ADLC, 31 mai 2018, n° 18-D-07
AUTORITÉ DE LA CONCURRENCE
Décision
Décision relative à des pratiques mises en œuvre dans le secteur des services de traversées maritimes de passagers entre le continent et l'Ile d'Yeu
L'Autorité de la concurrence (commission permanente),
Vu la saisine, enregistrée le 28 mars 2001 sous les numéros F1296 et M281, par laquelle la société Vedettes Inter-Iles Vendéennes a saisi le Conseil de la concurrence, devenu l'Autorité de la concurrence, concernant des pratiques mises en œuvre dans le secteur des services de traversées maritimes de passagers entre le continent et l'Ile d'Yeu et a sollicité, en outre, le prononcé de mesures conservatoires ; Vu le livre IV du Code de commerce ; Vu la décision n° 01-MC-02 du 1er juin 2001 du Conseil de la concurrence relative à une demande de mesures conservatoires présentée par la société Vedettes Inter-Iles Vendéennes dans le secteur des services de traversées maritimes de passagers entre le continent et l'Ile d'Yeu ; Vu la décision n° 04-D-79 du 23 décembre 2004 du Conseil de la concurrence relative à des pratiques mises en œuvre dans le secteur des services de traversées maritimes de passagers entre le continent et l'Ile d'Yeu ; Vu les arrêts de la cour d'appel de Paris du 28 juin 2005 et du 9 juin 2009 ainsi que les arrêts de la Cour de cassation du 17 juin 2008 et du 13 juillet 2010 ; Vu l'arrêt de la cour d'appel de Paris du 20 décembre 2012 et l'arrêt rectificatif du 28 février 2013 ; Vu les autres pièces du dossier ; Le rapporteur, le rapporteur général adjoint, les représentants de la société Vedettes Inter- Iles Vendéennes et la Régie départementale des passages d'eau de la Vendée entendus lors de la séance de l'Autorité de la concurrence du 11 avril 2018, le commissaire du Gouvernement ayant été régulièrement convoqué ;
Adopte la décision suivante :
I. Rappel de la procédure
A. LA SAISINE ET LES PREMIÈRES PHASES DE LA PROCÉDURE
1. Le 28 mars 2001, la société Vedettes Inter-Iles Vendéennes (ci-après " VIIV " ou " la saisissante ") a saisi le Conseil de la concurrence, devenu l'Autorité de la concurrence (ci-après " l'Autorité "), d'une plainte et d'une demande de mesures conservatoires, enregistrées respectivement sous les numéros F1296 et M281, relatives à des pratiques supposées d'abus de position dominante de la Régie départementale des passages d'eau de la Vendée (ci-après la " RDPEV " ou la " Régie ") dans le secteur des services de traversées maritimes de passagers entre le continent et l'Ile d'Yeu.
2. Selon la société VIIV, la Régie aurait abusé de sa position dominante sur le marché du transport maritime de passagers en période estivale entre l'île d'Yeu et le continent en développant une offre de prestations touristiques et de transport à des tarifs inférieurs à leurs prix de revient, en lui refusant l'accès aux gares maritimes de Fromentine et de Port-Joinville, en l'empêchant de s'approvisionner en gazole au port de Fromentine et en laissant stationner la vedette Amporelle pendant plusieurs heures au ponton du port de Fromentine, empêchant ainsi les bateaux de la société VIIV d'embarquer et de débarquer ses passagers.
3. Par une décision n° 01-MC-02 du 1er juin 2001, le Conseil de la concurrence a rejeté la demande de mesures conservatoires de la société VIIV au motif qu'il n'était pas démontré que les pratiques dénoncées aient pu porter une atteinte grave et immédiate à l'entreprise concernée, à l'intérêt des consommateurs, au secteur intéressé ou à l'économie générale.
4. Le 19 décembre 2001, le rapporteur général a notifié six griefs d'abus de position dominante dont des griefs de subventions croisées illicites et de prix prédateurs.
5. Dans sa décision n° 02-S-01 du 29 mai 2002, le Conseil a estimé que les éléments recueillis en l'état par les services d'instruction ne permettaient pas de l'éclairer complètement sur les pratiques dénoncées, notamment en ce qui concernait l'évaluation des recettes et des coûts du navire Amporelle et a, en conséquence, décidé de surseoir à statuer sur cette saisine.
B. L'EXPERTISE SOLLICITÉE PAR LE RAPPORTEUR GÉNÉRAL
6. Un expert a alors été mandaté par le Rapporteur général afin de mener une analyse de la couverture des coûts de la Régie par ses prix. L'expert a analysé la couverture des coûts par les prix en retenant, pour ce faire, uniquement l'activité de la Régie sur la période estivale, au motif que les concurrents de la RDPEV ne fournissaient leurs services que pendant cette période. Il a également restreint son analyse à la profitabilité du navire Amporelle, au motif que ce navire était le plus directement en concurrence avec les navires des sociétés concurrentes (cotes 67 à 69). L'expert s'est enfin concentré sur les années 1998, 1999 et 2000, à la demande du Rapporteur général (cotes 1 et 2).
7. L'expert a ensuite déterminé les coûts de l'activité estivale de la RDPEV liée à l'Amporelle. À partir des données communiquées par la RDPEV, et sur la base des éléments discutés par la saisissante et la Régie, l'expert a considéré que certains postes de coût non supportés par la Régie sur la période allant de 1998 à 2000 devaient toutefois être pris en compte aux fins d'apprécier les coûts de l'activité estivale de l'Amporelle. En particulier, l'expert a retenu dans son analyse que le coût pertinent lié à l'Amporelle n'était pas le loyer effectivement subi par la RDPEV sur la période étudiée, mais le coût qu'elle aurait dû subir si elle avait acquis le navire Amporelle et l'avait amorti sur une période de quinze ans avec un taux d'intérêt de 10 %(cotes 70 à 78). L'expert a, pour ce faire, estimé que la valeur des loyers effectivement acquittés par la RDPEV était " inférieure au montant supporté par le Département qui en [prenait] ainsi une partie à sa charge. La chambre régionale des comptes a demandé leur réévaluation en 1997, ce que le département a fait en 2001 avec l'application de chartes parties (contrats d'affrètement) réévaluées et la facturation à la Régie de nouveaux montants de loyers " (cote 70).
8. Par ailleurs, l'expert a considéré qu'il était nécessaire de réintégrer les charges d'assurances et de grosses réparations que le Conseil général aurait " indument supportées ".
9. En revanche, l'expert a estimé, s'agissant de la prise en compte des subventions versées par le département visant à compenser les missions de service public pendant la période estivale, que les recettes spécifiques liées à la compensation des contraintes de service public ne devaient pas être prises en compte dans ses calculs dès lors que l'Amporelle assurait un service comparable à celui rempli par les compagnies privées pendant la saison estivale.
10. Ainsi, menant un examen sur la base d'un standard de coût total moyen avec une répartition des charges indirectes selon des clés d'allocation explicitées entre les bateaux, d'une part (cotes 62 à 65), et entre la période estivale et la période hivernale, d'autre part (cotes 85 à 88), l'expert a conclu à l'absence de profitabilité de l'activité estivale de la RDPEV liée à l'Amporelle (cotes 44 à 95).
C. LA DÉCISION N° 04-D-79 ET SES SUITES
11. Sur la base de l'ensemble de ces éléments et d'un complément d'instruction, deux griefs ont été notifiés, le 10 novembre 2003, à la RDPEV. La cour d'appel a relevé, dans son arrêt du 20 décembre 2012, que cette seconde notification des griefs après renvoi à l'instruction avait, en l'espèce, annulé et remplacé la première notification en date du 19 décembre 2001. La notification des griefs du 10 novembre 2003a retenu que la Régie avait abusé de sa position dominante en 1998, 1999 et 2000, d'une part, en utilisant une partie des subventions du département pour financer, sur l'Amporelle, pendant la période estivale, des prix de vente inférieurs aux coûts totaux perturbant ainsi durablement le marché, et, d'autre part, en pratiquant des prix prédateurs pour le transport de passagers pendant la période estivale. En revanche, l'instruction n'a pas permis d'établir l'existence des autres pratiques dénoncées dans la saisine.
12. Par une décision n° 04-D-79 du 23 décembre 2004, le Conseil de la concurrence a considéré qu'il n'était pas établi que la RDPEV avait enfreint l'article L. 420-2 du Code de commerce. Plus précisément, après avoir établi que la Régie était en position dominante sur le marché des transports maritimes de passagers entre l'Ile d'Yeu et les sites continentaux de Fromentine, La Fosse et Saint-Gilles-Croix-de-Vie pendant la période estivale, le Conseil de la concurrence a estimé que les tarifs pratiqués par la RDPEV pour le transport de passagers sur l'Amporelle étaient supérieurs à ses coûts incrémentaux dans la mesure où, notamment, les coûts fixes liés à l'exploitation de l'Amporelle, en particulier le loyer, ne constituaient pas des coûts incrémentaux. Cette décision se fondait notamment sur l'arrêt du Conseil d'État du 30 juin 2004 relatif à la légalité de l'arrêté du 30 mars 1998 portant règlement d'utilisation des installations portuaires de Fromentine : le Conseil de la concurrence a considéré que, du fait des obligations de service public imposées à la Régie, ces coûts n'auraient pas pu être évités si la Régie n'avait pas exercé d'activité sur le marché concurrentiel pendant la période estivale. La décision estimait par suite que, dès lors que les recettes dégagées par l'activité concurrentielle de la Régie couvraient les coûts incrémentaux associés à cette activité, il n'était pas établi que la Régie utilisait tout ou partie de l'excédent de ressources que lui procurait son activité sous monopole pour subventionner une offre présentée sur un marché concurrentiel.
13. Cette décision a fait l'objet d'un recours formé par la saisissante. Dans un premier arrêt en date du 28 juin 2005, la cour d'appel de Paris a rejeté ce recours en confirmant notamment le périmètre des coûts pertinents à prendre en compte pour la détermination du coût incrémental. Toutefois, la Cour de cassation a estimé, dans un arrêt du 17 juin 2008, que la cour d'appel aurait dû rechercher, aux fins de déterminer le coût incrémental de l'activité en concurrence, si la Régie était dans l'obligation de supporter le coût de l'Amporelle pour assurer ses missions de service public.
14. Sur renvoi, la cour d'appel de Paris a confirmé la décision du Conseil de la concurrence par un arrêt en date du 9 juin 2009. La cour a estimé qu'il n'était pas établi que la RDPEV aurait abusé de sa position dominante. Elle a notamment considéré que les tests de coût traditionnellement utilisés en droit de la concurrence n'étaient pas pertinents en l'espèce, compte tenu de la spécificité de l'entreprise mise en cause, en ce qu'elle bénéficiait de subventions d'équilibre et proposait des services identiques relevant tantôt de missions de service public, et tantôt d'une activité concurrentielle.
15. Cet arrêt a été censuré par la Cour de cassation, dans un arrêt en date du 13 juillet 2010. La haute juridiction a notamment jugé, censurant sur ce point la cour d'appel, que les tests de coût utilisés en droit de la concurrence étaient pertinents pour apprécier les prix d'une activité concurrentielle pratiqués par une entreprise exerçant par ailleurs des missions de service public.
16. Sur renvoi, la cour d'appel de Paris a annulé la décision n° 04-D-79 du Conseil de la concurrence par un arrêt du 20 décembre 2012. Elle a tout d'abord estimé que le Conseil n'avait pas correctement défini le niveau des coûts incrémentaux liés à l'exploitation de l'Amporelle d'avril à septembre, notamment s'agissant de la prise en compte des loyers payés par la Régie au département, faute d'avoir fait une juste appréciation de la nécessité pour la RDPEV d'utiliser l'Amporelle pour accomplir ses missions de service public. La cour a ensuite précisé que, même dans l'hypothèse retenue par la décision contestée, suivant laquelle les prix auraient été supérieurs aux coûts incrémentaux, ils étaient, en tout état de cause, inférieurs aux coûts totaux, de sorte que le Conseil de la concurrence aurait dû rechercher l'existence d'effets anticoncurrentiels.
17. Cet arrêt a fait l'objet d'un arrêt rectificatif en date du 28 février 2013, qui corrige plusieurs erreurs matérielles.
18. Le nouvel examen au fond de l'affaire mené par les services d'instruction de l'Autorité de la concurrence a conduit à l'établissement d'une proposition de non-lieu, notifiée à la saisissante et à la RDPEV le 19 décembre 2017.
II. Constatations
A. LES ENTREPRISES CONCERNÉES
1. LA RÉGIE DÉPARTEMENTALE DES PASSAGES D'EAU DE LA VENDÉE
19. Entre 1900 et 1959, la liaison maritime entre l'Ile d'Yeu et le continent, au départ du site de Fromentine, avait fait l'objet d'une adjudication au profit d'une compagnie privée, l'Islaise, avant d'être assurée de 1950 à 1959 par un armateur, Jean Bonnin, qui avait obtenu du département la concession du service postal entre le continent et l'Ile d'Yeu. En 1959, le Conseil général de la Vendée a créé la RDPEV, appelée commercialement aujourd'hui Compagnie Yeu Continent.
20. La RDPEV est un établissement public industriel et commercial. Elle est dotée de la personnalité morale et de l'autonomie financière.
21. La Régie est titulaire de missions de service public déléguées par le département de la Vendée et, en particulier, l'exploitation directe d'un service maritime de passages d'eau entre l'Ile d'Yeu et le continent. Elle assure, toute l'année, le transport de passagers, de véhicules et de marchandises, au départ du site de Fromentine. Jusqu'en 1986, elle était la seule à desservir l'Ile d'Yeu au départ de ce site.
22. La RDPEV reçoit au titre de ses missions de service public une subvention d'exploitation versée par le département. Jusqu'en 1994, la compensation nécessaire à l'équilibre des comptes de la Régie reposait sur l'affectation de l'excédent des recettes du pont de Noirmoutier, également exploité par la RDPEV, et une prise en charge du solde éventuel par le département. De 1991 à 1994, les charges de service public ont été prises en compte aux fins de déterminer le montant des loyers des navires loués par le Conseil général à la RDPEV. De 1995 à 2000, lesdites charges étaient compensées en partie par leur prise en compte dans la fixation des loyers des navires et en partie par une compensation directe du département (cotes 255 et 256).
23. En 1997, la chambre régionale des comptes des Pays de la Loire avait relevé la nécessité que soit mise en place une plus grande transparence dans le subventionnement des missions de service public, par le biais, notamment, d'une meilleure définition de ces missions et par la réévaluation des loyers versés par la Régie. Une telle réévaluation a été opérée à compter de 2001, avec la signature de chartes parties (nouveaux contrats d'affrètement, voir cote 70).
24. Par ailleurs, l'arrêté n° 98 DST-SIRM-SM021 du président du Conseil général de Vendée, portant règlement de police applicable aux ports de commerce, de pêche et de plaisance de Port-Joinville (Ile d'Yeu) prévoyait qu'un ponton, distinct de celui réservé à la RDPEV, était réservé aux vedettes à passagers des armements privés. L'article 25 de cet arrêté, applicable au ponton réservé aux armements privés, précisait : " L'accostage et le stationnement des vedettes à passagers sont autorisés uniquement de la semaine avant Pâques au 15 octobre de chaque année ". Cette disposition a été annulée par le tribunal administratif de Nantes dans un jugement du 20 mai 2003. Ainsi, entre 1998 et 2003, la Régie bénéficiait d'un monopole réglementaire sur les liaisons maritimes pour les passagers entre l'Ile d'Yeu et le continent pendant la saison hivernale.
25. Enfin, la RDPEV a bénéficié jusqu'en 2004 d'un traitement favorable relatif à l'accès au ponton du port de Fromentine, puisqu'aucun concurrent ne pouvait y accoster lorsque l'un de ses navires était présent, sans qu'une interdiction similaire ne soit également imposée à la RDPEV (comme il a été relevé par arrêt du Conseil d'Etat, 30 juin 2004, n°250124, publié au Recueil).
2. LA SOCIÉTÉ VEDETTES INTER-ÎLES VENDÉENNES
26. À partir de 1986, la société S3AI, sous l'enseigne Navix, a proposé des transports de passagers, pendant la saison estivale, au départ de La Fosse et Saint-Gilles-Croix-de-Vie. En 1991, l'exploitation de ces lignes a été cédée aux Établissements Bodin, puis, en 1995, à la société VIIV. À compter de 1998, la société VIIV, outre les départs de La Fosse et Saint-Gilles-Croix-de-Vie, a exploité une troisième liaison vers l'Ile d'Yeu depuis le site de Fromentine.
27. La société VIIV a fait l'objet d'une procédure de liquidation judiciaire ouverte le 6 juin 2007 par le tribunal de commerce de La-Roche-sur-Yon et n'est, depuis cette date, plus active sur le marché.
3. LES AUTRES COMPAGNIES
28. Deux autres compagnies desservent ou ont desservi l'Ile d'Yeu pour le transport de passagers. La Compagnie vendéenne assure le transport de passagers vers l'Ile d'Yeu pendant la saison estivale depuis Saint-Gilles-Croix-de-Vie, et, depuis l'an 2000, au départ de Fromentine.
29. La société NGV exploitait depuis 2000une liaison journalière entre l'Ile d'Yeu et Les Sables d'Olonne, de début avril à fin septembre, avec une vedette rapide. Cette dernière société est toutefois sortie du marché en 2006.
B. LES FLOTTES
30. Les transports entre l'Ile d'Yeu et le continent sont assurés soit par des ferries, qui effectuent la traversée en environ 70 minutes (depuis Fromentine) et transportent des véhicules et des marchandises, soit par des navires de grande vitesse, qui effectuent la traversée en 30 à 45minutes (depuis Fromentine) et ne transportent que des passagers.
31. Entre 1998 et 2000, la RDPEV exploitait deux ferries, le " Vendée " et l' " Insula Oya II " (700 passagers chacun) et une vedette rapide, l' " Amporelle " (350 passagers). Elle exploite aujourd'hui un ferry, l' " Insula Oya II " (capacité réduite en 2006 à 250 passagers), ainsi que deux catamarans, le " Pont d'Yeu " et " Le Châtelet " (430 passagers chacun).
32. Entre 1998 et 2000, la société VIIV exploitait 3 vedettes rapides : " l'Amiral de Joinville " (191 passagers), " l'Amiral de Tourville " (244 passagers) et " l'Amiral de Bougainville " (171 passagers).
C. LA DEMANDE
33. Pour le transport de passagers, la demande regroupe deux catégories de clientèle : d'une part, la clientèle des islais et de certains continentaux, qui ont besoin d'une liaison régulière toute l'année et, d'autre part, la clientèle des touristes appelés " escapadeurs " qui, pendant la saison estivale, souhaitent passer une journée sur l'Ile d'Yeu.
34. Du fait de l'activité touristique pendant la période estivale, le nombre de passagers transportés en " été " (d'avril à septembre) est beaucoup plus important que celui transporté en " hiver " (octobre à mars). Ainsi, en 1999 par exemple, les passagers transportés en hiver représentaient 25 % du trafic annuel de la RDPEV et ceux transportés en été 75 %.
D. LES DIFFÉRENTS SITES DE DÉPART SUR LE CONTINENT
35. Historiquement, les premières liaisons maritimes vers l'Ile d'Yeu, accostant dans le port de Port-Joinville, étaient assurées au départ du site de Fromentine (commune de La Barre-de-Monts en Vendée). De septembre à avril, la seule liaison pour les passagers vers l'Ile d'Yeu était, et est encore aujourd'hui celle de la RDPEV au départ de Fromentine. Le site de Fromentine présente en effet un intérêt particulier l'hiver, car il est plus abrité et permet un voyage plus confortable que depuis Saint-Gilles-Croix-de-Vie. En revanche, les marées et l'ensablement progressif du goulet de Fromentine posent des problèmes de sécurité particuliers pour la navigation des navires, été comme hiver.
36. Aujourd'hui, les liaisons maritimes pour les passagers pour l'Ile d'Yeu sont assurées pendant la saison touristique depuis trois sites :
- Fromentine : RDPEV, Compagnie vendéenne ;
- La Fosse (à 500 mètres du site de Fromentine) : Compagnie vendéenne ;
- Saint-Gilles-Croix-de-Vie : Compagnie vendéenne ;
37. Entre 1998 et 2000, les liaisons maritimes pour les passagers pour l'Ile d'Yeu pendant la saison touristique étaient assurées depuis quatre sites :
- Fromentine : RDPEV, VIIV et Compagnie vendéenne ;
- La Fosse : VIIV ;
- Saint-Gilles-Croix-de-Vie : VIIV et Compagnie vendéenne ;
- Les Sables d'Olonne : NGV.
38. Les sites de Fromentine, La Fosse et Saint-Gilles-Croix-de-Vie sont relativement proches l'un de l'autre, et les différentes liaisons maritimes sont relativement équivalentes en temps et en confort. Les sociétés qui, comme la VIIV, et la Compagne Vendéenne, desservaient l'Ile d'Yeu à partir de plusieurs ports sur le continent pratiquaient des prix identiques, quel que soit le port de départ, La Fosse, Fromentine ou Saint-Gilles-Croix-de-Vie.
III. Discussion
A. LA RÉPARTITION DES COMPÉTENCES ENTRE L'AUTORITÉ ET LE JUGE ADMINISTRATIF
39. Comme l'a jugé le Tribunal des conflits, " si dans la mesure où elles effectuent des activités de production, de distribution ou de services les personnes publiques peuvent être sanctionnées par le Conseil de la concurrence agissant sous le contrôle de l'autorité judiciaire, les décisions par lesquelles ces personnes assurent la mission de service public qui leur incombe au moyen de prérogatives de puissance publique, relèvent de la compétence de la juridiction administrative pour en apprécier la légalité et, le cas échéant, pour statuer sur la mise en jeu de la responsabilité encourue par ces personnes publiques " (Tribunal des conflits, 18 octobre 1999, préfet de la région Ile-de-France, préfet de Paris, affaire dite " Aéroports de Paris ", n° 03174, publié au Recueil).
40. La Cour de cassation a jugé, dans le même sens, que " les décisions par lesquelles les personnes publiques ou les personnes privées chargées d'un service public exercent la mission qui leur est confiée et mettent en œuvre des prérogatives de puissance publique et qui peuvent constituer des actes de production, de distribution et de services au sens de l'article 53 de l'ordonnance du 1er décembre 1986 entrant dans son champ d'application, ne relèvent pas de la compétence du Conseil de la concurrence ; qu'il en est autrement lorsque ces organismes interviennent par leurs décisions hors de cette mission ou ne mettent en œuvre aucune prérogative de puissance publique " (Cour de cassation, 16 mai 2000, affaire " Semmaris ", n° 98-11800, publié au Bulletin).
41. Plus récemment, le Tribunal des conflits a rappelé que, selon l'article L. 410-1 du Code de commerce, les règles définies au livre quatrième de ce Code, relatif à la liberté des prix et de la concurrence, s'appliquent à toutes les activités de production, de distribution et de services, y compris celles qui sont le fait de personnes publiques, notamment dans le cadre de conventions de délégation de service public, mais que l'Autorité n'était pas compétente pour sanctionner les pratiques anticoncurrentielles " en ce qui concerne les décisions ou actes portant sur l'organisation du service public ou mettant en œuvre des prérogatives de puissance publique " (Tribunal des conflits, 4 mai 2009, Société Editions Jean-Paul Gisserot, n° 3714, publié au Recueil).
42. Il en résulte que l'Autorité est compétente pour sanctionner les comportements qui ne relèvent pas de prérogatives de puissance publique ou de l'organisation du service public ainsi que les pratiques qui sont " détachables de l'appréciation de la légalité d'un acte administratif " (Tribunal des conflits, 18 octobre 1999, préfet de la région Ile-de-France, préfet de Paris, affaire " Aéroports de Paris ", précitée).
43. En l'espèce, si le département de la Vendée a bien confié une mission de service public à la Régie, l'Autorité est compétente pour apprécier les pratiques tarifaires mises en œuvre par la Régie dans le cadre de son activité concurrentielle, lesquelles sont détachables de l'appréciation de la légalité des actes administratifs d'organisation du service public ou manifestant l'exercice de prérogatives de puissance publique, comme l'ont déjà jugé à plusieurs reprises la cour d'appel de Paris et la Cour de cassation dans cette affaire. Ce point n'est, au demeurant, plus contesté par les parties.
44. En revanche, contrairement à ce qu'affirme la saisissante, il n'appartient pas à l'Autorité de la concurrence de se prononcer sur l'opportunité des choix opérés par le Conseil général de Vendée quant à l'organisation de service public, s'agissant notamment de la décision d'acquérir lui-même des navires (cotes 341 à 350), de supporter les charges d'assurances et de grosses réparations s'y rapportant (cotes 367 à 389), d'imposer l'utilisation de ses navires à l'entité chargée de l'exécution des missions de service public (cotes 351 à 366) et de fixer pour ces navires un loyer qui tenait compte de la compensation de service public qu'il entendait attribuer à ladite entité (cotes 255 et 256).
45. À cet égard, en ce qui concerne plus particulièrement les loyers, il apparaît que, contrairement à ce que fait valoir la saisissante dans ses observations, le coût correspondant, supporté par la Régie, résultait bien de décisions prises par le Conseil général, au moyen de prérogatives de puissance publique, dans le cadre de sa compétence d'organisation du service public. La mise à disposition des navires moyennant loyer était en effet prévue par les statuts de la RDPEV adoptés par le Conseil général, dont l'objet visait expressément les dispositions relatives aux régies locales chargées de missions de service public (cotes 351 à 366).
B. SUR L'ABUS DE POSITION DOMINANTE ALLÉGUÉ
46. Dans la mesure où, comme il sera démontré ci-après, l'Autorité considère que les pratiques dénoncées en l'espèce ne sont pas susceptibles d'être qualifiées d'abusives, il n'y a pas lieu de développer l'analyse relative à la définition du marché pertinent et à la position de la Régie sur ce marché.
1. RAPPEL DE LA PRATIQUE DÉCISIONNELLE ET DE LA JURISPRUDENCE EN MATIÈRE DE PRATIQUES TARIFAIRES
47. Une pratique de prix bas mise en œuvre par une entreprise en position dominante peut être qualifiée de pratique de prix prédateurs lorsque les prix ne permettent pas à l'entreprise dominante de couvrir certains coûts.
48. Une pratique de prix bas peut également être qualifiée de pratique de prix d'éviction en raison de ses effets potentiels sur la concurrence. Comme souligné par la cour d'appel de Paris dans son arrêt du 6 novembre 2014, " la Cour de justice a, dans [l'arrêt Post Danmark A/S contre Konkurrencerådet, aff. C-23/14, point 27] estimé que cette grille de lecture n'est pas seulement pertinente pour apprécier la licéité de pratiques de prix prédateurs, en se fondant sur une comparaison des prix concernés et de certains des coûts encourus par l'entreprise dominante ainsi que sur la stratégie objectivement menée par celle-ci, mais aussi, plus largement, pour apprécier la légalité de toute pratique de prix bas mise en œuvre par une entreprise occupant une position dominante au regard de la prohibition des abus de position dominante " (cour d'appel de Paris, arrêt du 6 novembre 2014, RG n° 2013/01128, page 47).
49. En pratique, en droit français comme en droit européen (voir notamment cour d'appel de Paris, 28 juillet 2016, RG n° 2016/11253, page 8 ; voir également la décision n° 17-D-16du 7 septembre 2017 de l'Autorité relative à des pratiques mises en œuvre par la société Engie dans le secteur de l'énergie, paragraphes 52 à 54), la mise en œuvre du test de coût, qu'il s'agisse d'apprécier l'existence d'un prix prédateur ou d'une pratique de prix d'éviction, mobilise un double standard de coût et s'articule ainsi :
- les prix sont présumés licites, et considérés en " zone blanche " lorsque les prix pratiqués par l'entreprise en position dominante sont supérieurs aux coûts totaux moyens (définis comme la moyenne de tous les coûts qu'une entreprise supporte) dans le cas d'une entreprise " mono-produit " ou supérieurs au coût incrémental moyen (habituellement défini comme la moyenne de tous les coûts qui auraient pu être évités en ne produisant pas du tout un produit déterminé) dans le cas d'une entreprise " multi-produit ". Dans des situations où le prix est supérieur au coût total moyen ou au coût incrémental moyen, l'activité dont on examine le prix est profitable ;
- les prix sont présumés illicites et considérés en " zone noire (ou rouge) " lorsqu'ils sont inférieurs à la moyenne des coûts évitables (définis comme la moyenne des coûts qui auraient pu être évités si l'entreprise n'avait pas produit la quantité de produit qui fait l'objet de l'analyse) en principe car le prix ne couvrant pas le coût évitable moyen, l'entreprise subit une perte supplémentaire pour toute vente additionnelle ;
- lorsque les prix sont inférieurs au coût total moyen/coût incrémental moyen mais supérieurs au coût évitable moyen, ils sont considérés en " zone grise " et la pratique doit être considérée comme abusive s'il peut être prouvé, soit que les prix sont fixés dans le cadre d'un plan ayant pour but d'éliminer un ou des concurrent(s), soit que les prix sont susceptibles de provoquer des effets, potentiels ou réels, d'éviction. La preuve de ces effets peut être rapportée, notamment mais non exclusivement, par des éléments documentaires attestant une stratégie anticoncurrentielle de la part de l'entreprise dominante (prédation), mais aussi par l'établissement de l'existence d'un subventionnement croisé, en ce que celui-ci atteste que l'entreprise en position dominante est en mesure de conserver sur une longue période des prix inférieurs à ses coûts incrémentaux et par conséquent d'exclure ses concurrents (prédation ou effet d'éviction).
50. Dans sa mise en œuvre un test de coût repose en principe sur les données de coûts d'un concurrent hypothétique aussi efficace que l'opérateur dominant, c'est-à-dire, en pratique, sur les données de coûts de l'entreprise dominante elle-même. Ainsi, dans l'affaire Deutsche Telekom, le Tribunal a indiqué que " le caractère abusif des pratiques tarifaires d'une entreprise dominante est en principe déterminé par référence à sa propre situation et, partant, par référence à ses propres tarifs et coûts, et non par référence à la situation des concurrents actuels ou potentiels " (Tribunal, 10 avril 2008, Deutsche Telekom AG/Com., aff. T-271/03, paragraphe 188, confirmé par l'arrêt de la Cour de justice du 14 octobre 2010, Deutsche Telekom, aff. C-280/08 P, points 196 et 200 ; voir également l'arrêt de la Cour de justice du 17 février 2011, TeliaSonera, aff. C-52/09, point 41 et l'arrêt de la Cour de justice du 27mars 2012, Post Danmark, aff. C-209/10, point 28).
51. La cour d'appel de Paris a fait siens ces principes jurisprudentiels et considère que, pour apprécier la licéité de la politique de prix appliquée par une entreprise dominante, il convient, en principe, de se référer à des critères de prix fondés sur les coûts encourus par l'entreprise dominante elle-même et sur la stratégie de celle-ci (cour d'appel de Paris, 12 octobre 2017, RG n° 15/14038, Société TDF, paragraphe 310).
52. La prise en compte des coûts de l'opérateur dominant permet, en outre, à l'entreprise dominante d'apprécier la légalité de ses propres comportements, ce qui favorise l'adoption de comportements conformes aux règles de concurrence (Cour de justice, 17 février 2011, TeliaSonera, aff. C-52/09, point 44 ; voir également la décision n° 15-D-10 du 11 juin 2015 de l'Autorité relative à des pratiques mises en œuvre par TDF sur le site de la Tour Eiffel, paragraphe 579).
53. Il en résulte que, contrairement à ce qu'affirme la saisissante, les coûts à prendre en compte pour la réalisation du test de coût sont, sauf circonstances exceptionnelles non invoquées par la saisissante et non établies en l'espèce, les coûts effectivement subis par l'entreprise en cause, et non les coûts supportés par ses concurrents actuels ou potentiels.
2. APPLICATION AU CAS D'ESPÈCE
a) Les paramètres du test de coût
54. Les pratiques tarifaires dénoncées intéressent l'activité concurrentielle de la RDPEV exploitée durant la période estivale, lorsque l'afflux de touristes rend profitables les traversées entre le continent et l'Ile d'Yeu.
55. S'agissant de la prise en compte des subventions versées par le département visant à compenser les missions de service public pendant la période estivale, l'Autorité retient l'hypothèse défavorable à la Régie qui conduit à ne pas prendre en compte les recettes spécifiques liées à la compensation des contraintes de service public lors de l'évaluation de la rentabilité de l'Amporelle pendant la période estivale.
56. Par ailleurs, les données disponibles au dossier permettent de mener un examen de la profitabilité du navire Amporelle sur les périodes estivales des années 1998 à 2000 ainsi que de l'ensemble de la flotte de la RDPEV sur ces mêmes périodes.
57. Aussi, comme précédemment rappelé, la pratique décisionnelle et la jurisprudence en matière de pratiques tarifaires conduisent à mener un test de coût en retenant comme standard de coût à long terme le coût incrémental moyen.
58. En l'espèce, les coûts incrémentaux sont les coûts qui auraient pu être évités si la Régie n'avait pas exercé d'activité concurrentielle. Ces coûts incrémentaux comprennent, notamment, les coûts de personnels, les coûts de communication, les autres coûts " services clients/ gares " et les coûts de gazole qui sont imputables à l'activité concurrentielle dans une perspective incrémentale.
59. Compte tenu des faits de l'espèce, la méthode d'analyse de l'expert, s'agissant des postes et données de coûts, bien qu'elle repose sur un standard de coût total moyen, peut être appliquée pour déterminer le coût incrémental moyen. Les données de coûts alors utilisées sont en effet soit identiques à celles qui le seraient avec un standard de coût incrémental moyen, soit défavorables à la RDPEV.
60. En ce qui concerne le poste de coût " Service clients/gares " plus particulièrement, qui est un coût commun aux activités de service public et concurrentielle, le résultat de l'analyse est identique quelle que soit la clé d'allocation utilisée : répartition par moitié entre les périodes estivale et hivernale, comme préconisée par l'expert (cote 86), ou deux tiers pour la période estivale et un tiers pour la période hivernale, comme avancée par la saisissante.
61. Cependant, il convient de s'écarter du rapport de l'expert en ce qui concerne la détermination et la valorisation des coûts pertinents correspondant aux assurances propriétaires et grosses réparations des navires, d'une part, et à la mise à disposition des navires, d'autre part.
b) La question de la prise en compte des charges d'assurances propriétaires et de grosses réparations
62. Dans son rapport de 2003, l'expert a relevé le contexte économique et juridique particulier marqué, sur la période examinée allant de1998 à 2000, par un manque de transparence dans la compensation des missions de service public que le département de la Vendée a confiées à la RDPEV. En particulier, le Conseil général conservait à sa charge les assurances et frais de grosses réparations des navires (cotes 70 à 78). L'expert a dès lors jugé nécessaire de réintégrer dans son analyse le coût d'acquisition que la Régie aurait dû supporter si elle avait elle-même été propriétaire des bateaux.
63. Toutefois, l'application de la pratique décisionnelle et de la jurisprudence relatives aux tests de coût en matière de pratiques tarifaires (précitées aux paragraphes 50 et suivants) impose de s'intéresser aux coûts effectivement subis par la Régie. Aucune circonstance exceptionnelle ne justifie de s'écarter de la prise en compte de ces coûts pour retenir ceux supportés par ses concurrents actuels ou potentiels.
64. En l'espèce, le coût des assurances et des grosses réparations n'étaient pas effectivement subis par la Régie. En effet, contrairement à ce qu'avance la saisissante, les contrats d'affrètement des navires utilisés par la Régie font état d'une prise en charge du coût de l'assurance propriétaire et des grosses réparations par le Conseil général (cotes 371 et 379).
65. Il n'y a donc pas lieu de prendre en compte ces coûts dans la détermination du coût incrémental de l'activité concurrentielle de la Régie.
c) La question de la prise en compte des loyers des navires
66. Il ressort également des éléments du dossier que le Conseil général, propriétaire des navires utilisés par la Régie, facturait à cette dernière un loyer manifestement sous-évalué. Dans son rapport de 2003, l'expert avait par conséquent réintégré au titre des coûts une fraction du coût d'acquisition de l'Amporelle incluant les frais d'intérêts.
67. L'application des principes jurisprudentiels précédemment exposés conduit également à s'écarter de l'approche retenue par l'expert quant aux loyers des navires. En effet, d'une part, les loyers de la flotte ne constituaient pas un coût incrémental, dans la mesure où la RDPEV était contrainte d'utiliser les navires pour ses missions de service public et ne pouvait pas éviter le coût des loyers. D'autre part et en tout état de cause, même si les loyers devaient être entièrement intégrés dans le calcul du coût incrémental de l'activité concurrentielle, les tarifs pratiqués par la RDPEV entre 1998 et 2000 resteraient en " zone blanche ".
L'intégralité des loyers doit être neutralisée pour déterminer convenablement le coût incrémental moyen
68. Dans sa décision n° 04-D-79, le Conseil de la concurrence avait indiqué qu'aucun coût incrémental n'était lié au recours à l'Amporelle en période estivale au motif que le navire était nécessaire à l'exécution des missions de service public puisque " le Conseil d'Etat (...) relève que la taille de ce navire répond à des contraintes liées à l'état de la mer en hiver " (paragraphes 102 et 103). Dans son arrêt du 17 juin 2008 précité (pages 4 et 5), la Cour de cassation a estimé que pour déterminer si un coût incrémental était ou non lié au recours à l'Amporelle en période estivale, il convenait d'établir si la RDPEV aurait été ou non contrainte de supporter le coût de l'Amporelle si elle n'avait pas consacré l'Amporelle à l'activité concurrentielle en période estivale. Pour ce faire, et comme indiqué par la Cour de cassation, la question de savoir si la taille de l'Amporelle était nécessaire pour répondre aux missions de service public confiées par le conseil général n'est pas indispensable.
69. L'Autorité constate, de façon plus radicale, que la RDPEV était contrainte d'utiliser ce navire pour ses missions de service public, de sorte que le coût de location de l'Amporelle et des autres navires ne constituait pas un coût incrémental de l'activité concurrentielle pendant les périodes estivales des années 1998 à 2000.
70. Il résulte de l'instruction que la RDPEV était tenue de verser des loyers annuels, en toute hypothèse, compte tenu de l'application combinée des décisions du Conseil général et de ses statuts. Il ressort, en effet, des dispositions précitées que la Régie était tenue de recourir à l'Amporelle pour exercer ses missions de service public. L'affectation de l'Amporelle aux missions de service public confiées à la RDPEV résultait ainsi d'actes administratifs du Conseil général de Vendée, qui s'imposaient à elle, et non d'un choix propre de la Régie :
- le Conseil général a décidé d'acquérir l'Amporelle par délibérations des 27 octobre et 22 décembre 1989 (cotes 341 à 350) ;
- le Conseil général a décidé de mettre l'Amporelle à disposition de la RDPEV par délibérations du 27 octobre et 22 décembre 1989 et les statuts de la RDPEV adoptés par délibérations du Conseil général ainsi que le contrat d'affrètement signé entre le Conseil général et la RDPEV (cotes 341 à 374) définissent les conditions de cette mise à disposition ;
- aux termes de ses statuts, adoptés par délibérations du Conseil général, la RDPEV n'avait pas la possibilité d'utiliser pour ses activités d'autres navires que ceux mis à sa disposition par le Conseil général " sauf circonstances exceptionnelles ", ce qui excluait à l'évidence le recours à un navire tiers pour l'entière exécution des missions de service public (cotes 351 à 366).
71. La RDPEV, contrainte d'utiliser l'Amporelle pour exécuter ses missions de service public, ne pouvait donc pas échapper au coût du loyer de l'Amporelle, de sorte qu'il est dénué de pertinence de déterminer si l'Amporelle était surdimensionnée au regard des activités de la Régie ou si elle aurait dû, en l'absence d'activité concurrentielle, être remplacée par un navire plus adapté.
72. Compte tenu de ces éléments, l'Autorité estime que le loyer de l'Amporelle ne constituait pas un coût de l'activité concurrentielle qu'il conviendrait de prendre en compte pour apprécier la profitabilité de son activité selon un standard de coût incrémental moyen.
73. Les autres navires utilisés par la RDPEV sur la période allant de 1998 à 2000 étaient également affectés aux missions de service public de la Régie, en vertu de délibérations du conseil général et des statuts de la Régie. Ils faisaient l'objet de contrats d'affrètement rédigés dans des termes identiques à celui de l'Amporelle (cotes 351 à 366 et 367 à 389).
74. Par suite, il résulte de ce qui précède que le coût de location de l'ensemble de la flotte de la RDPEV ne constitue pas davantage un coût de l'activité concurrentielle qu'il conviendrait de prendre en compte pour apprécier la profitabilité de son activité selon un standard de coût incrémental moyen.
75. Il suit de là que les développements de la saisissante, aux termes desquels la Régie aurait pu minimiser le coût supporté du fait de la location de l'Amporelle en ne l'utilisant pas l'été, sont inopérants. Ils sont, au surplus, et en tout état de cause, non fondés. La Régie ne pouvait, en effet, pas réduire la charge liée à la location de l'Amporelle en sous-louant ce navire durant la période estivale à une autre entreprise, quitte à utiliser pour ses propres activités un navire tiers, dans la mesure où :
- le contrat d'affrètement conclu entre la RDPEV et le Conseil général de Vendée impliquait que la RDPEV devait utiliser l'Amporelle conformément à ses statuts, lesquels ne l'autorisaient pas à développer une activité de sous-affrètement de navires (cotes 351 à 366) ;
- le contrat d'affrètement ne permettait, en outre, de sous-affréter le navire que " pour des actions ponctuelles avec information du fréteur " (cotes 367 à 374), ce qui excluait l'hypothèse d'un sous-affrètement réalisé pour la totalité de la période estivale ;
- enfin, comme indiqué ci-dessus, la RDPEV ne pouvait, aux termes de ses statuts, utiliser pour ses activités d'autres navires que ceux mis à sa disposition par le Conseil général " sauf circonstances exceptionnelles ", ce qui excluait, là encore, le recours à un navire tiers pour la saison estivale (cotes 351 à 366).
76. La profitabilité de l'activité concurrentielle de la RDPEV liée à l'Amporelle, d'une part, et de l'ensemble de la flotte, d'autre part, établies à partir d'un standard de coût incrémental moyen est par conséquent la suivante.
Tableau 1 -Analyse de la profitabilité de l'Amporelle pour la RDPEV en période estivale, Selon un standard de coût incrémental moyen
<TABLEAU>
Tableau 2 -Analyse de la profitabilité de l'ensemble de la flotte pour la RDPEV en période estivale, selon un standard de coût incrémental moyen
<TABLEAU>
77. Il résulte de ces tableaux que, pour chacune des trois périodes estivales examinées, les prix pratiqués par la RDEPV lui permettaient de couvrir le coût incrémental moyen qu'elle subissait, non seulement en ce qui concerne l'Amporelle, mais également en ce qui concerne l'ensemble de la flotte. Ainsi, les prix pratiqués se situaient en " zone blanche " et étaient, par suite, licites.
Les prix sont supérieurs au coût incrémental moyen quand bien même l'intégralité des loyers serait portée par l'activité concurrentielle
78. À toutes fins utiles, il convient de relever que même si le loyer devait être, contrairement à l'analyse retenue par l'Autorité, considéré comme un coût incrémental - à savoir un coût qui serait évité si la Régie n'exerçait pas d'activité concurrentielle - les prix pratiqués par la Régie devraient également être considérés comme licites.
79. En effet, le test de coût montre que, sur les périodes estivales examinées, les prix se situaient au-dessus du coût incrémental moyen de l'Amporelle et du coût incrémental moyen de l'ensemble de la flotte de la RDPEV et que ce constat demeure valide même dans l'hypothèse où les loyers annuels des navires acquittés par la Régie seraient totalement imputés à l'activité concurrentielle.
Tableau 3 -Analyse de la profitabilité de l'Amporelle pour la RDPEV en période estivale selon un standard de coût incrémental moyen et dans l'hypothèse subsidiaire d'un loyer totalement affecté à l'activité estivale
<TABLEAU>
Tableau 4 -Analyse de la profitabilité la flotte pour la RDPEV en période estivale selon un standard de coût incrémental moyen et dans l'hypothèse subsidiaire d'un loyer totalement affecté à l'activité estivale
<TABLEAU>
80. Il résulte de ce qui précède que, même dans l'hypothèse la plus défavorable pour la Régie en ce qui concerne la nécessité pour celle-ci d'utiliser l'Amporelle et les autres navires pour les missions de service public, les prix se situaient en " zone blanche ". Ils étaient donc licites.
d) Conclusion
81. Il résulte de ce qui précède que certains coûts liés à l'Amporelle, et plus largement, à l'ensemble de la flotte, notamment les loyers afférents, ne constituaient pas un coût incrémental. Au vu du test de coût effectué sur la base de cette analyse, les prix pratiqués par la Régie couvraient le coût incrémental moyen de l'activité concurrentielle et étaient, par suite, licites
82. En tout état de cause, la prise en compte de tout ou partie du loyer réellement acquitté par la Régie dans le coût incrémental conduirait au même résultat. En effet, les prix pratiqués par la Régie se situaient, en toute hypothèse, dans la " zone blanche " du test de coût défini par la jurisprudence.
83. Dès lors, il n'est pas établi que la Régie aurait mis en œuvre une pratique tarifaire anticoncurrentielle sur la période examinée.
3. SUR L'ABSENCE D'EFFETS CONCRETS D'ÉVICTION
84. En application de la pratique décisionnelle et de la jurisprudence rappelées aux paragraphes 49 et suivants, il n'est pas nécessaire de rechercher l'existence d'effets d'éviction à l'égard des concurrents, contrairement à ce qu'invoque la saisissante, dès lors que les prix se situaient en " zone blanche ", c'est-à-dire au-dessus du coût incrémental moyen.
85. En tout état de cause, l'évolution du marché ne conduit pas à constater l'existence d'effets anticoncurrentiels d'éviction. En effet, sur les trois concurrents présents au moment de la saisine, la Compagnie Vendéenne est toujours active aujourd'hui. Cette société a par ailleurs développé, pendant la période examinée, une deuxième ligne depuis le continent pour desservir l'Ile d'Yeu et a postérieurement repris une ligne depuis le site de La Fosse (sur la période 2008-2009 puis de nouveau 2017). En outre, si les deux autres concurrents, dont la saisissante, sont sortis du marché, leur sortie a eu lieu près de quinze ans après le début des pratiques reprochées à la Régie. En particulier, NGV a été contrainte de cesser une activité devenue non-profitable du fait, selon les déclarations de son dirigeant, d'une erreur de stratégie (notamment cotes 400 à 402).
86. Le dossier ne permet donc pas d'établir que les concurrents de la Régie auraient été évincés du marché du fait de ses pratiques tarifaires.
87. Les arguments développés par la saisissante sur l'existence d'effets réels doivent donc être écartés.
IV. Conclusion
88. Au vu de ce qui précède, les conditions d'une interdiction au titre de l'article L. 420-2 du Code de commerce ne sont pas réunies en l'espèce, sur la base des informations dont dispose l'Autorité. Il n'y a, par conséquent, pas lieu de poursuivre la procédure, en application des dispositions de l'article L. 464-6 du Code de commerce.
DÉCISION
Article unique : Sur la base des informations dont l'Autorité de la concurrence dispose, il n'y a pas lieu de poursuivre la procédure.