CA Paris, Pôle 1 ch. 8, 23 mars 2018, n° 17-14613
PARIS
Arrêt
Infirmation
PARTIES
Demandeur :
Lafayette Conseil (SAS)
Défendeur :
La Grande Pharmacie des Minimes (Selarl)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
Mme Kerner-Menay
Conseillers :
M. Vasseur, Mme Dias-Da Silva
Avocats :
Mes Fisselier, Djavadi, Guerre, Charlet
Exposé du litige
Par un contrat qualifié par les parties de convention d'assistance, en date du 26 septembre 2008, la société de la Grande Pharmacie des Minimes, qui exploite une officine au Mans, s'est affiliée à un réseau d'autres pharmacies, constitué par la société Lafayette Conseil. Ce contrat a pris effet le 1er octobre 2008 et qui a été conclu pour une durée de trois ans renouvelable par tacite reconduction, la dénonciation par l'une des parties devant intervenir six mois avant l'arrivée du terme et le contrat comportant également une clause de résiliation anticipée en cas d'inexécution d'une obligation par l'une d'entre elles.
Les deux sociétés ne sont plus en relation contractuelles : la société de la Grande Pharmacie des Minimes expose en effet avoir mis en œuvre la clause de résiliation par un courrier du 2 décembre 2016 et la société Lafayette Conseil indique avoir fait assigner, par un acte du 17 février 2017, la société de la Grande Pharmacie des Minimes devant le Tribunal de grande instance du Mans pour obtenir la réparation de ce qu'elle indique être une rupture fautive de la convention.
Trois jours avant cette assignation, par acte d'huissier de justice du 14 février 2017, la société de la Grande Pharmacie des Minimes a fait assigner la société Lafayette Conseil devant le juge des référés du Tribunal de commerce de Rennes afin d'obtenir la communication de diverses pièces relatives notamment à des accords de référencement et à des factures de fournisseurs.
La société Lafayette Conseil a quant à elle excipé de l'incompétence du juge du tribunal de commerce, au motif que la société de la Grande Pharmacie des Minimes est une Selarl.
Par ordonnance rendue le 6 juillet 2017, le juge des référés du Tribunal de commerce de Rennes :
· a pris acte de la non-présentation des comptes de la société Lafayette Conseil contrairement à la promesse faite au cours de l'audience des référés, et contrairement à ses obligations légales ;
· s'est déclaré compétent ;
· a jugé que M. Elkihel Grande Pharmacie des Minimes justifie d'un motif légitime pour voir conserver certaines pièces qu'il sollicite en vue d'un litige sur le fond à venir ;
· a fait injonction à la société Lafayette Conseil d'avoir à communiquer sous 30 jours à compter de la signification de la présente ordonnance :
· les conditions, les modalités et les justificatifs de la rémunération intitulée " trade " pour les années 2012-2013-2014-2015 et 2016 ;
· à fournir les accords de référencement avec les laboratoires pharmaceutiques fournisseurs de la requérante pour les années 2012-2013-2014-2015 et 2016, ainsi que les factures reçues de ces mêmes fournisseurs ;
· a dit que cette injonction sera assortie d'une astreinte de 300 euros par jour de retard et par infraction constatée courant après le 30e jour de la signification de la présente décision jusqu'à parfaite exécution ;
· s'est déclaré compétent pour connaître de la liquidation de l'astreinte ;
· a débouté M. Elkihel Grande Pharmacie des Minimes du surplus de ses demandes ;
· a débouté Lafayette Conseil de l'ensemble de ses demandes, et fins et moyens ;
. a condamné Lafayette Conseil à verser à la demanderesse la somme de 3 000 euros au titre de l'article 700 du Code de procédure civile ;
· a condamné Lafayette Conseil aux entiers dépens.
Par déclaration du 27 juillet 2017, la société Lafayette Conseil a interjeté appel de cette ordonnance.
Dans ses dernières conclusions remises le 22 août 2017, la société Lafayette Conseil demande à la cour de :
Sur la recevabilité :
· dire et juger que l'appel de la société Lafayette Conseil recevable,
Sur la nullité de l'ordonnance du 6 juillet 2017 :
· dire que l'ordonnance du 6 juillet 2017 a tranché le fond de l'affaire, en violation du principe du contradictoire ;
· annuler l'ordonnance du 6 juillet 2017 en ce qu'elle a tranché le fond de l'affaire, en violation du principe du contradictoire,
Sur l'incompétence :
· dire que le Tribunal de commerce de Rennes était incompétent pour trancher l'affaire ;
· infirmer l'ordonnance du 6 juillet 2017 en ce qu'elle a rejeté l'exception d'incompétence soulevée par la société Lafayette Conseil,
Sur le fond :
· dire que son appel est bien fondé ;
· dire qu'il n'existe pas de contrat de mandat entre Lafayette Conseil et la Pharmacie des Minimes ;
· infirmer l'ordonnance du 6 juillet 2017 en ce qu'elle a retenu que la Pharmacie des Minimes disposait d'un motif légitime fondant une mesure in futurum à son encontre ;
· dire la demande de mesures d'instruction de la Pharmacie des Minimes manifestement infondée et disproportionnée ;
· infirmer l'ordonnance du 6 juillet 2017 en ce qu'elle a prononcé une mesure in futurum à son encontre ;
· débouter la Pharmacie des Minimes de toutes ses demandes ;
· condamner la demande (sic) de la Pharmacie des Minimes à la somme de 5 000 euros au titre de l'article 700 du Code de procédure civile et aux entiers dépens.
Dans ses dernières conclusions remises le 4 janvier 2018, la société de la Grande Pharmacie des Minimes demande à la cour de :
· confirmer la décision déférée en toutes ses dispositions ;
· dire et juger qu'elle justifie d'un motif légitime, pour voir conserver et établir les pièces tel qu'ordonnées par le premier juge, en vue d'un litige sur le fond actuellement introduit devant le Tribunal de commerce de Rennes,
Y ajoutant :
· faire injonction à la société Lafayette Conseil de produire ses comptes annuels pour les exercices 2012, 2013, 2014, 2015 et 2016, et ce sous une astreinte suffisamment comminatoire fixée à 1 000 euros par jour de retard et par infraction constatée, courant à compter du 30ème jour suivant la signification de l'arrêt à intervenir et jusqu'à parfaite exécution de la mesure ;
· condamner la société Lafayette Conseil au paiement de la somme de 10 000 euros en application de l'article 700 du Code de procédure civile, ainsi qu'aux entiers frais et dépens de l'instance.
Sur ce, LA COUR
Sur la demande de nullité de la décision de première instance :
Contrairement à ce que soutient la société Lafayette Conseil, il n'est pas rapporté que le juge de première instance n'aurait accepté d'entendre les parties que sur la seule compétence. En effet, alors qu'il n'est pas argué que le premier juge aurait méconnu les termes du litige, la décision entreprise récapitule l'ensemble des moyens et prétentions des parties, tels que formulés par les parties, en ce compris les éléments du litige qui ne se rapportent pas à la seule question de compétence. En outre, la copie du plumitif d'audience, telle que produite par la société Lafayette Conseil, indique seulement de manière manuscrite : " le tribunal peut prendre en considération de (sic) l'arrêt de la Cour de cassation du 29/3/2017 ". Le fait que l'arrêt en question se rapporte à l'exception d'incompétence débattue devant lui n'implique pas que les débats aient été cantonnés à cette seule exception.
Aussi convient-il de rejeter cette demande de nullité.
Sur la compétence du juge des référés du tribunal de commerce :
La société Lafayette Conseil est une société par actions simplifiées cependant que la société de la Grande Pharmacie des Minimes est une société d'exercice libéral à responsabilité limitée.
L'article L. 721-5 du Code de commerce prévoit que par dérogation au 2° de l'article L. 721-3 et nonobstant toute disposition contraire, les tribunaux civils sont seuls compétents pour connaître des actions en justice dans lesquelles l'une des parties est une société constituée conformément à la loi n° 90-1258 du 31 décembre 1990 relative à l'exercice sous forme de sociétés des professions libérales soumises à un statut législatif ou réglementaire ou dont le titre est protégé.
En application de ce texte, le tribunal de commerce ne peut connaître de l'action engagée par la société de la Grande Pharmacie des Minimes contre la société Lafayette Conseil, quelle que soit la qualification du contrat liant les deux parties. Il n'appartient qu'au seul tribunal de grande instance d'en connaître.
Par ailleurs, chacune des parties s'accorde à dire que le litige entre elles relève de la matière des pratiques restrictives de concurrence. La partie qui demande une mesure sur le fondement de l'article 145 du Code de procédure civile en se prévalant de pratiques méconnaissant l'article L. 442-6 du Code de commerce doit saisir l'une des juridictions du premier degré spécialement désignées par les articles D. 442-3 et R. 420-3 du Code de commerce (Com., 17 janvier 2018, pourvoi n° 17-10.360).
En outre, une juridiction civile, disposant du pouvoir juridictionnel de statuer sur les litiges relatifs à l'application de l'article L. 442-6 du Code de commerce et d'une compétence exclusive tirée de l'article L. 721-5 du même code pour connaître des actions en justice dans lesquelles l'une des parties est une société constituée conformément à la loi n° 90-1258 du 31 décembre 1990, a le pouvoir de statuer sur l'ensemble des prétentions, nonobstant le statut commercial de certaines des parties (Com., 29 mars 2017, pourvoi n° 15-27.811).
En considération de l'ensemble de ces éléments, c'est à tort que le président du Tribunal de commerce de Rennes a retenu sa compétence pour statuer sur la demande qui était formulée par la société de la Grande Pharmacie des Minimes : seul le président du Tribunal de grande instance de Rennes était compétent pour le faire.
Cependant, en matière de litiges relatifs à l'application de l'article L. 442-6 du Code de commerce, la Cour d'appel de Paris est juridiction d'appel tant du Tribunal de commerce de Rennes que du Tribunal de grande instance de Rennes.
Rendue par un juge incompétent pour statuer sur la demande, l'ordonnance entreprise sera annulée dans l'ensemble de ses dispositions (Civ., 2e, 16 octobre 2014, pourvoi n° 13-18.579). En application de la règle fixée à l'article 90 alinéa 2e du Code de procédure civile et qui, dès avant le décret n° 2017-891 du 6 mai 2017 figurait à l'article 79 du même code, il appartient à la juridiction de céans de statuer sur le présent litige.
Sur les demandes de communication de pièces formulées par la société de la Grande Pharmacie des Minimes :
Aux termes de l'article 145 du Code de procédure civile, s'il existe un motif légitime de conserver ou d'établir avant tout procès la preuve de faits dont pourrait dépendre la solution d'un litige, les mesures d'instruction légalement admissibles peuvent être ordonnées à la demande de tout intéressé sur requête ou en référé.
La mise en œuvre de l'article 145 du Code de procédure civile ne suppose aucun préjugé sur les chances de succès de celui-ci. Il suffit que le demandeur justifie d'éléments rendant crédibles ses allégations et que les preuves recherchées soient de nature à alimenter un procès qui ne serait pas manifestement voué à l'échec, ce demandeur n'ayant pas à démontrer l'existence des faits qu'il invoque, puisque la mesure réclamée est justement destinée à les établir.
Au cas d'espèce, un litige est apparu entre la société de la Grande Pharmacie des Minimes et la société Lafayette Conseil à la suite d'une proposition formulée par cette dernière au profit de la première de lui attribuer des sommes pourtant non prévues par la convention souscrite entre les parties. Cette convention, dite d'assistance, prévoyait en son article 3 une rémunération de la société Lafayette Conseil et en fixait les modalités de calcul ; en revanche, elle ne prévoyait pas de rémunération en sens inverse, de la part de la société Lafayette Conseil au profit de la société de la Grande Pharmacie des Minimes.
Il demeure donc une interrogation légitime de la part de cette dernière quant à la possibilité qu'a offerte la société Lafayette Conseil et quant aux modalités de calcul de cette somme. Ainsi que l'indique la société de la Grande Pharmacie des Minimes, celle-ci a reçu de la société Lafayette Conseil à ce titre des sommes éminemment variables car de 3 000 euros hors taxe en 2012 et plus de huit fois supérieures pour les années suivantes.
Or, il résulte de la convention liant les parties que les négociations de prix effectuées par la société Lafayette Conseil le sont pour les officines pharmaceutiques bénéficiaires. Les débats, dans le cadre de la présente instance de référé, n'ont permis de clarifier ni la provenance, ni le montant des sommes perçues par la société Lafayette Conseil, ni les causes des reversements aux officines pharmaceutiques ni leurs modalités de calcul. La société de la Grande Pharmacie des Minimes, qui rapporte ainsi des éléments laissant à craindre que la société Lafayette Conseil garde à son profit une partie des avantages qui sont supposés ne bénéficier qu'aux seules officines pharmaceutiques membres du réseau, justifie ainsi d'un motif légitime à demander les éléments lui permettant de connaître quelles sommes auraient été remises à la société Lafayette Conseil par les laboratoires qui fournissent les officines.
Il convient en conséquence d'accueillir la demande de communication formulée par la société de la Grande Pharmacie des Minimes en ce qu'elle porte sur les conditions, les modalités et les justificatifs de la rémunération intitulée " trade " pour les années 2012 à 2016 ainsi que sur les accords de référencements avec les laboratoires pharmaceutiques fournisseurs de la société Lafayette Conseil pour ces mêmes années. En revanche, il n'y a pas lieu de l'accueillir en ce qu'elle porte sur les comptes annuels de la société Lafayette Conseil, cette demande excédant le motif légitime rapporté par la société de la Grande Pharmacie des Minimes pour la perspective d'un éventuel litige entre les deux parties.
Ainsi circonscrite quant à la nature des documents en cause et quant aux années durant lesquels ils ont été émis, cette injonction de communication relève d'une juste proportion entre les intérêts antagonistes des deux parties tenant d'une part au secret des affaires dont se prévaut la société Lafayette Conseil et d'autre part au droit à la preuve dont fait état la société de la Grande Pharmacie des Minimes.
Sur les mesures accessoires :
Le présent litige a été introduit par la société de la Grande Pharmacie des Minimes qui a commis une méprise sur le juge de première instance qu'il convenait de saisir. En revanche, la société Lafayette
Conseil est déboutée de sa demande tendant à ce qu'il ne soit pas fait droit à la demande de communication de son adversaire. Compte-tenu de ces éléments, il convient de dire que les parties conserveront chacune à leur charge les dépens qu'elles ont respectivement exposés, tant en première instance qu'en appel.
En outre, leurs demandes respectives au titre de l'article 700 du Code de procédure civile seront rejetées.
Par ces motifs : Infirme l'ordonnance attaquée en toutes ses dispositions ; Statuant de nouveau, Dit que la demande relevait de la compétence du juge des référés du Tribunal de grande instance de Rennes ; Annule l'ordonnance entreprise ; Faisant application de l'article 90 alinéa 2e du Code de procédure civile : Ordonne à la société Lafayette Conseil de communiquer à la société de la Grande Pharmacie des Minimes, dans un délai de deux mois à compter de la signification du présent arrêt, sous astreinte provisoire de 150 euros par jour de retard passé ce délai et pendant une durée de trois mois à l'expiration desquels il pourra de nouveau être statué, les documents suivants : les conditions, les modalités et les justificatifs de la rémunération intitulée "trade" pour les années 2012 à 2016 ; les accords de référencements avec les laboratoires pharmaceutiques fournisseurs de la société Lafayette Conseil pour ces mêmes années ; Rejette le surplus des demandes de la société de la Grande Pharmacie des Minimes ; Dit que les parties conserveront chacune la charge des dépens de première instance et d'appel qu'elles ont respectivement exposés ; Rejette les demandes respectives des parties formulées au titre de l'article 700 du Code de procédure civile.