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Décisions

CA Toulouse, 3e ch., 14 mai 2018, n° 17-05791

TOULOUSE

Arrêt

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

Mme Beneix-Bacher

Conseillers :

M. Beauclair, Mme Blanque-Jean

TGI Toulouse, du 21 nov. 2017

21 novembre 2017

Faits et procédure

Par acte d'huissier du 26 juillet 2017, M. Paul Der K., M. Thomas F., M. Stéphane H. et M. Anthony P. ont fait assigner M. Guillaume L. et Mme Katia F. Y C. devant le juge des référés du Tribunal de grande instance de Toulouse sur le fondement des articles 808 et 809 du Code de procédure civile au vu de l'urgence et d'un trouble manifestement illicite, aux fins de:

- dire et juger que la constitution par M. L. et Mme F. Y C. d'une formation musicale concurrente dotée de la même dénomination que celle du groupe "Lorraine Cross" précédemment formé par eux, caractérise un trouble manifestement illicite qu'il convient de faire cesser en ce qu'il génère un risque de confusion manifeste entre deux formations musicales distinctes et rend vraisemblable la commission d'actes de concurrence déloyale;

- interdire au provisoire à M. L. et Mme F. et toute personne qu'ils pourraient interposer, d'utiliser et de reproduire sur tous supports, la dénomination "Lorraine Cross" à titre de dénomination d'un groupe de musique, sauf pour faire état de leur qualité d'anciens membres du groupe "Lorraine Cross", et ce sous astreinte de 500€ par infraction constatée et par jour de retard à compter de la signification de la décision à venir ;

- ordonner au provisoire le transfert de tous les identifiants de connexion, habilitations et codes d'accès administrateurs des différents comptes ouverts au nom du groupe sur les réseaux sociaux en particulier sur Facebook, Twitter, Gmail et Youtube, sous astreinte de 500 euros par infraction constatée et par jour de retard à compter de la signification de la décision à venir ;

- se réserver la compétence pour la liquidation des éventuelles astreintes ;

- ordonner la publication des motifs et du dispositif de la décision à venir pour une durée de deux mois dans cinq revues, magazines ou média de leur choix et aux frais avancés par M. L. et Mme F. dans la limite de la somme de 3000€ par insertion ;

- les condamner in solidum à payer une indemnité provisionnelle de 3000€ à chacun des quatre requérants, à valoir sur l'indemnisation de leurs préjudices moraux et économiques certains du fait de l'usurpation manifeste de la dénomination du groupe "Lorraine Cross" et la recherche évidente d'une confusion avec celui-ci;

- les condamner in solidum à payer à chacun d'eux une juste indemnité de 1000 euros sur le fondement de l'article 700 du Code de procédure civile

Par ordonnance du 21 novembre 2017 cette juridiction :

- s'est déclarée incompétente sur le fondement de l'article L. 331-1 du Code de la propriété intellectuelle;

- a renvoyé la cause et les parties devant le juge des référés du Tribunal de grande instance de Bordeaux compétent en matière de propriété littéraire et artistique;

- a réservé les dépens.

Par acte du 6 décembre 2017, M. Der K., M. F., M. H., M. P. ont interjeté appel général de cette décision.

Sur requête de M. Der K., M. F., M. H., M. P. en date du 8 décembre 2017, le président de chambre délégué les a autorisés suivant ordonnance du 12 décembre 2017 à assigner Mme Katia F. Y C. et M. Guillaume L. pour l'audience de la cour statuant en juge rapporteur, du 29 janvier 2018.

Les assignations ont été délivrées en l'étude d'huissier le 15 décembre 2017 soit dans le délai imparti par le juge, expirant le 18 décembre 2017.

Par ordonnance en date du 22 février 2018 la cour a;

- infirmé l'ordonnance du juge des référés du Tribunal de grande instance de Toulouse en date du 21 novembre 2017 en toutes ses dispositions,

- et en application de son pouvoir d'évocation,

- s'est déclarée compétente pour statuer sur la demande visant à faire cesser le trouble manifestement illicite invoqué par M. Paul Der K., M. Thomas F., M. Stéphane H. et M. Anthony P.,

- a ordonné la réouverture des débats afin que les parties en débattent contradictoirement,

- a réservé les dépens de l'instance de première instance et d'appel.

L'affaire a été rappelée à l'audience du 26 mars 2018 puis renvoyée à celle du 9 avril, avec clôture au 3 avril 2018.

Moyens et prétentions des parties

M. Paul Der K., M. Thomas F., M. Stéphane H. et M. Antony P. dans leurs dernières écritures en date du 23 mars 2018 demandent à la cour, au visa des articles 88, 808 et 809 du Code de procédure civile, de l'article 10 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, de :

- dire et juger que la constitution par Guillaume L. et Katia F. d'une formation musicale concurrente dotée de la même dénomination que celle du groupe Lorraine Cross précédemment formé par Paul Der K., Thomas F., Stéphane H. et Antony P. caractérise un trouble manifestement illicite qu'il convient de faire cesser en ce qu'il génère un risque de confusion manifeste entre deux formations musicales distinctes et rend vraisemblable la commission d'actes de concurrence déloyale ;

- interdire au provisoire à Guillaume L., Katia F. et toute personne qu'ils pourraient interposer, d'utiliser et de reproduire sur tous supports, la dénomination " Lorraine Cross " à titre de dénomination d'un groupe de musique, sauf pour faire état de leur qualité d'anciens membres du groupe " Lorraine Cross ", et ce sous astreinte de 1 000 euros par infraction constatée et par jour de retard à compter de la signification de la décision à venir ;

- interdire au provisoire à Guillaume L., Katia F. et toute personne qu'ils pourraient interposer, de s'immiscer de quelque manière que ce soit dans l'activité, la production et la communication artistique des groupes " Lorraine Cross ", " Wings of Decay " et, plus généralement, toute autre formation musicale constituée par les appelants, sous astreinte de 1 000 euros par infraction constatée et par jour de retard à compter de la signification de la décision à venir ;

- ordonner au provisoire le transfert de tous les identifiants de connexions, habilitations et Codes d'accès administrateurs des différents comptes ouverts au nom du groupe sur les réseaux sociaux en particulier sur Facebook, Twitter, Gmail et YouTube, sous astreinte de 1 000 euros par infraction constatée et par jour de retard à compter de la signification de la décision à venir ;

- ordonner la publication des motifs et du dispositif de la décision à venir pour une durée de deux mois dans cinq revues, magazines, ou médias au choix des requérants et aux frais avancés par Guillaume L., Katia F., dans la limite de la somme de 3 000 euros par insertion ;

- allouer au provisoire à chacun des quatre requérants la somme provisionnelle de 3 000 euros à valoir sur l'indemnisation de leurs préjudices moraux et économiques manifestes du fait des agissements délictueux des consorts L. et F. ;

- condamner enfin les consorts L. et F. à payer à chacun des quatre requérants une juste indemnité de 2 500 euros sur le fondement de l'article 700 du Code de procédure civile ainsi qu'aux entiers dépens, toute instance confondue.

Ils exposent que:

- Guillaume L. et Katia F. Y C. ont commis des actes de concurrence déloyale en opérant une campagne de dénigrement, de détournement et de désorganisation ainsi qu'une atteinte à la liberté d'expression et d'association dès le 3 juillet 2017 par:

* la formation d'un nouvel ensemble musical portant le même nom dès juillet 2017 ce qui montre que l'activité de concurrence déloyale est préméditée de longue date,

* la publication sur la page facebook du groupe " Lorraine Cross " de plusieurs annonces dénigrant ses membres (vol, détournements de fonds ...),

* la profération de menaces sur les organisateurs de spectacles pour faire annuler les représentations,

- en application de l'article 79 nouveau du Code de procédure civile, la question de fond a autorité de chose jugée dès lors que pour statuer sur la compétence, la cour a dû trancher d'abord cette question, de sorte que d'une part, les intimés sont irrecevables à solliciter reconventionnellement des demandes fondées sur des droits de propriété intellectuelle et d'autre part, l'action dont ils ont saisi le juge de la propriété littéraire et artistique les 3 et 6 mars 2018, n'a aucune incidence sur la présente instance,

- ils justifient donc d'un trouble manifestement illicite; en raison d'une campagne de calomnie, ils ont dû utiliser un autre nom "Wing of Decay" pour pouvoir exister, pourtant également dénigré violemment, ce qui montre que ce n'est pas tant la défense d'une œuvre mais l'empêchement de toute concurrence et l'entrave à la liberté d'expression qui animent les intimés et donc l'intention de nuire est démontrée,

- il est urgent de prendre des mesures conservatoires d'attente, vu la poursuite d'actes délictueux postérieurement à l'assignation ; tout retard dans la prise de mesures conservatoires leur porterait gravement préjudice; il n'existe pas de contestation sérieuses vu que les droits intellectuels concurrents revendiqués ne sont consacrés par aucune décision de justice ni aucun titre; aucun membre ne peut revendiquer pour lui seul un droit d'auteur sur un nom de groupe qui appartient à tous; une action est menée devant la juridiction spécialisée mais cela ne concerne pas la présente instance.

- Les demandes reconventionnelles sont irrecevables et infondées:

*le " constat " du caractère frauduleux d'une marque qui ne leur est pas opposée et qui relève du seul pouvoir d'appréciation de la juridiction spécialisée, statuant au fond, qui est seule habilitée à dire si ce titre de propriété restera valable ou s'il doit être annulé ; de même que la demande de provision au titre de prétendues atteintes à leurs supposées prérogatives d'auteur et de faits connexes de concurrence déloyale qui supposent également une reconnaissance préalable de l'existence et de la portée du monopole qu'ils revendiquent, qui relèvent du seul pouvoir de la juridiction spécialisée, statuant au fond, conformément à l'article L. 331-1 du Code de la propriété intellectuelle qu'ils ont saisie,

*la demande de rétablissement de la page Facebook du groupe " Lorraine Cross " est également irrecevable faute pour les défendeurs de justifier d'une qualité et d'un intérêt pour élever cette prétention, de mettre en cause la société de droit américain Facebook, de s'adresser à la juridiction spécialisée qui est seule habile pour statuer sur cette demande de mainlevée,

*la même fin de non-recevoir doit être réservée aux prétentions articulées pour le compte de l'association frauduleuse formée par les consorts L. - F. Y C. en 2015 constituée près de trois ans après la formation du groupe " Lorraine Cross " (2013) et ne dispose, de ce fait, d'aucun droit opposable aux appelants; au surplus, cette association n'est pas dans la cause, comme le distributeur du groupe " Lorraine Cross " en raison de la soi-disant atteinte portée au logo;

*leur demande au titre de prétendus actes de concurrence déloyale ou parasitaire dont ils ne rapportent pas la preuve,

*leur demande de dommages-intérêts pour appel abusif, dès lors que la cour a déjà donné raison aux appelants en infirmant l'ordonnance du 21 novembre 2017 en toutes ses dispositions.

M. Guillaume L. et Mme Katia F. Y C. dans leurs dernières écritures en date du 15 mars 2018, demandent à la cour, au visa des articles L. 711- 4, L. 111-1, L. 111-2, L. 113-1, L. 112-2, L. 122-1, L. 122-4, L. 331-1, L. 331-3, L. 335-3, L. 335-2 du Code de la propriété intellectuelle, des articles 808 et 809, des articles 31-2 et 599 du Code de procédure civile, des articles 1240 et suivants (ex 1382) du Code civil, de :

Au fond:

- constater que les demandeurs ont déposé la marque " Lorraine Cross " en fraude des droits d'auteurs antérieurs détenus par Monsieur Guillaume L. sur cette dénomination verbale ainsi que dans sa forme figurative créées et utilisées antérieurement pour désigner :

*le titre d'une chanson " Lorraine Cross " composée par Monsieur Guillaume L. ;

*la dénomination de la formation musicale fondée par Monsieur Guillaume L. ;

*le logo imaginé et crée par Monsieur Guillaume L. ;

- constater que les demandeurs ont déposé la marque " Lorraine Cross " en violation des droits antérieurs constitués par la dénomination de l'association précédemment immatriculée par Monsieur Guillaume L. et Madame Katia F..

En conséquence:

- dire et juger que les demandes des appelants à l'action se heurtent à de sérieuses contestations et les débouter de l'ensemble de leurs demandes fins et conclusions.

A titre reconventionnel:

- constater que Monsieur Guillaume L. et Madame Katia F. ont seuls assuré la permanence du projet artistique, moral et politique du groupe tel qu'élaboré dès sa création et détiennent à ce titre le droit d'user seuls de la dénomination du groupe " Lorraine Cross " y compris avec de nouveaux membres qui viendraient s'y intégrer ;

- constater que les actes de concurrence déloyale et de parasitisme commis par Messieurs Der K., F., H. et P. portent atteinte à l'image artistique et commerciale ainsi qu'à la réputation des défendeurs et génèrent un risque de confusion avéré dans l'esprit du public quant à l'identité de la formation musicale " Lorraine Cross " ;

- constater la fermeture frauduleuse et abusive de la page Facebook de Monsieur L. à l'initiative des requérants ;

- constater l'abus de droit d'ester en justice commis par les demandeurs et le préjudice subi par Monsieur Guillaume L. et Madame Katia F..

En conséquence:

- interdire à Messieurs Der K. , F., H. et P. de faire usage du terme " Lorraine Cross " à quelque titre que ce soit et à quelque usage que ce soit sauf pour faire état de leur qualité d'anciens membres du groupe, ce, sous astreinte de 1 000 euros par jour de retard ou par infraction constatée dans un délai de dix jours suivant la signification de la décision à intervenir ;

- ordonner à Monsieur Der K. de notifier à la société Facebook une demande de remise en ligne de la page abusivement désactivée dans un délai de 2 jours suivant la signification de la décision à intervenir et ce, sous astreinte de 1 000 euros par jour de retard ;

- condamner Monsieur Der K. à verser à Monsieur Guillaume L. et Madame Katia F. une provision d'un montant de 10 000 euros en réparation de leur préjudice résultant de la fermeture brutale de leur page Facebook;

- condamner solidairement Messieurs Der K., F., H. et P. à verser à Monsieur Guillaume L. et Madame Katia F., une provision de 15 000 euros à valoir sur la réparation de leur préjudice résultant de l'atteinte à l'image artistique et commerciale ainsi qu'à la réputation de la formation musicale " Lorraine Cross " ;

- condamner solidairement les demandeurs au versement de la somme de 10 000 euros au titre de la réparation de leur préjudice moral résultant de la campagne de harcèlement orchestrée par les demandeurs, en raison des actes de dénigrement dont les défendeurs sont victimes;

- condamner solidairement les demandeurs au versement d'une amende civile de 3 000 euros du fait du caractère abusif de la procédure engagée à l'encontre de Monsieur Guillaume L. et Madame Katia F., les condamner solidairement à verser une somme de 1 000 euros à titre de dommages et intérêts en réparation du préjudice économique et moral subi par les défendeurs.

En tout état de cause:

- se réserver la liquidation des astreintes prononcées ;

- condamner solidairement les demandeurs à verser à Monsieur Guillaume L. et Madame Katia F. la somme de 6 000 euros au titre des dispositions de l'article 700 du Code de procédure civile ainsi qu'aux entiers dépens de la présente instance.

Ils exposent que:

- ils ont engagé une action devant le TGI de Bordeaux pour faire interdire tout acte de contrefaçon et de concurrence déloyale suivant assignation des 3 et 6 mars 2018; le nom " Lorraine Cross " est une œuvre de l'esprit portant l'empreinte de la personnalité de son auteur et donc bénéficie de la protection du Code de la propriété intellectuelle ; ce nom est issu d'une réflexion strictement personnelle suite aux obsèques du grand-père de Guillaume L. et c'est le titre d'une de ses chansons; l'identité artistique de la formation musicale " Lorraine Cross " est indissociable de la personne de Guillaume L. et donc bénéficie de la protection du Code de la propriété intellectuelle ;

- l'association " Lorraine Cross " a été déposée en préfecture avant le dépôt de la marque fait à leur insu,

- le logo est également une œuvre originale protégée qu'ils ont créée ; donc le dépôt de la marque sans y associer Guillaume L. est frauduleux et constitue une contrefaçon mais également une contestation sérieuse sur la validité de la marque au vu des droits d'auteur détenus antérieurement par son auteur,

- l'illicéité n'est donc pas manifeste ce qui interdit toute provision,

- les demandeurs reconnaissent implicitement dans leurs conclusions la titularité des droits d'auteur de Guillaume L., il n'existe donc pas de contestation sérieuse sur ce point,

- Guillaume L. soutient qu'il a assuré la permanence du projet artistique du groupe; or la dénomination appartient à celui des deux groupes qui a assuré la permanence du projet artistique et moral; c'est le groupe créé par Paul Der K. qui a souhaité jouer un autre style de musique ; le caractère indivis et collectif de la dénomination suit la notion de permanence du projet.

Reconventionnellement, ils font valoir que:

- des faits identiques de même nature peuvent être invoqués cumulativement sur le fondement de la contrefaçon et de la concurrence déloyale; la seule différence est qu'il convient de rapporter la preuve de la faute ou d'un préjudice au titre de la copie servile d'un produit concurrent (risque de confusion),

- les appelants ont créé un autre groupe musical concurrent " Wing of Decay " qui n'est que la copie du groupe " Lorraine Cross " en ce qu'il joue les morceaux de Guillaume L., qu'ils ont ouvert une page Facebook identique à celle de " Lorraine Cross ", qu'ils distribuent des produits à l'effigie de " Lorraine Cross ", vendent le premier album de " Lorraine Cross ", profitent de la notoriété de celui ci : il s'agit donc d'actes de parasitisme (utiliser les œuvres, la notoriété, se revendiquer du label, et des éléments d'identification),

- le dépôt de la marque en fraude des droits d'auteur de Guillaume L. constitue un acte de confusion dans l'esprit du public et une atteinte à l'image et à la réputation de " Lorraine Cross "; la fermeture de la page Facebook dans des conditions frauduleuses, la publication d'une autre page, la création d'un groupe concurrent constituent des actes d'appropriation illégitime de la notoriété préexistante sans apporter aucun effort intellectuel supplémentaire;

- les organisateurs de spectacles exigent le règlement de leurs différents avant toute programmation nouvelle,

- le comportement suiveur d'appropriation du fruit du travail de Guillaume L., de la notoriété et des éléments d'identification propres à la formation musicale qu'il a fondée, sont des actes de parasitisme caractéristiques de concurrence déloyale générant un préjudice distinct des actes de contrefaçon,

- la preuve de l'intention de nuire est rapportée par les affirmations mensongères et malveillantes et par le fait de porter en justice devant une juridiction incompétente, soit le tribunal de Toulouse, une action en contrefaçon de droits d'auteur détournant ainsi l'action en justice de son objet

MOTIVATION

Sur les demandes principales

Les parties s'accordent sur la chronologie de la constitution du groupe et des incidents qui ont conduit à sa dispersion. Il en résulte que:

- le groupe musical est constitué à l'origine par Guillaume L. et Paul Der K. en novembre 2012 puis Thomas F., le nom " Lorraine Cross " est adopté en janvier 2013 avec l'ouverture des comptes sociaux;

- un premier membre est remplacé en janvier 2014 avec l'arrivée de M. P.; un compte bancaire commun est ouvert en 2015;

- création d'une association dénommée " Lorraine Cross " aux seuls noms de Guillaume L. et sa compagne Katia F. en mars 2015;

- un deuxième membre est remplacé par M. H. en septembre 2016;

- malgré une forte altercation le 23 mars 2017, la tournée s'est poursuivie vu les engagements contractuels pris;

- la marque et le logo du groupe musical " Lorraine Cross " ont fait l'objet d'un dépôt à l'INPI le 27 mars 2017 publié le 21 avril 2017 par M. Paul Der K., M. Thomas F., M. Stéphane H. et M. Anthony P., à l'insu de Guillaume L. et Katia F.,

- départ de Guillaume L.; il est procédé à son remplacement le 19 mai 2017;

- la tournée à Chypre est annulée par Guillaume L., avec mise en demeure de ne plus user du nom " Lorraine Cross ",

- constitution d'un nouveau groupe par Guillaume L. (cf publications Facebook en juillet 2017 avec recrutement de 4 nouveaux membres) sous le même nom " Lorraine Cross ".

Conformément aux dispositions de l'article 808 du Code de procédure civile, peuvent être ordonnées en référé, dans tous les cas d'urgence, toutes les mesures qui ne se heurtent à aucune contestation sérieuse ou que justifie l'existence d'un différend.

En vertu de l'article 809, premier alinéa, du Code de procédure civile, peuvent toujours être prescrites en référé, même en présence d'une contestation sérieuse, les mesures conservatoires ou de remise en état qui s'imposent, soit pour prévenir un dommage imminent, soit pour faire cesser un trouble manifestement illicite.

Le trouble manifestement illicite se définit comme toute perturbation résultant d'un fait matériel ou juridique qui directement ou indirectement constitue une violation évidente de la règle de droit, une méconnaissance d'un droit et corrélativement d'une interdiction les protégeant, auxquelles le juge des référés peut mettre un terme à titre provisoire.

La condition de l'absence de contestation sérieuse n'est pas requise par l'article 809 al. 1er du Code de procédure civile, seule la preuve de l'existence même du trouble et son caractère manifestement illicite doit être rapportée.

Celui qui prétend subir un préjudice du fait d'actes de concurrence déloyale peut demander qu'en attendant qu'il soit définitivement statué au fond, soit ordonnée à titre provisoire et sous astreinte comminatoire la cessation des agissements reprochés.

Les actes de concurrence déloyale constituent un trouble manifestement illicite malgré le principe de la libre concurrence dès lors que sont justifiés des faits ou comportements qui procurent un avantage indu par risque de confusion entre deux personnes pouvant se trouver en situation de concurrence, par dénigrement ou désorganisation.

L'action en contrefaçon engagée devant le Tribunal de grande instance de Bordeaux par actes des 3 et 6 mars 2018 se distingue de la présente action devant le juge de l'évidence, destinée à faire cesser des actes de concurrence déloyale dès lors qu'elle ne repose pas sur la protection d'un droit privatif, les appelants ne fondant pas leur action sur la protection de la marque déposée à l'INPI mais invoquant des actes de dénigrement et de désorganisation de nature à entraîner une confusion dans l'esprit du public et à leur causer un préjudice.

Le groupe musical " Lorraine Cross ", exerçant dans le domaine du "Hard Rock traditionnel, du Heavy et du Speed Metal", fondé initialement par Guillaume L., et Paul Der K., est composé de 5 membres musiciens dont M. Thomas F., M. Stéphane H. et M. Anthony P., Katia F. Y C. revendiquant la qualité de manager.

Guillaume L. a quitté ce groupe avec sa compagne Katia F. en mai 2017 et ils ont constitué aussitôt un autre groupe musical exerçant dans le même domaine musical et portant le même nom (concert du 7 octobre 2017 à Montpellier).

Or, s'agissant d'un groupe, le nom n'appartient pas à un seul membre et Guillaume L. ne justifie d'aucun titre lui permettant d'en revendiquer l'exclusivité. Ayant quitté le groupe, il ne peut donc revendiquer que la qualité "d'ancien membre de Lorraine Cross".

Dès lors, l'usage du même nom qu'un groupe musical en activité et ce dans le même genre musical, est de nature à créer une confusion dans l'esprit du public sur l'identité des deux groupes ainsi concurrents, ce qui constitue un trouble manifestement illicite. Et l'action en contrefaçon ou, en reconnaissance d'un droit d'auteur et en contestation du dépôt de la marque considéré frauduleux, poursuivie très récemment en cours d'instance et en tout cas postérieurement aux faits reprochés, ne constitue une contestation sérieuse ni du trouble ni de son caractère manifestement illicite.

Par ailleurs, au travers de plusieurs publications sur le compte Facebook du groupe " Lorraine Cross ", Guillaume L. et Katia F. se sont livrés à des faits de dénigrement à l'égard du groupe et des membres qui le composent.

Le dénigrement consiste à porter atteinte à l'image de marque d'une entreprise afin de détourner sa clientèle en usant de propos ou d'arguments répréhensibles ayant ou non une base exacte.

En l'espèce, il ressort de la lecture des publications sur Facebook que Guillaume L. et Katia F. ont très explicitement utilisé ce moyen déloyal qui dépasse le droit de libre critique, en usant de termes portant atteinte à l'honorabilité des appelants, les accusant de fraude, de vol, de fourberie ou tromperie:

- notamment en juillet 2017: " moi Guillaume L., fondateur et bassiste de Lorraine Cross (...) "ce dépôt à l'INPI est frauduleux à bien des égards ne serait ce que le fait qu'il s'approprie le logo du groupe, protégé au titre de la propriété intellectuelle", Guillaume L. a désigné les autres membres du groupe comme des imposteurs alors qu'il n'était titulaire d'aucun droit reconnu n'ayant agi en justice qu'un an plus tard en mars 2018;

- à la même date Katia F. Y C. a fait état "d'agissements frauduleux de la part des 4 ex-individus de Lorraine Cross" alors qu'"il y a des droits d'auteur à ce sujet qui concernent Guillaume", "des gens qui n'ont aucun honneur, et qui ont tout préparé, fomenté des mois à l'avance dans notre dos ...", "machination et de trahison", "ils sont partis en emportant tout le merch ..."

Enfin, il est justifié d'actes de désorganisation par l'annulation par Katia F. et Guillaume L. de participations ou concerts du groupe " Lorraine Cross " animés par les appelants':

- courriel de M. David C. du 27 septembre 2017 "nous avons été contactés par votre ancienne manageuse Katia qui nous a fait part d'un lourd conflit et nous a indiqué qu'un procès aurait lieu ... nous n'avons pas à subir ces tensions, nous préférons nous retirer du jeu tant que votre affaire n'est pas réglée entre vous",

- courriel de Guillaume L. du 2 octobre 2017 destiné à l'organisateur d'une manifestation de Lorraine Cross prévue le 13 octobre dans le bar les Rhunes à Bordeaux, interdisant de se produire sous ce nom et de jouer certains morceaux dont il se prétend l'auteur,

- courriel du 20 octobre 2017 du gérant de l'Acoustic Bar attestant d'une intervention de Katia F. Y C. pour interdire l'usage du nom " Lorraine Cross " lors d'une manifestation le 18 novembre 2017,

- courriel de Guillaume L. du 3 janvier 2018 à l'organisateur d'un concert de " Lorraine Cross " le 24 mars 2018 au bar San Pedro à Montpellier interdisant l'usage du nom, de jouer certains morceaux et de vendre du merchandising au nom du groupe.

Dans ces conditions, il est suffisamment justifié de la commission d'actes de concurrence déloyale par:

- la constitution par M. L. et Mme F. Y C. d'une formation musicale concurrente dotée de la même dénomination que celle du groupe "Lorraine Cross" précédemment formé par eux, de nature à créer un risque de confusion,

- la publication de propos et le développement de faits et comportements de nature à désorganiser le groupe et à en dénigrer les membres.

Ces actes caractérisent ainsi un trouble manifestement illicite qu'il appartient au juge des référés de faire cesser immédiatement dans l'attente du règlement du litige en contrefaçon, en reconnaissance d'un droit d'auteur et en contestation du dépôt de marque.

Les mesures sollicitées pour faire cesser ce trouble apparaissent proportionnées à l'atteinte au droit de la libre concurrence protégé. Il y sera fait droit dans les conditions visées au dispositif.

Sur les autres demandes

La présente décision qui ordonne des mesures conservatoires et de sauvegarde, étant par nature provisoire et n'ayant pas autorité de chose jugée au principal, il n'y a pas lieu de faire droit à la demande visant à ordonner la publication des motifs et du dispositif de la décision à venir pour une durée de deux mois dans cinq revues, magazines, ou médias au choix des requérants et aux frais avancés par Guillaume L., Katia F., dans la limite de la somme de 3 000 euros par insertion.

Il convient également de rejeter la demande de provision à valoir sur le préjudice économique et moral subi par les appelants dès lors que, si conformément à l'article 809 al2 du Code de procédure civile, l'obligation n'est pas sérieusement contestable, son montant est totalement incertain notamment quant à la renommée du groupe et l'impact financier réel des agissements déloyaux et justifie une analyse des pièces qui ne relève que des attributions du juge du fond.

Sur les demandes reconventionnelles

Il n'appartient pas au juge des référés, juge de l'évidence, de constater le caractère frauduleux du dépôt de la marque " Lorraine Cross " et ce d'autant que seule la juridiction bordelaise, déjà saisie, est habilitée à trancher ce type de litige en application du Code de la propriété intellectuelle. Et, la demande reconventionnelle en concurrence déloyale n'est que l'accessoire de l'action principale engagée par les intimés visant la reconnaissance des droits d'auteur de Guillaume L..

Et, ils sont d'autant moins fondés à revendiquer la qualité de victimes d'actes de concurrence déloyale qu'après avoir quitté le groupe " Lorraine Cross ", ils ont créé un groupe dissident qui emprunte tous les moyens d'identification du groupe originel. La création du groupe "Wing of Decay" par les appelants n'a été qu'un moyen pour eux de contourner les actes de dénigrement et de désorganisation perpétrés par Guillaume L. et Katia F..

Par ailleurs, ils ne démontrent pas l'abus du droit pour les appelants d'ester en justice.

Ils seront donc déboutés de leurs demandes.

Eu égard aux circonstances de la cause et à la position des parties, il est inéquitable de laisser à la charge de M. Paul Der K., M. Thomas F., M. Stéphane H. et M. Antony P., la totalité des frais exposés et non compris dans les dépens, ce qui commande l'octroi de la somme de 2000€ sur le fondement de l'article 700 du Code de procédure civile.

Par ces motifs, Dit que Guillaume L. et Katia F. Y C. se sont livrés à des actes de concurrence déloyale envers Paul Der K., Thomas F., Stéphane H. et Antony P. en leur qualité de membre de la formation musicale " Lorraine Cross ", par confusion, dénigrement et désorganisation, caractérisant un trouble manifestement illicite. Fait interdiction à Guillaume L. et Katia F. Y C. et toute personne qu'ils pourraient interposer, d'utiliser et de reproduire sur tous supports, la dénomination " Lorraine Cross " à titre de dénomination d'un groupe de musique, sauf pour faire état de leur qualité d'anciens membres du groupe " Lorraine Cross ", et ce sous astreinte de 500 euros par infraction constatée et par jour de retard à compter de la signification de la décision à venir et durant une période qui ne peut excéder trois mois. Fait interdiction à Guillaume L. et Katia F. Y C. et toute personne qu'ils pourraient interposer, de s'immiscer de quelque manière que ce soit dans l'activité, la production et la communication artistique des groupes " Lorraine Cross " et " Wings of Decay " sous astreinte de 500 euros par infraction constatée et par jour de retard à compter de la signification de la décision à venir et durant une période qui ne peut excéder trois mois. Ordonne le transfert de tous les identifiants de connexions, habilitations et codes d'accès administrateurs des différents comptes ouverts au nom du groupe " Lorraine Cross " sur les réseaux sociaux en particulier sur Facebook, Twitter, Gmail et YouTube, sous astreinte de 500 euros par infraction constatée et par jour de retard à compter de la signification de la décision à venir et durant une période qui ne peut excéder trois mois. Déboute Paul Der K., Thomas F., Stéphane H. et Antony P. de leur demande de publication des motifs et du dispositif de la décision à venir dans des revues, magazines, ou médias au choix des requérants et aux frais avancés par Guillaume L. et Katia F. Y C.. Déboute Paul Der K., Thomas F., Stéphane H. et Antony P. de leurs demandes en paiement provisionnel. Condamne Guillaume L. et Katia F. Y C. à payer à Paul Der K., Thomas F., Stéphane H. et Antony P. ensemble, une indemnité de 2000 euros sur le fondement de l'article 700 du Code de procédure civile. Condamne Guillaume L. et Katia F. Y C. aux entiers dépens de première instance et d'appel.