix et les demandes qui lui sont attachées sont irrecevables.

Sur le détournement de la patientèle des chirurgiens-dentistes non affiliés au réseau de soins de la société Santéclair

La CNSD soutient que, sous couvert de rendre un service d'analyse de devis à ses assurés, la société Santéclair détourne la patientèle des chirurgiens-dentistes non affiliés à son réseau de soins.

Elle expose à ce sujet que la société Santéclair propose à ses assurés un service d'analyse de devis, qui leur permet, lorsqu'ils consultent un chirurgien-dentiste non affilié à son réseau, de vérifier auprès d'elle si le prix qui leur est proposé par ce praticien est conforme aux pratiques tarifaires habituelles, pour un tel soin, sur la même zone géographique.

Elle dénonce l'objectif de cet accord qui serait, selon elle, d'obtenir de la part des professionnels leur adhésion au plafonnement des honoraires en contrepartie d'un accroissement de leur activité par l'apport de la clientèle des assurés auprès des assurances maladies du réseau Santéclair.

L'Autorité oppose que le service d'analyse de devis conseil repose sur la volonté de permettre aux assurés du réseau de bénéficier de prestations à coût modéré. Elle objecte que, dans leurs analyses de devis, les conseillers Santéclair n'examinent pas si les soins proposés au patient sont adaptés à ses besoins, mais seulement si le devis est conforme aux prix habituellement pratiqués, pour un tel soin, dans sa zone géographique de résidence.

La société Santéclair soutient que la diffusion des coordonnées de praticiens aux adhérents d'une mutuelle ne saurait être regardée comme un procédé de publicité et ne saurait être assimilée à un détournement de patientèle. Elle ajoute qu'en tout état de cause, la communication des coordonnées de praticiens n'est effectuée qu'auprès des personnes en ayant fait expressément la demande et que celles-ci restent libres de s'adresser à qui elles le souhaitent.

La CNSD n'expose pas en quoi le fait pour une société gestionnaire d'un réseau de santé de communiquer aux clients des organismes qui lui sont affiliés, les coordonnées de praticiens qui sont adhérents à ce réseau et sont susceptibles de proposer des tarifs moins élevés que ceux qui ont été fixés par devis, serait contraire au libre jeu de la concurrence et répréhensible en application de l'article L. 420-1 du Code de commerce.

La cour relève à ce sujet que les attestations de différentes personnes que la requérante invoque (Pièces CNSD n° 58, 57, 50, 49, 46, 36, 33, 32) ne rapportent pas la preuve d'un comportement prohibé par l'article L. 420-1 du Code de commerce.

En effet, ces attestations indiquent qu'à la suite de la présentation au service dédié de la société Santéclair du devis de prestations dentaires de prothèses, un interlocuteur de ce service a indiqué à l'auteur de l'attestation, soit par lettre, soit par téléphone, quel serait son " reste à charge " et que cette personne pourrait diminuer ce montant en faisant appel à un chirurgien-dentiste du réseau Santéclair, voire même lui a communiqué les coordonnées de praticiens adhérents.

Or de telles pratiques ne sont pas constitutives d'un détournement de patientèle qui pourrait être contraire au droit de la concurrence, dès lors, d'une part, que ces conseillers ne délivrent qu'un avis sur la possibilité d'obtenir un " reste à charge moins élevé ", d'autre part, que les assurés n'ont aucune obligation de consulter les praticiens du réseau et restent libres du choix de leur praticien.

À ce sujet, la cour relève en particulier que les documents regroupés sous la pièce n° 46 de la CNSD, qui est constituée d'une lettre par laquelle un conseiller Santéclair indique à une assurée le montant du " reste à charge " pour des travaux de prothèse et le montant de la réduction de cette somme si elle s'adressait à un praticien adhérent au réseau, ainsi que d'un courrier électronique communiquant à cette assurée les coordonnées de trois praticiens adhérents au réseau, ne démontrent aucune pratique déloyale de détournement ou qui serait contraire à la prohibition des ententes anticoncurrentielles.

La mention manuscrite " (...) la patiente n'a jamais rien demandé " apposée sur la copie du courrier électronique en marge du membre de phrase " Vous nous avez sollicités afin de connaître les partenaires Santéclair ..." ne rapporte sur ce point aucune preuve, dès lors qu'elle est visiblement apposée par le praticien qui a transmis ces éléments à la CNSD pour compléter son dossier contre Santéclair, ainsi qu'il le précise lui-même, et non par la patiente en cause, laquelle n'a, de surcroît, rédigé aucune attestation.

En outre, la CNSD n'est pas fondée, pour étayer ses prétentions, à soutenir que les conseillers de la société Santéclair transmettraient de façon spontanée, et sans que les assurés le leur demandent, les coordonnées des praticiens adhérents au réseau santé.

En effet, quand bien même cette pratique serait-elle démontrée, ce procédé ne serait pas, par lui-même, constitutif d'une pratique anticoncurrentielle prohibée par l'article L. 420-1 du Code de commerce, dès lors que ce réseau est ouvert à tous les praticiens qui souhaitent y adhérer et qu'en compensation de cet effet attendu d'augmentation de leur clientèle, les chirurgiens-dentistes adhérents au réseau prennent l'engagement de réduire leurs prix, ce qui est l'un des objectifs du libre jeu de la concurrence. Il en va de même du fait, invoqué par la requérante, qu'une telle orientation vers des dentistes adhérents au réseau aurait pour effet d'augmenter le volume de leur patientèle leur permettant ainsi de pratiquer des prix moins élevés.

La CNSD reproche encore à l'Autorité de ne pas avoir vérifié si les conseillers opérant dans les services de Santéclair sont en mesure de fournir un avis objectif sur les soins dentaires, alors qu'ils ne sont pas chirurgiens-dentistes et n'ont par conséquent pas le niveau de formation et de compétences permettant de garantir la fiabilité de leur analyse. Elle ajoute qu'en utilisant des formules trompeuses en ce qu'elles tendraient à faire croire aux assurés que leur interlocuteur est issu du corps médical, la société Santéclair fausserait le libre jeu de la concurrence au détriment des praticiens non affiliés à son réseau de soins.

Ce grief n'est pas fondé. En effet, il ressort des pièces du dossier que l'analyse effectuée par les conseillers Santéclair des devis de soins dentaires, qui sont transmis par les assurés, porte sur l'adéquation entre les prix proposés par les chirurgiens-dentistes non affiliés et les prix habituellement pratiqués pour un même soin, dans la zone géographique de résidence de l'assuré. Aucun des documents ou des attestations produits ne comporte d'appréciation sur la nature des soins concernés ou leur caractère approprié aux besoins du patient. Par suite, la circonstance que les services de Santéclair ne seraient pas composés de chirurgiens-dentistes est sans incidence sur la fiabilité de l'analyse exclusivement tarifaire qu'ils fournissent aux assurés.

Sur la demande de désignation d'un expert

Dans son mémoire en réplique, la CNSD expose que les témoignages de patients qu'elle a produits permettent d'estimer que, sous couvert d'une convention comportant, notamment, un engagement de plafonnement de prix, la société Santéclair et les praticiens adhérents mettent en œuvre une pratique concertée de fixation de prix et elle demande à la cour d'ordonner une expertise pour évaluer le comportement des professionnels.

Cependant, cette demande relative à des pratiques qui n'ont pas été soumises à l'Autorité et sur lesquelles la décision attaquée ne porte pas, n'est, ainsi qu'il a été retenu précédemment, pas recevable.

Sur l'article 700 du Code de procédure civile

Il serait inéquitable de laisser à la charge de la société Santéclair la totalité des frais qu'elle a été contrainte d'exposer dans le cadre du présent recours et la CNSD sera condamnée à lui verser la somme de 7 000 euros en application des dispositions de l'article 700 du Code de procédure civile.

Par ces motifs Déclare irrecevable le moyen développé par la Confédération nationale des syndicats dentaires relatif à la mise en œuvre d'une entente sur les prix par la société Santéclair et les chirurgiens-dentistes adhérant à son accord de partenariat ; Déclare irrecevable la demande de désignation d'un expert liée à la recherche d'éléments relatifs à une pratique d'entente sur les prix ; Rejette pour le surplus le recours de la Confédération nationale des syndicats dentaires ainsi que ses demandes ; Condamne la Confédération nationale des syndicats dentaires à verser à la société Santéclair la somme de 7 000 euros en application de l'article 700 du Code de procédure civile ; Condamne la Confédération nationale des syndicats dentaires aux dépens du recours.