CA Reims, ch. civ. sect. 1, 5 juin 2018, n° 17-03005
REIMS
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
Librairie Générale et Universitaire Guerlin Colbert (SAS)
Défendeur :
Association Rotarienne de Bibliothèque Scolaire
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. Martin
Conseillers :
Mmes Bousquel, Lefort
EXPOSE DU LITIGE
La SAS Librairie Générale et Universitaire Guerlin Colbert exerce une activité de librairie générale universitaire et scolaire à Reims.
L'association Rotarienne de Bibliothèque Scolaire devenue Association pour le Rayonnement des Bibliothèques Scolaires (ARBS) située à Marcq-en-Barœul (51) a pour but de faciliter la constitution de bibliothèques scolaires, l'acquisition et la mise à disposition de livres scolaires et parascolaires au profit de ses membres.
Par conventions signées en 2010 et 2011, l'ARBS a conclu un partenariat avec la région Champagne Ardenne, portant sur la mise en œuvre du dispositif de participation régionale à l'acquisition ou à la location de manuels scolaires.
Par acte d'huissier du 17 août 2017, la société Librairie Générale et Universitaire Guerlin Colbert a fait assigner l'ARBS devant le juge des référés du Tribunal de grande instance de Reims aux fins d'expertise judiciaire. Elle se plaint de ce que l'activité de mise à disposition à titre gratuit ou onéreux de manuels scolaires au profit de lycées privés à Reims par l'ARBS lui cause une baisse significative de chiffre d'affaires et met en péril son activité. Elle invoque la violation de la loi Lang du 10 août 1981 et l'existence d'un motif légitime à l'examen de ses préjudices par une expertise comptable contradictoire.
L'ARBS a conclu à la nullité de l'assignation pour vice de forme et au rejet de la demande d'expertise, invoquant l'absence de motif légitime à l'organisation d'une expertise dès lors qu'elle ne viole pas la loi Lang dans le cadre de son activité.
Par ordonnance de référé du 17 novembre 2017, le président du Tribunal de grande instance de Reims a :
- débouté la société Librairie Générale et Universitaire Guerlin Colbert de l'ensemble de ses demandes,
- condamné celle-ci au paiement d'une somme de 1 000 euros au titre de l'article 700 du Code de procédure civile et aux dépens,
- débouté l'ARBS de ses demandes plus amples.
Pour statuer ainsi, le juge des référés, se fondant sur l'article 145 du Code de procédure civile, a estimé que la société Librairie Générale et Universitaire Guerlin Colbert n'avait pas de motif légitime à voir organiser une expertise, car d'une part les dispositions de la loi du 10 août 1981 relative au prix du livre ne concerne que la vente de livres et ne régissent pas les activités de mise à disposition ou de location de livres scolaires exercées par l'ARBS, et d'autre part, les pièces versées aux débats ne permettent pas d'établir que la perte de chiffre d'affaires invoquée par la demanderesse soit directement liée à l'activité de l'ARBS. Il ajoute que la société Librairie Générale et Universitaire Guerlin Colbert ne peut pas non plus agir pour défendre des droits d'auteur puisqu'elle ne justifie pas de sa qualité d'auteur des manuels scolaires litigieux.
Par déclaration du 30 novembre 2017, la société Librairie Générale et Universitaire Guerlin Colbert a interjeté appel de cette ordonnance.
Elle a été placée en redressement judiciaire par jugement du 5 février 2018. Son administrateur judiciaire et son mandataire judiciaire sont intervenus volontairement à l'instance.
Par conclusions en date du 13 mars 2018, la société Librairie Générale et Universitaire Guerlin Colbert, assistée de son administrateur judiciaire, la Selarl A. L. C., et de son mandataire judiciaire, la SCP T.-R., demande à la cour d'appel de :
- Au principal, renvoyer les parties à se pourvoir ainsi qu'elles aviseront, mais dès à présent,
les droits et moyens des parties réservés,
- Désigner tel expert qu'il plaira à la Cour avec pour mission de :
- prendre connaissance et se faire communiquer tous documents contractuels et toutes pièces et documents qu'il estimera utiles à l'accomplissement de sa mission et veiller à leur examen contradictoire par les parties,
- préciser le nombre de parents et d'élèves bénéficiaires des mises à disposition de livres scolaires par l'intermédiaire de l'ARBS sur l'ensemble des lycées privées de Reims et de son agglomération,
- constater la réalité des préjudices qu'elle allègue et de ses gains manqués,
- rechercher si ces préjudices proviennent directement des pratiques de mise à disposition de livres scolaires mises en œuvre par l'ARBS de Reims,
- chiffrer le nombre de listes scolaires fournies par l'ARBS de Reims,
- chiffrer le coût des préjudices subis et des gains manqués,
- préciser et chiffrer tous chefs de préjudice qui pourraient être invoqués,
- d'une façon générale, répondre aux dires et observations des parties qui seront annexés au rapport,
- fournir tous éléments financiers de fait de nature à permettre à la juridiction éventuellement saisie de déterminer son préjudice,
- d'une façon générale, répondre aux dires et observations des parties qui seront annexés au rapport,
- Dire que l'expert accomplira sa mission conformément aux dispositions des articles 263 et suivants du Code de procédure civile et que, sauf conciliation des parties, il déposera son rapport au greffe dans les six mois,
- Dire qu'il en sera référé en cas de difficulté,
-Fixer la provision à consigner au greffe à titre d'avance sur les honoraires de l'expert dans le délai qui sera imparti par la décision à intervenir,
- Ordonner l'interdiction à l'ARBS à partir de la rentrée 2018 de poursuivre son activité de location de livres scolaires sur Reims sous astreinte de 15 000 euros par infraction constatée,
- Condamner l'ARBS à lui payer une somme de 3 000 euros HT sur le fondement de l'article 700 du Code de procédure civile,
- Réserver les dépens.
Elle fait valoir que l'existence d'une contestation sérieuse ne fait pas obstacle à la saisine du juge des référés sur le fondement de l'article 145 du Code de procédure civile ; que la loi Lang qui est d'ordre public s'applique à la diffusion des livres scolaires et prévoit la vente par des libraires et le prêt par des bibliothèques, mais ne prévoit pas la location par des fédérations de parents d'élèves ; que la location des manuels scolaires ne peut se faire légalement qu'avec l'accord des éditeurs et des auteurs. Elle estime que l'ARBS viole la loi Lang car elle pratique la location de manuels scolaires aux parents d'élèves de manière illégale, ce qui constitue un acte de concurrence déloyale à son égard, étant précisé que les lycées privés de Reims ne se fournissent pas en livres scolaires ailleurs qu'après de l'ARBS. Elle ajoute que cette situation lui cause un grave préjudice commercial puisqu'elle subit une perte de marge bénéficiaire de 150 000 euros par an, et que depuis que la FCPE, la PEEP et l'ARBS ont pris en main le marché du livre en 2016, son chiffre d'affaires a baissé ce qui menace sa pérennité, de sorte qu'il appartiendra aux juges du fond saisis ultérieurement de se prononcer sur le comportement de l'ARBS en matière de concurrence déloyale. Elle estime en outre avoir un intérêt légitime à solliciter une expertise pour déterminer le nombre de listes scolaires mises à disposition par la FCPE, la PEEP et l'ARBS et partant le pourcentage de préjudice causé par chacun des codéfendeurs dans son préjudice. Elle souligne que le fait que l'ARBS se livre à l'activité de location de longue date et dispose d'un contrat avec la région ne change rien à l'illégalité de cette pratique.
Par conclusions n° 2 du 26 mars 2018, l'ARBS demande à la cour d'appel de :
- écarter des débats les conclusions de l'appelante ainsi que ses pièces 3 à 5, 7 et 8, 13, 18 et 21,
- confirmer l'ordonnance dont appel, en ce qu'elle a débouté la société Librairie Générale et Universitaire Guerlin Colbert de sa demande d'expertise, l'a condamnée à lui verser une indemnité de procédure, et l'a débouté de l'ensemble de ses prétentions,
Statuant sur le surplus des demandes,
- condamner la société Librairie Générale et Universitaire Guerlin Colbert au paiement de la somme de 3 000 euros au titre de ses frais irrépétibles d'appel,
- subsidiairement, fixer cette somme au passif de la société Librairie Générale et Universitaire Guerlin Colbert et dire que cette somme sera employée en frais privilégiés de redressement ou liquidation judiciaire,
- condamner la société Librairie Générale et Universitaire Guerlin Colbert aux dépens d'appel,
- subsidiairement, dire que ces dépens seront employés en frais privilégiés de redressement ou liquidation judiciaire.
A titre liminaire, sur le rejet des conclusions, elle invoque la violation de l'article 954 du Code de procédure civile puisque les conclusions de l'appelante ne comprennent aucun énoncé des chefs de jugement critiqués, ni d'indication pour chaque prétention des pièces invoquées et de leur numérotation. Elle ajoute que certaines pièces sont produites de manière tronquée ou ne correspondent pas à leur libellé et devront donc être écartées également.
Sur la demande d'expertise, elle approuve le juge des référés d'avoir rejeté la demande fondée sur la protection des droits d'auteurs et fait valoir que l'appelante n'étant pas investie du droit des auteurs, elle ne dispose d'aucun intérêt ni qualité à agir au titre d'une prétendue violation du droit des auteurs. Elle fait valoir en outre que la loi Lang n'interdit pas les activités qu'elle exerce lesquelles s'inscrivent dans une dérogation spécifique reprise à l'article 3 de la loi Lang qui prévoit que le prix des livres scolaires est libre quand l'achat est effectué par une association facilitant l'acquisition de livres scolaires par ses membre. Elle soutient que la loi Lang encadre la vente de livres neufs mais ne réglemente pas la mise à disposition ou la location de livres, encore moins scolaires, qui ne sont dès lors pas interdites. Elle conclut que ses activités n'étant pas interdites, leur exercice ne peut constituer un acte de piraterie commerciale ou de concurrence déloyale susceptible de justifier le recours à une expertise judiciaire. Elle explique que la société Librairie Générale et Universitaire Guerlin Colbert ne dit rien des trois éléments caractéristiques de laresponsabilité extra contractuelle, puisque d'une part, la loi Lang sur le prix du livre n'est pas applicable en l'espèce de sorte qu'aucune faute ne peut lui être reprochée, d'autre part elle intervient seulement auprès de quatre lycées rémois sur 18 et a débuté son activité bien avant celle de l'appelante qui a débuté son exploitation sans reprise de clientèle en 2014 et a vu sa marge commerciale progresser sur les livres scolaires entre 2014 et 2016, de sorte que son préjudice est hypothétique, et enfin aucun élément ne permet de relier la perte de marge prétendue à une faute de l'association. Elle rappelle que les mesures d'instruction in futurum n'ont pas pour objet de pallier la carence probatoire d'une partie. Elle ajoute que la mission d'expertise sollicitée revient à demander à l'expert de se positionner non pas sur un point technique mais de porter une appréciation juridique sur la faute, de sorte que la mesure sollicitée n'est pas recevable.
MOTIFS DE LA DECISION
A titre liminaire, il est constant que la communication des pièces critiquées par l'ARBS a été régularisée, de sorte qu'il n'y a pas lieu de les écarter. Par ailleurs, force est de constater que les dernières conclusions de l'appelante énoncent les chefs de l'ordonnance critiqués, de sorte qu'il n'y a pas lieu de les écarter.
Sur la demande d'expertise
L'article 145 du Code de procédure civile dispose : " S'il existe un motif légitime de conserver ou d'établir avant tout procès la preuve de faits dont pourrait dépendre la solution d'un litige, les mesures d'instruction légalement admissibles peuvent être ordonnées à la demande de tout intéressé, sur requête ou en référé. "
En l'espèce, la loi Lang du 10 août 1981 relative au prix du livre est certes applicable à la vente de livres scolaires, mais elle prévoit expressément une dérogation pour les bibliothèques et les associations facilitant l'acquisition de livres scolaires par leurs membres. Par ailleurs et surtout, c'est à juste titre que le juge des référés a rappelé que cette loi ne régit que le prix de vente des livres. Si la loi Lang ne prévoit pas la location, cela ne signifie pas pour autant qu'elle l'interdit, mais seulement qu'elle ne la régit pas. Aucune disposition de la loi Lang n'interdit la location de livres par les associations facilitant l'acquisition de livres scolaires par leurs membres. Dès lors, la société Librairie Générale et Universitaire Guerlin Colbert n'est pas fondée à invoquer une violation de la loi Lang.
La location de livres nécessite certes l'accord des auteurs ou des éditeurs en application de la directive européenne du 12 décembre 2006, mais la société Librairie Générale et Universitaire Guerlin Colbert n'est ni auteur ni éditeur et n'a donc aucune qualité à exercer en justice les droits des auteurs. Elle est donc manifestement irrecevable, étant précisé que le fait, à le supposer établi, pour l'ARBS de pratiquer la location de livres sans autorisation des éditeurs n'est pas de nature à causer à l'appelante un préjudice personnel.
En conséquence, à supposer qu'une mesure d'expertise permette d'établir le préjudice de la société Librairie Générale et Universitaire Guerlin Colbert en lien avec l'activité de location et de prêt de livres scolaires exercée par l'ARBS, l'appelante n'invoque aucun moyen sérieux de nature à caractériser une faute de l'ARBS qui pourrait être constitutive d'un acte de concurrence déloyale.
Dès lors, c'est à juste titre que le juge des référés a estimé que la société Librairie Générale et Universitaire Guerlin Colbert ne justifiait pas d'un motif légitime à voir ordonner une mesure d'expertise sur le fondement de l'article 145 du Code de procédure civile.
Dès lors, il convient de confirmer l'ordonnance déférée en toutes ses dispositions.
Sur la demande d'interdiction sous astreinte
En l'absence d'infraction constatée, l'appelante sera déboutée de sa demande tendant à interdire sous astreinte à l'ARBS de poursuivre son activité de location de livres scolaires sur Reims.
Sur les demandes accessoires
La société Librairie Générale et Universitaire Guerlin Colbert, partie perdante, doit être condamnée aux dépens d'appel et au paiement d'une somme de 1 000 euros au titre de l'article 700 du Code de procédure civile.
Par ces motifs, LA COUR, statuant publiquement, par arrêt contradictoire, rendu par mise à disposition au greffe, Confirme en toutes ses dispositions l'ordonnance de référé rendue le 17 novembre 2017 par le président du Tribunal de grande instance de Reims, Y ajoutant, Rejette la demande de la société Librairie Générale et Universitaire Guerlin Colbert tendant à interdire à l'ARBS de poursuivre son activité de location de livres scolaires sur Reims à partir de la rentrée 2018 sous astreinte de 15 000 euros par infraction constatée, Condamne la société Librairie Générale et Universitaire Guerlin Colbert, représentée par la SCP T.-R. en sa qualité de mandataire judiciaire, à payer à l'Association pour le Rayonnement des Bibliothèques Scolaires (ARBS) la somme de 1 000 euros au titre de l'article 700 du Code de procédure civile, Condamne la société Librairie Générale et Universitaire Guerlin Colbert, représentée par la SCP T.-R. en sa qualité de mandataire judiciaire, aux entiers dépens d'appel.