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Décisions

CAA Douai, 1re ch., 22 février 2018, n° 17DA00507

DOUAI

Arrêt

PARTIES

Demandeur :

Signalisation France (Sté)

Défendeur :

Département de la Seine-Maritime

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Richard (rapporteur)

Rapporteur public :

Mme Fort-Besnard

TA Rouen, du 31 janv. 2017

31 janvier 2017

LA COUR : - Vu la procédure suivante : - I. Procédure contentieuse antérieure : - Le département de la Seine-Maritime a demandé, sous le n° 1500941, au Tribunal administratif de Rouen 1°) d'annuler les marchés nos 99-684 et 99-686 conclus avec la société Signature SA ; 2°) de condamner la société Signalisation France, venant aux droits de la société Signature SA, à lui verser, à titre principal, les sommes de 264 957,16 euros et 32 524,93 euros ou, à titre subsidiaire, celle de 154 405,22 euros, dans tous les cas, la condamnation étant assortie des intérêts au taux légal à compter de la date d'enregistrement de la demande et de leur capitalisation. Par un jugement du 31 janvier 2017, le Tribunal administratif de Rouen a fait droit aux conclusions principales du département. Procédure devant la cour: Par une requête, enregistrée sous le n° 17DA00507, le 17 mars 2017, et un mémoire, enregistré le 13 juillet 2017, la société Signalisation Fiance, représentée par Me X, demande à la cour: 1°) d'annuler le jugement ; 2°) de rejeter la demande du département ; 3°) de poser une question préjudicielle à la Cour de justice de l'Union européenne relative aux conséquences à tirer de l'annulation d'un contrat en raison d'une entente contraire au droit de la concurrence ; 4°) à titre subsidiaire, d'ordonner une expertise judiciaire afin que soit vérifiée l'existence d'un surcoût ; 5°) de mettre à la charge du département de la Seine-Maritime la somme de 5 000 euros sur le fondement de l'article L. 761-1 du Code de justice administrative. II. Procédure contentieuse antérieure : Le département de la Seine-Maritime a demandé, sous le n° 1500942, au Tribunal administratif de Rouen : 1°) d'annuler les marchés nos 2006-312 et 2006-314, conclus avec la société Signature SA ; 2°) de condamner la société Signalisation France, venant aux droits de la société Signature SA, à lui verser les sommes de 1 635 940,57 euros et de 141 603,41 euros ou, à titre subsidiaire, celle de 992 292,5 1 euros, condamnation, dans tous les cas, assortie des intérêts au taux légal à compter de la date d'enregistrement de la demande et de leur capitalisation. Par un jugement du 31 janvier 2017, le Tribunal administratif de Rouen a fait droit aux conclusions principales du département. Procédure devant la cour : Par une requête, enregistrée sous le n° 17DA00509, le 17 mars 2017, et un mémoire, enregistré le 13 juillet 20l7, la société Signalisation France, représentée par Me X, demande à la cour : 1°) d'annuler le jugement; 2°) de rejeter la demande du département; 3°) de poser une question préjudicielle à la Cour de justice de l'Union européenne relative aux conséquences à tirer de l'annulation d'un contrat en raison d'une entente contraire au droit de la concurrence ; 4°) à titre subsidiaire, d'ordonner une expertise judiciaire afin que soit vérifiée l'existence d'un surcoût; 5°) de mettre à la charge du département de la Seine-Maritime la somme de 5 000 euros sur le fondement de l'article L. 761-1 du Code de justice administrative. III. Procédure contentieuse antérieure : Le département de la Seine-Maritime a demandé, sous le n° 1500946, au Tribunal administratif de Rouen: 1°) d'annuler les marchés nos 2003-252 et 2003-254, conclus avec la société Signature SA; 2°) de condamner la société Signalisation France, venant aux droits de la société Signature SA, à lui verser les sommes de 796 466,72 euros et de 44 141,56 euros ou, à titre subsidiaire, celle de 267 152,24 euros, condamnation, dans tous les cas, assortie des intérêts au taux légal à compter de la date d'enregistrement de la requête et de leur capitalisation. Par un jugement du 31 janvier 2017, le Tribunal administratif de Rouen a fait droit aux conclusions principales du département. Procédure devant la cour. Par une requête, enregistrée sous le n° 17DA00511, le 17 mars 2017, et un mémoire, enregistré le 13 juillet 2017, la société Signalisation France, représentée par Me X., demande à la cour: 1°) d'annuler le jugement; 2°) de rejeter la demande du département; 3°) de poser une question préjudicielle à la Cour de justice de l'Union européenne relative aux conséquences à tirer de l'annulation d'un contrat en raison d'une entente contraire au droit de la concurrence 4°) à titre subsidiaire, d'ordonner une expertise judiciaire afin que soit vérifiée l'existence d'un surcoût 5°) de mettre à la charge du département de la Seine-Maritime la somme de 5 000 euros sur le fondement de l'article L. 761-1 du Code de justice administrative. Vu : - les arrêts nos 17DA00508, 17DA00510 et 17DA00512 du 15 juin 2017 par lesquels la cour a sursis à l'exécution des trois jugements attaqués visés ci-dessus - les autres pièces des dossiers. Vu : - le Traité sur le fonctionnement de l'Union européenne - la directive 2014/104/UE du 26 novembre 2014 ; - le Code civil - le Code de commerce; - Code des marchés publics; - la loi n° 2016-1691 du 9 décembre 2016; - la loi n° 2008-561 du 17 juin 2008 - l'ordonnance n° 2017-303 du 9 mars 2017; - le décret n° 2017-305 du 9 mars 2017 et notamment ses articles 4 et 6 - le Code de justice administrative. Les parties ont été régulièrement averties du jour de l'audience. Ont été entendus au cours de l'audience publique - le rapport de M. Michel Richard, président-assesseur, - les conclusions de Mme Amélie Fort-Besnard, rapporteur public, - et les observations de Me X, représentant la société Signalisation France, et de Me Y, représentant le département de la Seine-Maritime.

Considérant ce qui suit

Sur la jonction

I. Les requêtes visées ci-dessus présentées par la société Signalisation France sont relatives à des marchés conclus avec le département de la Seine-Maritime portant sur le même type de prestations et présentent à juger des questions semblables. Il y a lieu, par suite, de les joindre pour y être statué par un même arrêt.

Sur la présentation du litige

2. Le 2 novembre 1999, le 11 avril 2003 et le 15 mars 2006, le département de la Seine-Maritime a conclu avec la société Signature SA aux droits de laquelle est venue la société Signalisation France, des marchés publics portant sur la fourniture et la pose de panneaux de signalisation verticale dans le département de la Seine-Maritime.

3. Par une décision n° 10-D-39 du 22 décembre 2010 relative à des pratiques mises en œuvre dans le secteur de la signalisation routière verticale, l'Autorité de la concurrence a prononcé à l'encontre de huit sociétés intervenant dans le secteur de la signalisation routière, dont les sociétés Signature SA, Lacroix Signalisation et Franche Comté Signaux, des sanctions pécuniaires au titre de la méconnaissance de l'article L. 420-1 du Code de commerce et de l'article 81 du Traité instituant la Communauté européenne, devenu l'article 101 du Traité sur le fonctionnement de l'Union européenne, pour s'être entendues entre 1997 et 2006 sur la répartition de marchés publics de signalisation routière verticale et sur leurs prix. Par un arrêt 2011/01228 du 29 mars 2012 devenu définitif, la Cour d'appel de Paris a confirmé cette décision tout en minorant le montant des amendes infligées. Le pourvoi introduit notamment par la société Lacroix signalisation a été rejeté par un arrêt de la Cour de cassation n° 12-18.195 du 28 mai 2013.

4. A la suite de cette procédure, le département de la Seine-Maritime a demandé au Tribunal administratif de Rouen de prononcer la nullité de ces marchés et de condamner l'entreprise à lui restituer, à titre principal, le montant des marchés qu'elle lui avait réglé en exécution des prestations réalisées ainsi qu'à lui verser une indemnité correspondant au préjudice résultant de la non-affectation du surcoût acquitté au désendettement du département et, à titre subsidiaire, à lui verser le montant de surcoûts subis du fait de l'entente. Par trois jugements du 31 janvier 2017, le Tribunal administratif de Rouen a annulé ces marchés et a fait droit aux conclusions à fin de restitution présentées à titre principal par le département en condamnant l'entreprise, sans lui accorder la restitution en contrepartie des panneaux ou déduire des montants les dépenses utiles, à verser à cette collectivité territoriale les sommes de 264 957,16 euros correspondant aux marchés 1999, 796 466,72 euros à ceux de 2003 et 1 635 940,57 euros à ceux de 2006, assorties des intérêts au taux légal à compter du 26 mars 2015, et de leur capitalisation à compter du 26 mars 2016. La société Signalisation France relève appel de ces jugements dont, par des arrêts du 15 juin 2017, la cour a prononcé le sursis à l'exécution.

Sur la régularité du jugement du Tribunal administratif de Rouen :

5. Pour faire droit aux conclusions principales présentées par le département de la Seine-Maritime, le Tribunal administratif de Rouen a prononcé l'annulation des marchés en cause. Il n'a cependant pas fait apparaître qu'il avait vérifié que sa décision ne portera pas une atteinte excessive à l'intérêt général alors qu'il était saisi d'un moyen en ce sens opposé par la société en défense. La société Signalisation France est ainsi fondée à soutenir que les jugements qui sont insuffisamment motivés sur ce point, sont entachés d'irrégularité. Ils doivent, par suite, être annulés.

6. Il y a lieu, dans les circonstances de l'espèce, d'évoquer et de statuer immédiatement sur les demandes présentées par le département de la Seine-Maritime devant la juridiction administrative.

Sur les conclusions tendant à l'annulation des marchés

7. Une partie à un contrat administratif peut saisir le juge du contrat d'un recours de plein contentieux pour en contester la validité. Il revient à ce juge de vérifier que les irrégularités dont se prévaut cette partie sont de celles qu'elle peut, eu égard à l'exigence de loyauté des relations contractuelles, invoquer devant lui. S'il constate une irrégularité, il doit en apprécier l'importance et les conséquences. Après avoir pris en considération la nature de l'illégalité commise et en tenant compte de l'objectif de stabilité des relations contractuelles, il peut soit décider que la poursuite de l'exécution du contrat est possible, éventuellement sous réserve de mesures de régularisation prises par la personne publique ou convenues entre les parties, soit prononcer, le cas échéant avec un effet différé, après avoir vérifié que sa décision ne portera pas une atteinte excessive à l'intérêt général, la résiliation du contrat ou, en raison seulement d'une irrégularité invoquée par une partie ou relevée d'office par lui, tenant au caractère illicite du contenu du contrat ou à un vice d'une particulière gravité relatif notamment aux conditions dans lesquelles les parties ont donné leur consentement, son annulation.

En ce qui concerne la nature et la gravité des irrégularités entachant les marchés en litige :

S'agissant des pratiques anticoncurrentielles résultant des décisions des autorités chargées de la lutte contre les pratiques anticoncurrentielles

8. Il résulte de la décision du 22 décembre 2010 de l'Autorité de la concurrence mentionnée au point 3 que les investigations que cette autorité a engagées au début de l'année 2007, ont permis d'établir de manière définitive que huit principaux fabricants de panneaux de signalisation routière verticale (Lacroix Signalisation, Signature SA, Signaux Girod, SES, Aximum, Laporte Service Route, FCS et Nadia Signalisation) ont, entre 1997 et 2006, soit durant environ dix ans, organisé une entente de répartition des marchés publics de la signalisation routière verticale qui tendait à étendre son influence à l'ensemble de ces marchés. La répartition des marchés à bons de commande émanant des départements et des villes de plus de 10 000 habitants ou lors de consultations ponctuelles, entre les fabricants de panneaux de signalisation routière verticale, se faisait à l'occasion de réunions périodiques. Cette répartition portait sur la fixation en commun des prix ainsi que les parts de marché, selon des règles préétablies. Lorsque les règles - d'ailleurs formalisées dans un document intitulé " Règles " - n'étaient pas respectées, des compensations et des pénalités étaient prononcées. Une " liste noire " de sociétés concurrentes avec lesquelles il ne fallait pas traiter figurait en annexe. D'autres documents dénommés " Patrimoines " portant sur les marchés à bons de commandes affectés aux participants, servaient à mettre en œuvre la répartition suivant les règles prévues. Ce cartel très organisé a ainsi gravement faussé les consultations lancées par les maîtres d'ouvrages publies (Etat et collectivités territoriales) en éliminant presque complètement la concurrence. Selon l'Autorité de la concurrence, il en est résulté un dommage à l'économie très important. Elle a relevé que la surévaluation du prix des marchés concernés par l'entente pouvait être appréciée globalement sur l'ensemble du territoire, et au cours de la période concernée à un minimum d'environ 5 à 10 %. Les éléments ainsi retenus par cette Autorité n'ont pas été remis en cause par la Cour d'appel de Paris.

S'agissant de la réalité des pratiques anticoncurrentielles au titre des marchés en litige :

9. Les marchés en litige ont été passés, au cours de la période d'exercice du cartel, les 2 novembre 1999, 11 avril 2003, et 15 mars 2006 entre la société Signature SA, qui était, comme indiqué aux points précédents, l'un des acteurs principaux du cartel, et le département de la Seine-Maritime, dont les marchés étaient l'une des cibles privilégiées de l'entente. Il n'est pas contesté que les prix des marchés en litige se sont également révélés plus élevés que ceux obtenus après l'entente pour les mêmes prestations. Aucun commencement de preuve ne permet de prétendre que ces marchés auraient pu échapper à l'entente ou auraient été passés au terme d'une mise en concurrence loyale et aux prix du marché. Compte tenu du faisceau d'indices ainsi dégagé, le département établit de manière suffisamment certaine la réalité de pratiques anticoncurrentielles à son encontre. Ces pratiques l'ont non seulement conduit à signer des marchés publics à des prix excédant le prix du marché des panneaux de signalisation verticale, mais également, compte tenu de la technique de répartition des parts de marchés entre les sociétés concurrentes et l'élimination de certaines d'entre elles qui n'entraient pas dans l'entente, ont exercé un rôle déterminant dans le choix du cocontractant par la personne publique. Ces pratiques anticoncurrentielles sont donc constitutives d'un dol ayant gravement vicié le consentement du département de la Seine-Maritime.

En ce qui concerne les conséquences à tirer sur la validité des marchés :

S'agissant de la prescription de l'action en annulation

10. En vertu de l'article 1304 du Code civil, l'action en nullité est en principe limitée à une durée de cinq ans. Selon cet article, ce temps court, dans le cas de dol, du jour où il a été découvert.

11. Ainsi qu'il a été dit au point 8, l'entente en question a été découverte à partir de 2007 et sanctionnée par l'Autorité de la concurrence en décembre 2010. Si le département de la Seine-Maritime a été entendu par le rapporteur du Conseil de la concurrence en mai 2008 et si le département lui a communiqué les marchés qu'il avait passés pendant la période de l'entente notamment avec la société Signature SA, il ne s'en déduit pas nécessairement que le département disposait dès cette époque d'une information suffisante permettant de le faire regarder comme ayant découvert le dol au sens de l'article 1304. La preuve de cette information n'est pas, en outre, rapportée devant la juridiction. Par suite, et en tout état de cause, l'action en nullité désormais qualifiée devant le juge du contrat administratif, d'action en annulation, n'était pas prescrite lorsqu'elle a été introduite le 26 mars 2015 devant le Tribunal administratif de Rouen.

S'agissant de la prise en compte de la nature du vice et du motif d'intérêt général :

12. Eu égard à ce qui a été dit au point 9, ce vice d'une particulière gravité justifie que soit prononcée l'annulation des marchés. La circonstance qu'ils ont été exécutés depuis de nombreuses années, que leur règlement est devenu définitif et qu'une restitution physique des panneaux serait impossible ne fait pas obstacle à leur annulation.

13. Une telle annulation n'implique d'ailleurs pas nécessairement la restitution des panneaux installés et qui seraient toujours en place. Elle n'affecterait pas ainsi l'information et la sécurité routière. Dans les conditions de l'espèce, il ne résulte pas de l'instruction que cette décision portera une atteinte excessive à l'intérêt général.

14. Il résulte de ce qui a été énoncé aux points 10 à 13 que les marchés en litige doivent être annulés.

Sur les conclusions à fin de restitution présentées par le département de la Seine-Maritime sur le terrain de la responsabilité extra-contractuelle.

15. D'une part, lorsqu'un contrat exécuté a été déclaré nul ou annulé, une action en restitution, lorsqu'elle est possible, doit tendre à une remise en l'état dans lequel les parties se trouvaient avant cette exécution. Elle repose en principe sur un échange réciproque.

16. D'autre part, l'article 101 du Traité sur le fonctionnement de l'Union européenne (TFUE) prohibe les pratiques anticoncurrentielles sous la forme d'ententes. Le droit de l'Union prévoit notamment en application de la jurisprudence de la Cour de justice, en particulier de l'arrêt Courage contre Crehan du 20 septembre 2001 (aff. C-453/99, Rec. CJCE I-6297), une juste et effective réparation du dommage causé par une entreprise en raison de la commission d'une pratique anticoncurrentielle définie aux articles 101 (ententes) et 102 (abus de position dominante) du TFUE. Toutefois, si, selon les principes du droit de l'Union, le mécanisme de réparation du préjudice né d'une infraction aux dispositions de l'article 101 du TFUE doit garantir une réparation intégrale de la victime devant les juridictions nationales, cette réparation intégrale ne doit pas revêtir un caractère excessif. Ces éléments ont, en outre, été rappelés par la directive 2014/104/UE du 26 novembre 2014 relative à certaines règles régissant les actions en dommages et intérêts en droit national pour les infractions aux dispositions du droit de la concurrence des Etats membres et de l'Union européenne.

17. Il est constant que la demande de restitution présentée, à titre principal, par le département de la Seine-Maritime tend au remboursement intégral du montant du marché réglé par le département à la société Signature SA en paiement des prestations commandées à l'occasion de l'exécution des marchés en litige passés en 1999, 2003 et 2006. En revanche, le département estime en réponse à la demande de la société qu'aucune restitution dans l'autre sens n'est due à cette dernière, en nature ou en argent. Il en résulte que les parties ne peuvent dès lors être remises dans la situation prévalant antérieurement à l'exécution des contrats.

18. Le département s'oppose à la demande de la société en faisant valoir que lorsqu'un contrat a été obtenu dans des conditions de nature à vicier le consentement de l'administration, cela fait obstacle à l'exercice d'une action du cocontractant fondée sur l'enrichissement sans cause. Toutefois, une telle restriction ne s'impose pas nécessairement dans le cadre d'une action en restitution engagée par l'Administration à la suite de l'annulation d'un marché. En outre, lorsqu'ont été mis en œuvre, comme en l'espèce, les pouvoirs de sanction prévus pour la lutte contre les pratiques anticoncurrentielles, ceux-ci suffisent à remplir une fonction répressive et dissuasive nécessaire au respect de l'ordre public. Dans ces conditions, les considérations du département de la Seine-Maritime fondées sur l'existence d'une faute de nature morale ou délictuelle commise par le cocontractant doivent être écartées.

19. Si le département invoque également la répétition d'un indu, il est constant que la prestation réalisée répondait à un véritable besoin de l'Administration, a été entièrement exécutée par la société cocontractante et que le contrat n'était pas dépourvu de cause. Dans ces conditions, il ne peut y être fait droit.

20. En définitive, la demande de restitution recherchée par le département de la Seine-Maritime est assimilable à une réparation. Elle doit alors répondre à l'objectif poursuivi par le droit de l'Union européenne en matière de réparation des pratiques anticoncurrentielles rappelé au point 16. Il résulte de l'instruction que les montants dont la restitution est réclamée par le département au titre de chacun des marchés en cause équivalent au chiffre d'affaires de la société pour chacun de ces marchés. Il est constant que le département de la Seine-Maritime n'aurait jamais pu bénéficier d'une prestation exécutée en matière de fourniture et de pose de la signalisation verticale et d'équipements de la route, à ces conditions. Les montants réclamés à titre principal excéderaient également ceux auxquels le département pourrait prétendre sur le terrain de la responsabilité quasi-délictuelle, et qu'il réclame d'ailleurs à titre subsidiaire.

Ainsi, la demande de réparation va au-delà d'une réparation intégrale des préjudices subis, constitue un enrichissement sans cause du département et présente, dès lors, un caractère excessif au sens des principes dégagés par le droit de l'Union européenne.

21. Il résulte de ce qui a été dit aux points 15 à 20 que le département de la Seine-Maritime n'est pas fondé à demander la condamnation de la société titulaire des marchés annulés à lui restituer l'intégralité du prix des marchés annulés.

Sur les autres conclusions présentées, à titre principal, par le département tendant à la réparation du préjudice lié à l'indisponibilité de sommes affectées au désendettement du département :

22. Le département de la Seine-Maritime ne produit pas d'éléments suffisamment précis et probants de nature à établir qu'il aurait nécessairement affecté les sommes correspondant aux surcoûts des marchés litigieux à son désendettement. En outre, il ne fait pas état d'un lien de causalité entre le niveau de son endettement et les agissements dolosifs en cause. Par suite, les conclusions tendant à la réparation d'une indisponibilité de sommes affectées au désendettement du département doivent être rejetées.

Sur les conclusions présentées, à titre subsidiaire, par le département de la Seine-Maritime sur le terrain quasi-délictuel en réparation des préjudices subis du fait des agissements dolosifs :

En ce qui concerne l'exception de prescription opposée par la société Signalisation France :

23. L'article 2224 du Code civil dans sa rédaction issue de l'article 1er de la loi du 17 juin 2008, entrée en vigueur le 19 juin suivant, dispose que : " Les actions personnelles ou mobilières se prescrivent par cinq ans à compter du jour où le titulaire d'un droit a connu ou aurait dû connaître les faits lui permettant de l'exercer ". Aux termes du second alinéa de l'article 2222 du même code : " En cas de réduction de la durée du délai de prescription ou du délai de forclusion, ce nouveau délai court à compter du jour de l'entrée en vigueur de la loi nouvelle, sans que la durée totale puisse excéder la durée prévue par la loi antérieure ".

24. La société Signalisation France se borne à indiquer que le département de la Seine-Maritime avait nécessairement eu connaissance, antérieurement à l'entrée en vigueur de la loi du 17 juin 2008, des pratiques anticoncurrentielles en cause compte tenu, d'une part, de la publication d'articles de presse, dès 2006, sur des soupçons de pratiques anticoncurrentielles dans le secteur de la signalisation routière et, d'autre part, des questions qui ont été posées au département par le rapporteur de l'Autorité de la concurrence dans le cadre de son enquête.

Pour les mêmes raisons que celles énoncées au point 11, il ne résulte cependant pas de l'instruction que les faits qui ont été portés à la connaissance du département de la Seine-Maritime, antérieurement à la décision du 22 décembre 2010 concernant chacun des marchés en cause, étaient tels qu'ils lui auraient permis, dès mai 2008 ou avant le 22 décembre 2010, d'exercer les actions en dommages et intérêts en cause. Dans ces conditions, le délai de prescription de cinq ans n'était pas expiré lorsque, le 26 mars 2015, le département de la Seine-Maritime a saisi la juridiction administrative. Il suit de là que l'exception de prescription opposée par la société Signalisation France aux demandes indemnitaires formées par le département de la Seine-Maritime doit être écartée.

En ce qui concerne les préjudices liés aux surcoûts

25. Comme il a été dit au point 9, la réalité des agissements dolosifs dont a été victime le département de la Seine-Maritime s'agissant des marchés en litige conclus le 2 novembre 1999, le 11 avril 2003 et le 15 mars 2006, doit être regardée comme établie. En outre, il est constant que, par sa décision du 21 décembre 2010, l'Autorité de la concurrence a constaté que les marchés passés par le cartel dit de la signalisation routière verticale avaient généré des surcoûts supportés par les acheteurs publics. Si cette Autorité a fixé entre 5 et 10 % la réalité des surcoûts pratiqués, ce taux global correspond à un minimum.

26. Pour apprécier le surcoût dont les marchés en litige ont été affectés, le département de la Seine-Maritime, après avoir renoncé à appliquer un taux uniforme de 33 % résultant d'une estimation théorique approximative de son préjudice, a fait procéder par ses services à une analyse détaillée dont il a communiqué les pièces et les résultats dans le cadre de l'instruction.

Il a notamment produit les bordereaux de prix des marchés contestés ayant servi aux comparaisons.

Il ne résulte pas de l'instruction que les dossiers de consultation des entreprises, les rapports des analyses des offres et les règlements de marchés présenteraient un caractère utile. Cette étude repose sur un travail de comparaison, en euros constants, entre les prix pratiqués par la société Signature SA dans le cadre des marchés nos 99-684 et 99-686 conclus le 2 novembre 1999, nos 2003-252 et 2003-254 conclus le 11 avril 2003, et nos 2006-312 et 2006-314 conclus le 15 mars 2006, lors de la période couverte par l'entente, et ceux pratiqués par la société Signature SA, postérieurement à l'entente, dans le cadre du marché de 2010 dont elle a été attributaire, et ce, pour chacun des articles qui ont pu être retrouvés à l'identique dans les deux marchés sur le fondement des bordereaux de prix des produits. Au terme de ce travail soigné, le département parvient à établir les taux moyens de 46 % pour les marchés de 1999, 28 % pour ceux de 2003 et 52 % pour ceux de 2006 correspondant aux excédents de prix versés au titulaire des marchés conclus ces années-là, par rapport aux prix qui auraient pu résulter d'une situation concurrentielle normale, comme celle de 2010.

27. En défense, la société Signalisation France ne fournit aucun élément chiffré, ni aucune critique intrinsèque sérieuse, précise et argumentée de l'étude menée par le département de la Seine-Maritime pour remettre en cause les résultats ainsi obtenus. Elle se borne à se prévaloir des taux "a minima" retenus par l'Autorité de la concurrence, fait état de facteurs exogènes tels que les coûts des matières premières sans apporter de démonstration de leurs effets concrets ainsi que de l'impossibilité d'accéder aux documents et données d'origine. Toutefois, alors même que des restructurations internes ont conduit dès 2008 à l'apparition de nouvelles sociétés, comme celle attraite devant la juridiction, ayant succédé à celles poursuivies à l'époque, il ne résulte pas de l'instruction que la société Signalisation France aurait été placée dans l'impossibilité matérielle de remettre en cause les résultats produits par le département. Elle n'indique d'ailleurs pas avoir accompli en vain des diligences pour se faire produire les documents nécessaires auprès des sociétés tierces qui en auraient été détentrices. Au surplus, aucune demande de production de pièces couvertes par le secret n'a été formulée auprès de la cour notamment sur le fondement des dispositions des articles R. 775-5 et suivants du Code de justice administrative. Elle n'apporte pas davantage, en l'état de l'instruction, d'éléments convaincants pour commencer à démontrer le bien-fondé de sa position et le caractère exagéré des surcoûts évalués par la collectivité publique. Dans ces conditions, il n'y a pas lieu d'ordonner une mesure d'instruction complémentaire, ou de provoquer une demande d'avis auprès de l'Autorité de la concurrence comme le permettent les dispositions nouvelles de l'article R. 775-3 du Code de justice administrative. Dès lors, les éléments produits par le département de la Seine-Maritime dans le cadre de la procédure contradictoire doivent être regardés comme permettant d'établir de manière suffisamment certaine les surcoûts supportés par cette collectivité. Il résulte également de tout ce qui précède que ces surcoûts apparaissent en lien direct et certain avec les agissements dolosifs subis par le département de la Seine-Maritime du fait de la participation de la société à l'entente.

28. Il s'en suit, sans qu'il y ait lieu de saisir la Cour de justice de l'Union européenne d'une question préjudicielle, que le département de la Seine-Maritime est fondé à demander la condamnation de la société Signalisation France à lui verser les sommes de 121 880,29 euros, 223 010,68 euros et 850 689 euros en réparation des préjudices subis au titre de surcoûts pour les marchés en litige conclus respectivement en 1999, 2003 et 2006.

29. Ces montants seront augmentés des intérêts au taux légal à compter du 26 mars 2015. Les intérêts échus à compter du 26 mars 2016 seront capitalisés à cette date pour produire eux-mêmes des intérêts, ainsi qu'à chaque échéance annuelle à compter de cette date.

Sur les frais liés au litige

30. Les conclusions de la société Signalisation France, partie perdante, présentées sur le fondement de l'article L. 761-1 du Code de justice administrative doivent être rejetées. Il y a lieu, en revanche, de mettre à la charge de cette société la somme de 3 500 euros à verser au département de la Seine-Maritime sur le même fondement.

DÉCIDE :

Article 1er :

Les jugements nos 1500941, 1500942 et 1500946 du 31 janvier 2017 du Tribunal administratif de Rouen sont annulés.

Article 2 :

Les marchés nos 99-684 et 99-686 conclus le 2 novembre 1999, nos 2003-252 et 2003-254 conclus le 11 avril 2003, et nos 2006-312 et 2006-314 conclus le 15 mars 2006, sont annulés.

Article 3 :

La société Signalisation France versera au département de la Seine-Maritime la somme de 121 880,29 euros correspondant à la réparation des préjudices subis à l'occasion des marchés nos 99-684 et 99-686, celle de 223 010,68 euros au titre des marchés nos 2003-252 et 2003-254, et celle de 850 689 euros au titre des marchés nos 2006-312 et 2006-314.

Article 4 :

Ces sommes seront assorties des intérêts au taux légal à compter du 26 mars 2015. Ces intérêts seront eux-mêmes capitalisés à compter du 26 mars 2016 et à chaque échéance annuelle à compter de cette date.

Article 5 :

La société Signalisation France versera au département de la Seine-Maritime la somme de 3 500 euros sur le fondement de l'article L. 761-1 du Code de justice administrative.

Article 6 :

Le surplus des conclusions des parties est rejeté.

Article 7 Le présent arrêt sera notifié à la société Signalisation France et au département de la Seine-Maritime.

Copie en sera adressée pour information à la préfète de la Seine-Maritime.