CA Paris, Pôle 5 ch. 4, 11 avril 2018, n° 16-02527
PARIS
Arrêt
Infirmation
PARTIES
Demandeur :
Atlandis (SARL)
Défendeur :
Mare Pesca (SARL)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
Mme Luc
Conseillers :
Mmes Mouthon Vidilles, Comte
Avocats :
Mes Boccon Gibod, Cibot-Degommier, Fromantin, Leclerc
FAITS ET PROCÉDURE
La société Mare Pesca, propriétaire d'un navire de pêche industriel, " le Sylvanna ", exerce une activité de pêche, de commercialisation du poisson et d'import-export des produits de la mer et de l'aquaculture.
Pendant plusieurs années, la société Atlandis a assuré la gestion administrative et comptable du bateau pour le compte de la société Mare Pesca.
Par lettre recommandée avec accusé réception du 27 juin 2013, la société Mare Pesca a informé la société Atlandis qu'elle mettait fin à son mandat de gestion à effet au 1er juillet 2013.
S'estimant victime d'une rupture brutale de relations commerciales établies, la société Atlandis a assigné, sur le fondement de l'article L. 442-6, I, 5° du Code de commerce, la société Mare Pesca, par acte du 24 mars 2014, en indemnisation de son préjudice devant le Tribunal de commerce de Rennes, lequel, par jugement du 4 novembre 2014, a :
- dit que la relation commerciale de 7 ans et 3 mois entre les deux sociétés a été rompue le 1er juillet 2013 sans aucun préavis,
- dit que la rupture ne revêt aucun caractère de brutalité,
- débouté la société Atlandis de sa demande en paiement de la somme de 21 528 à titre de dommages et intérêts,
- dit n'y avoir lieu à application de l'article 700 du Code de procédure civile,
- condamné la société Atlandis aux dépens de l'instance.
LA COUR
Vu la déclaration d'appel et les dernières conclusions notifiées le 30 janvier 2018, par lesquelles la société Atlandis sollicite de la cour :
- la réformation de la décision entreprise,
- la condamnation de la société Mare Pesca à lui payer la somme de 21 528 à titre de dommages et intérêts avec intérêts au taux légal à compter du 30 juillet 2013, outre la somme de 10 000 sur le fondement de l'article 700 du Code de procédure civile,
- la condamnation de la société Mare Pesca à régler les dépens conformément aux dispositions de l'article 699 du Code de procédure civile ;
Vu les dernières conclusions notifiées le 27 mai 2016, par lesquelles la société Mare Pesca, intimée, demande à la cour :
- la confirmation en toutes ses dispositions du jugement querellé,
- la condamnation de la société Atlandis à lui verser la somme de 5 000 en vertu de l'article 700 du Code de procédure civile,
- la condamnation de la société Atlandis aux entiers dépens ;
SUR CE
Au soutien de son appel, la société Atlandis reproche à la société Mare Pesca d'avoir rompu brutalement leurs relations commerciales établies depuis 1996, soit pendant une période de 17 années, sans motif et sans préavis. Elle conteste avoir commis une quelconque faute de gestion à l'origine d'un redressement fiscal.
La société Mare Pesca réplique que la relation commerciale entre les deux sociétés ne s'est établie qu'à compter du 1er mars 2006. Pour s'exonérer de la délivrance d'un préavis, elle oppose la faute grave, commise par la société Atlandis, qui serait caractérisée par des augmentations unilatérales de tarif et la mauvaise tenue de la comptabilité du navire.
Aux termes de l'article L. 442-6, I, 5° du Code de commerce :
" Engage la responsabilité de son auteur et l'oblige à réparer le préjudice causé le fait par tout producteur, commerçant industriel ou personne immatriculée au registre des métiers (...) de rompre brutalement, même partiellement une relation commerciale établie sans préavis écrit tenant compte de la durée de la relation commerciale et respectant la durée minimale de préavis déterminée en référence aux usages du commerce par des accords interprofessionnels.
Les dispositions qui précèdent ne font pas obstacle à la faculté de résiliation sans préavis en cas d'inexécution par l'autre partie de ses obligations ou en cas de force majeure. "
Si les parties s'accordent à reconnaître que les relations commerciales ont été totalement rompues le 1er juillet 2013 sans qu'aucun préavis ne soit accordé par la société Mare Pesca, elles s'opposent, en premier lieu, sur leur durée.
La société Atlandis prétend que sa prestation commerciale consistant à assurer à titre onéreux la gestion administrative et comptable du navire de pêche dénommé " Le Sylvanna " appartenant à la société Mare Pesca, est démontrée par l'établissement de factures mensuelles ininterrompues depuis le 30 novembre 1995 jusqu'au 1er juillet 2013. Elle explique que les factures entre les années 1995 et 2006 ont été, pour des raisons fiscales, à l'ordre d'une société Interarauco, qui n'est qu'un intermédiaire de droit espagnol, et qu'elles étaient refacturées par cette société au propriétaire du bateau, mais qu'à compter de 2006, ce dernier a décidé de se passer des services de ce mandataire.
Mais, à juste titre, la société Mare Pesca se prévaut d'une ancienneté de relations commerciales avec la société Atlandis à compter seulement du 1er mars 2006, date de la première facture établie à son nom, puisqu'avant cette date les factures des prestations étaient au nom d'une société tierce laquelle réglait les honoraires de la société Atlandis. En effet, cette dernière ne verse aucune pièce permettant d'identifier cette société tierce comme un simple intermédiaire entre les sociétés Atlandis et Mare Pesca et aucune preuve du paiement effectif des factures de 1995 à 2005 par l'intimée n'est rapportée.
Elle n'est pas davantage fondée à se prévaloir de sa propre turpitude en invoquant des raisons fiscales. En conséquence la décision des premiers juges doit être confirmée en ce qu'ils ont retenu une durée de relations commerciales établies pendant un peu plus de 7 ans.
En second lieu, pour échapper à l'obligation de délivrance d'un préavis, la société Mare Pesca entend opposer la faute grave de la société Atlandis caractérisée, à la fois, par la mauvaise tenue de la comptabilité du navire et par des augmentations unilatérales de tarif, successivement intervenues au 1er octobre 2008 à hauteur de 19,6 % puisque l'appelante n'était plus assujettie à la TVA, puis par son courriel du 2 mai 2013 de 25 %. La société Atlandis rétorque que la rupture ne peut se justifier par de prétendues fautes de gestion que la société Mare Pesca ignorait à ce moment-là. Elle réplique également que les parties ont pu librement fixer ses honoraires en 2006 à 750 , puis à compter de 2008 à 897 , ce qui constituait une augmentation très modérée au regard de l'évolution normale des coûts et de la complexification des démarches administratives et comptables. Elle estime, enfin, que son courriel du 2 mai 2013 n'était qu'une offre de négociation, puisqu'aucune augmentation n'a été en réalité pratiquée en mai et juin 2013.
A supposer l'existence d'une faute de gestion à l'origine d'un redressement fiscal, elle aurait, en toute hypothèse, été découverte après la rupture du 27 juin 2013 ainsi qu'il ressort du courriel du 9 avril 2014 rédigé par M. Richard Necker, expert-comptable de la société KPMG adressé à la société Sceda, qui était elle-même l'expert-comptable de la société Mare Pesca et qui, en cette qualité, établissait les bilans et déposait les comptes auprès de l'administration fiscale, alors que la société Atlandis n'a pas la qualité d'expert-comptable. De même il ne peut être tiré argument d'une part, de la demande de renseignements de la Direction Générale des Finances Publiques, en ce qu'elle est datée du 28 avril 2014, donc postérieurement à la rupture et ne revêt aucun caractère contraignant, d'autre part du rapport de M. Benigno Santos Garcia, expert-comptable espagnol de l'intimée, établi lui aussi le 20 novembre 2013, donc postérieurement à la rupture. Enfin, selon la société Sceda, la vérification de comptabilité pour les exercices couvrant la période du 1er janvier 2011 au 31 décembre 2013 à laquelle a été soumise sa cliente, n'a révélé aucune anomalie comptable sur cette période. En conséquence, il ressort de ces divers éléments que les irrégularités dans la tenue des comptes, dont se prévaut l'intimée, ne sauraient être à l'origine de la rupture des relations commerciales établies, ainsi d'ailleurs que le confirme la teneur des courriers adressés par la société Mare Pesca à la société Atlandis les 27 juin et 13 août 2013. En effet, aux termes de ces messages, M. Lopez Ferreiro, gérant de la société Mare Pesca remercie la société Atlandis pour ses diligences et précise que seul le développement de son activité le conduit à confier sa représentation à un tiers et que sa décision résulte des seules nécessités et orientations nouvelles de sa société.
Par ailleurs, aux termes du courriel du 2 mai 2013, le représentant de la société Atlandis a écrit à la société Mare Pesca : " je vais augmenter de 25 % le montant de mon intervention pour le porter à 1 120 ". Ces propos ne peuvent être interprétés comme une proposition mais comme l'annonce d'une décision à appliquer très prochainement, sans indication d'une date précise. L'appelante ne saurait prétendre que cette décision n'a pas eu d'incidence puisque par courriel du 27 juin 2013, le représentant de la société Mare Pesca a répondu qu'en raison de " l'augmentation de ses honoraires (de la société Atlandis), il a été obligé de considérer la question, de faire quelques consultations " et a trouvé " une autre entreprise capable de faire la gestion du bateau pour un montant inférieur à celui réclamé dans les courriers " de la société Atlandis.
Il est constant que cette augmentation de 25 % faisait suite à une première hausse de 19,6 % à compter du 1er octobre 2008. En effet à partir du moment où l'appelante n'avait plus à reverser la TVA au Trésor public à compter de cette dernière date, elle faisait un gain du même montant et aurait pu alors ne facturer à son client que ce qui correspondait antérieurement à ses honoraires hors taxes. Cette hausse de 44,60 % en 5 ans correspond à une hausse de 8,92 % par an, qui, même si elle est importante, ne paraît pas d'une importance telle qu'elle ait pu permettre à la société Mare Pesca de ne pas respecter son obligation d'un délai de prévenance, d'autant plus que rien ne l'empêchait, en toute hypothèse, d'exprimer son désaccord à propos de cette augmentation des honoraires et d'engager une négociation. Cet argument est en conséquence inopérant.
Dans ces conditions, faute pour la société Mare Pesca de démontrer l'existence d'une inexécution grave par la société Atlandis de ses obligations contractuelles, il lui appartenait de respecter un délai suffisant de préavis en application de l'article L. 442-6, I, 5° du Code de commerce.
La société Atlandis considère qu'elle aurait dû bénéficier d'un délai de préavis de deux ans tandis que la société Mare Pesca l'évalue, tout au plus, à quelques mois.
Conformément à l'article susmentionné, la durée du préavis suffisant doit être appréciée au regard de la durée de la relation commerciale et en référence aux usages du commerce par des accords interprofessionnels ainsi qu'au vu des circonstances de l'espèce.
Au cas particulier, au vu de l'ancienneté des relations commerciales, de la part du chiffre d'affaires généré avec la société Mare Pesca dans le chiffre d'affaires global de la société Atlandis dont il n'est pas contesté par l'intimée qu'il s'élevait, selon l'attestation de l'expert-comptable, à 20 %, du volume d'affaires, et du secteur d'activité considéré, et compte tenu de l'absence de clause d'exclusivité et d'investissements dédiés, la cour estime qu'un délai de 6 mois aurait dû être respecté pour permettre à l'appelante de se réorganiser et de rechercher d'autres clients ou de nouveaux marchés. Il y a lieu d'infirmer le jugement entrepris en ce qu'il a jugé que la rupture n'était pas brutale.
La société Atlandis sollicite la condamnation de la société Mare Pesca à lui payer la somme de 21 528 (897 x 24), représentant deux années de commissions, à titre de dommages et intérêts, en considérant qu'il n'y a pas lieu de se référer à la marge brute dès lors qu'elle ne vend pas de produits.
La société Mare Pesca réplique qu'il ne peut être accordé que la marge brute appliquée à la durée du préavis et que faute d'en justifier, la société Atlandis ne démontre pas le préjudice qu'elle aurait subi. Il est constant que le préjudice résultant du caractère brutal de la rupture est constitué par la perte de la marge dont la victime pouvait escompter bénéficier pendant la durée du préavis qui aurait dû lui être accordé, soit en l'espèce 6 mois. La référence à retenir est la marge sur coûts variables, définie comme la différence entre le chiffre d'affaires dont la victime a été privée sous déduction des charges qui n'ont pas été supportées du fait de la baisse d'activité résultant de la rupture.
En l'espèce, la société Mare Pesca ne conteste pas des facturations mensuelles de 897 l'année précédant la rupture. Compte tenu des pièces produites et notamment des bilans, il y a lieu d'évaluer le taux de marge à 85 %. Dès lors, le manque à gagner de la société Atlandis pendant la durée du préavis qui aurait dû être accordé, s'établit à la somme arrondie à 4 575 (897 x 85 % x 6) au paiement de laquelle la société Mare Pesca sera condamnée. Cette somme sera augmentée des intérêts au taux légal à compter du 24 mars 2014, date de l'assignation devant le tribunal de commerce, conformément aux dispositions de l'article 1153-1 ancien du Code civil.
La société Mare Pesca qui succombe, supportera les dépens de première instance et d'appel et devra verser à la société Atlandis la somme de 8 000 au titre de l'article 700 du Code de procédure civile.
Par ces motifs, LA COUR, Infirme le jugement du 4 novembre 2014 du Tribunal de commerce de Rennes en toutes ses dispositions sauf en ce qu'il a retenu une durée de relations commerciales établies entre les sociétés Atlandis et Mare Pesca de 7 ans et 3 mois ; statuant à nouveau des chefs infirmés, Dit que la rupture des relations commerciales entre les sociétés Atlandis et Mare Pesca a été brutale ; Condamne la société Mare Pesca à payer à la société Atlandis la somme de 4 575 à titre de dommages et intérêts, augmentée des intérêts au taux légal à compter du 24 mars 2014 ; Rejette toutes autres demandes ; Condamne la société Mare Pesca aux dépens de première instance et d'appel avec autorisation de recouvrement direct conformément aux dispositions de l'article 699 du Code de procédure civile ; Condamne la société Mare Pesca à payer à la société Atlandis la somme de 8 000 sur le fondement de l'article 700 du Code de procédure civile.