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Décisions

CA Paris, Pôle 5 ch. 4, 13 juin 2018, n° 16-03776

PARIS

Arrêt

Infirmation partielle

PARTIES

Demandeur :

Boxmark Leather GmbH & Co KG (Sté)

Défendeur :

Etablissements J. Tassin (SA)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

Mme Luc

Conseillers :

Mmes Mouthon Vidilles, Comte

Avocats :

Mes Taze Bernard, Binder, Jobin

T. com. Paris, du 20 janv. 2016

20 janvier 2016

FAITS ET PROCÉDURE

En juin 1992, la société Etablissements J. Tassin (ci-après Tassin), créée en 1905, qui a pour activité la peausserie et la gainerie de cuir, est devenue le distributeur des cuirs de la société autrichienne Boxmark Leather (ci-après Boxmark), spécialisée dans la fabrication et le traitement des cuirs de haute gamme et dont l'agent commercial en France était M. L. En octobre 2007, ces deux sociétés ont conclu un contrat de distribution exclusive en France pour la fourniture de certains des cuirs de Boxmark, notamment : Royal, Royal Emotions, Impérial Premium, Impérial Crown, Impérial Premium, Emotions.

Le 11 septembre 2013, la société Amac Aerospace, société suisse située à Bâle spécialisée dans l'aviation d'affaire, agissant pour le compte de l'Emir du Qatar, a commandé à la société Tassin 1 400m² de cuir taureau 19000 Havane (réf: 19111), qui correspondait au cuir Boxmark Royal King, et de 525 m² de cuir taureau 19000 Saumon (réf: 19073), pour un montant global de 147 439,08 euros, en vue de l'aménagement intérieur d'un Boeing 747, cette dernière ayant été présentée à cette cliente par le cabinet d'architecture intérieure M. Alberto Pinto.

Le 12 novembre 2013, les cuirs ont été livrés au siège de la société Tassin à Paris. Par courriel du 14 novembre suivant, cette dernière a émis des réserves sur cette livraison, tenant à la qualité des cuirs et aux modalités de son conditionnement et de son transport. Le 18 novembre suivant, le cabinet Alberto Pinto a constaté également la médiocrité de la qualité des cuirs.

Le 11 décembre 2013, la société Boxmark a réalisé une nouvelle livraison de cuirs qui a été également refusée le 18 février 2014 par la société Amac, en raison de l'allégation d'une mauvaise qualité des cuirs.

Fin janvier 2014 la société Tassin a décidé d'annuler la commande et le 27 février 2014, la société Boxmark a rompu le contrat de distribution.

Estimant que la société Boxmark avait commis plusieurs manquements contractuels et avait rompu unilatéralement et brutalement le contrat de distribution, la société Tassin l'a fait assigner par acte du 18 mai 2014 devant le Tribunal de commerce de Paris, lequel, par jugement du 20 janvier 2016, sous le bénéfice de l'exécution provisoire, a :

- prononcé la résiliation de la vente intervenue entre les sociétés Etablissements J. Tassin et Boxmark Leather GmbH & Co KG suivant commande acceptée du 20 septembre 2013,

- condamné la société Boxmark à payer à la société Tassin les sommes de :

* 81 603 euros en réparation du préjudice résultant de l'annulation de la commande de la société Amac Aerospace,

* 157 286 euros en réparation du préjudice financier résultant de la rupture fautive du contrat d'octobre 2007,

* 100 000 euros en réparation de son préjudice moral résultant de la même rupture fautive,

* 10 000 euros en vertu de l'article 700 du Code de procédure civile,

- débouté les parties de leurs autres demandes,

- condamné la société Boxmark aux dépens.

Aux termes d'une ordonnance du 28 septembre 2016, la société Boxmark a été déboutée de sa demande de suspension de l'exécution provisoire de ladite décision.

Selon dernières conclusions notifiées le 2 mars 2018, la société Boxmark, appelante :

- sollicite l'infirmation du jugement entrepris, en ce qu'il l'a condamnée à réparer le préjudice subi par la société Tassin à raison de l'annulation de la commande et de la rupture fautive des relations commerciales établies,

- à titre principal :

* sur l'annulation de la commande

° estime que la société Tassin a commis une grave erreur d'échantillonnage au moment de la commande Amac de septembre 2013, alors qu'elle-même a respecté les termes de la commande de la société Tassin,

° considère que la société Tassin est seule responsable de l'annulation de sa commande avec son client Amac Aerospace,

° réclame le rejet de toutes les demandes indemnitaires formées par la société Tassin,

* sur la rupture des relations commerciales établies

° allègue que le contrat a été résilié d'un commun accord et sans préavis par les deux parties,

° demande le rejet des prétentions indemnitaires de la société Tassin,

- à titre subsidiaire :

* fait valoir que les fautes commises par la société Tassin justifient une absence de préavis,

* demande le débouté des prétentions indemnitaires de la société Tassin

sur le fondement de l'article L. 442-6 I, 5° du Code de commerce,

- à titre très subsidiaire :

* soutient que les demandes indemnitaires de la société Tassin sont manifestement exorbitantes,

* prétend que le préavis de rupture ne saurait être supérieur à 6 mois équivalant à une indemnisation maximale de 94 359,84 euros,

* argue que la preuve du préjudice moral n'est pas rapportée et qu'en tout état de cause son montant ne saurait dépasser la somme purement symbolique d'un euro, dès lors qu'elle-même a subi un préjudice moral à l'égal de celui de son ex partenaire,

- à titre reconventionnel :

* sollicite la condamnation de la société Tassin à lui verser la somme de 500 000 euros pour atteinte à l'image et à la réputation de la société Boxmark, outre celle de 50 000 euros pour procédure vexatoire et abusive,

- en tout état de cause :

* demande la confirmation du jugement querellé en ce qu'il a débouté la société Tassin de ses prétentions indemnitaires complémentaires,

* réclame la condamnation de la société Tassin à lui verser la somme de 10 000 euros en vertu de l'article 700 du Code de procédure civile, outre les dépens de première instance et d'appel ;

Suivant dernières conclusions notifiées le 21 mars 2018, la société Tassin intimée, demande :

- la confirmation du jugement entrepris en ce qu'il a retenu que la société Boxmark a engagé sa responsabilité dans la mauvaise exécution de la commande passée auprès d'elle le 20 septembre 2013, qu'elle-même est étrangère aux raisons essentielles ayant motivé l'annulation de la commande du 11 septembre 2013 par la société Amac et que la société Boxmark a engagé sa responsabilité envers elle en rompant unilatéralement et brutalement en 2014 les relations contractuelles établies depuis 1992, et en ce qu'il a condamné la société Boxmark à lui verser la somme de 10 000 euros par application de l'article 700 du Code de procédure civile,

- le rejet de l'appel de la société Boxmark,

- la condamnation de cette dernière à lui verser la somme de 82 919 euros au titre du préjudice consécutif au non-respect de l'obligation de délivrance de marchandises conformes et à l'annulation de la commande de la société Amac,

- la fixation de la durée du préavis de rupture du contrat de fourniture à deux années,

- la condamnation de la société Boxmark à lui régler les sommes de :

* 377 439,36 euros représentant la marge brute perdue pendant les deux années du préavis, outre les préjudices annexes liés à cette rupture, soit

* 71 749 euros au titre des brochures, catalogues et modification du site internet,

* 387 409 euros pour les liasses d'échantillons,

* 89 939 euros correspondant au stock de cuir Boxmark restant,

ainsi qu'une somme de 500 000 euros de dommages et intérêts en réparation du préjudice moral subi et une somme de 10 000 euros sur le fondement de l'article 700 du Code de procédure civile, outre les dépens de première instance et d'appel ;

SUR CE

Sur l'annulation de la commande du 11 septembre 2013

La société Boxmark reproche à la société Tassin d'avoir commis une grossière erreur d'échantillonnage au moment de la commande, en ce qu'elle a présenté à sa cliente, la société Amac, et au cabinet d'architecture Pinto des échantillons de cuir standard, non ignifugé de sa gamme 19000 Havane et Saumon, en omettant de leur préciser que le traitement ignifuge altérerait sensiblement le toucher (au plan haptique) et l'apparence (au plan visuel) du cuir. Ainsi, elle lui fait grief d'avoir manqué à son devoir de conseil renforcé, d'avoir fait preuve d'une grande légèreté à l'égard de sa cliente et de ne pas avoir présenté à cette dernière des échantillons de produits finis avant confirmation de la demande, contrairement aux usages commerciaux. Elle considère que les cuirs qu'elle a fabriqués sont conformes à ceux commandés par la société Tassin et en veut pour preuve les rapports d'expertise établis les 6 novembre 2014 et 27 février 2015 par M. D., expert assermenté. Elle réfute également avoir sous-traité la fabrication de ses cuirs en Italie. Enfin, elle invoque des erreurs de manutention commises par la société Tassin au moment de la réception et de la transmission des cuirs ainsi que des conditions météorologiques particulièrement fraîches qui ne lui sont pas imputables. Elle estime en conséquence qu'elle ne peut être tenue responsable, en sa qualité de tiers, des engagements pris par la société Tassin envers la société Amac sur la base d'échantillons incorrects, alors qu'elle-même a pleinement exécuté sa commande selon les références données le 20 septembre 2013.

La société Tassin réplique que la commande de la société Amac Aeronautique était une commande standard ne nécessitant pas un échantillonnage spécifique, de sorte que ni le cabinet Pinto ni elle-même n'ont demandé d'échantillons préalablement à la passation de la commande, puisqu'ils connaissaient parfaitement les produits de la société Boxmark. Elle estime que la mauvaise qualité des cuirs n'est due qu'au processus de fabrication conduit par la société Boxmark. Elle conteste s'être livrée à un mauvais traitement lors de la réception des cuirs, dès lors qu'elle a constaté leur non-conformité dès le déchargement par un transporteur inhabituel, selon un mode de conditionnement inapproprié. Elle fait valoir qu'en tout état de cause, le transport était à la charge et sous la responsabilité de la société Boxmark pour des " cuirs livrés Paris ". Elle critique en outre la pertinence des rapports d'expertise non contradictoires, dès lors que les comparatifs auxquels se sont livrés les experts l'ont été à partir de photographies de cuirs dont rien ne prouve qu'il s'agissait de celles des cuirs litigieux.

Le premier argument de la société Tassin se rapportant à la médiocrité des cuirs livrés est tiré de leur fabrication dans une tannerie italienne sous-traitante de la société Boxmark, ainsi que le démontrerait le marquage dimensionnel et le numéro de fabrication des peaux différents de ceux qui figurent habituellement sur les peaux.

Mais il ressort du rapport de l'expert, M. D., mandaté par la société Boxmark en page 14, que le marquage des cuirs a été réalisé par une machine à mesurer la surface des peaux et des pièces de cuir, modèle Loto ST 3200, actuellement utilisée depuis le 22 octobre 2013, de sorte que ce nouveau marquage, qui peut être dû à l'utilisation de cette nouvelle machine, ne peut suffire à démontrer une sous-traitance de fabrication.

La thèse de la société Boxmark, selon laquelle la société Tassin a présenté antérieurement à la commande à sa cliente la société Amac des échantillons de cuirs non ignifugés, ce qui expliquerait le refus de la marchandise par cette dernière non informée des différences présentées par un cuir ignifugé et constatées seulement à leur réception, n'est justifiée par aucune pièce. En revanche, la démonstration que la commande du 11 septembre 2013 a été effectuée, sans échantillonnage, comme le soutient la société Tassin, résulte à la fois de l'absence de toute mention d'échantillonnage sur les mails de commande et sur la facture (les parties s'étant simplement accordées sur un échantillonnage de référence avec un traitement antifeu conforme à la norme FAR 25), ainsi que des courriels du 20 septembre 2013 (pièce 5 de la société Tassin) de la société Amac, réclamant " dès que possible " des CFA, cut for approval ", du 21 octobre 2013 (pièce 14 de la société Tassin) adressé à l'agent commercial de la société Boxmark aux termes duquel la société Tassin réclame " un échantillon fini (ignifugé) du cuir Tassin 19111 Havane " et du 9 octobre 2013 (pièce 108 de la société Tassin), ainsi rédigé " merci de me faire parvenir un CFA (cut for approval) des deux coloris Tassin 19073 Saumon et Tassin 19111 Havane " pour " les soumettre au désigner de l'avion ". L'absence de réclamation d'un échantillonnage antérieurement à la commande s'explique à la fois par la circonstance que la société Tassin est le distributeur exclusif des produits standards de la gamme Boxmark (Royal et King) distribués sous l'appellation 19000 depuis plus de 13 ans, et en cette qualité, a une connaissance parfaite des cuirs litigieux, qu'elle a d'ailleurs reçus en 2013 pour d'autres clients (pièce 101 de la société Tassin) et par le fait que la société Amac et le cabinet Pinto connaissaient également l'aspect et la qualité des cuirs en question ignifugés FAR 25, ainsi qu'il ressort de 6 factures versées aux débats, s'échelonnant de mars 2012 à juillet 2013 (pièce 100 de la société Tassin). En outre, il ne peut être attribué à la société Amac, spécialisée dans l'aménagement aéronautique et conseillée par un architecte de renom, une méconnaissance des spécificités des cuirs ignifugés. Il importe également d'observer que la réclamation par la cliente d'échantillons ignifugés postérieurement à la commande (même si elle tend à démontrer que cette dernière n'en disposait pas antérieurement à la commande) était seulement destinée à obtenir la preuve du respect de la norme aéronautique FAR 25 dans le dossier technique de l'appareil en vue de l'obtention du certificat de navigabilité, ainsi qu'il ressort du mail du 23 septembre 2013 de la société Tassin à la société Boxmark ainsi libellé " les cuirs sont ignifugés FAR 25, vous voudrez bien nous fournir les PV feu pour chacun de ces cuirs ". En conséquence la démonstration d'une erreur grossière d'échantillonnage commise par la société Tassin, antérieurement à la commande et à l'origine de son annulation, n'est nullement rapportée par la société Boxmark, sur laquelle repose la charge de la preuve.

En revanche, la preuve de la mauvaise qualité des cuirs résulte des plaintes concordantes, précises et circonstanciées, tant de la société Tassin, que du cabinet Pinto et de la cliente, la société Amac, émises par la première immédiatement après leur livraison. Ainsi, par courriel du 14 novembre 2013, la société Tassin critique la fabrication de cuirs en provenance d'Italie, les différences de teinte entre chaque peau, le manque de teinte sur quasiment toutes les peaux, l'irrégularité du grain qui n'est pas celui du 19000 habituel, la livraison sans hayon d'un camion immatriculé en Croatie (pièce 17 de la société Tassin). De même, par courriel du 28 novembre 2013, le cabinet Pinto répond à la société Tassin que l'échantillon de cuir (19111 Havane) ne convient pas et ne peut être validé en l'état, qu'il est " sec en main et a perdu toute sa lumière ". Enfin, la société Amac par l'intermédiaire de Mme S., acheteuse, explique par courriel du 8 janvier 2014 les raisons de son refus, à savoir, le mauvais conditionnement des peaux pour le transport, les marques de défectuosité des peaux, la couleur qui n'est pas celle de l'échantillon de référence et du CFA, l'irrégularité du grain, de sorte que seules de petites surfaces peuvent être utilisées, la rigidité du cuir, la fragilité de la couleur et une couleur de base trop claire, et, enfin, l'absence de durabilité du cuir, facile à érafler (pièce 31 de la société Tassin). Elle confirme sa position dans une correspondance du 27 mai 2016 en dénonçant la mauvaise qualité des cuirs : peaux marquées, grain irrégulier (seules de petites surfaces peuvent être utilisées), cuir très rigide, teinture très fragile, base de la couleur trop légère, cuir craqué par endroit par l'application du traitement anti feu et qui se griffe facilement (pièce 111 de la société Tassin). Il en sera de même pour la seconde livraison des cuirs qu'elle refusera dans le courriel du 18 février 2014 (pièce 68 de la société Tassin) pour des motifs identiques : " toucher des cuirs " cartonneux ", aspect des cuirs " peinturluré ", rides du cuir, aspect général pauvre, problèmes antérieurs masqués à la peinture ". Ainsi il ressort de l'analyse des critiques émanant des trois sociétés Tassin, Amac et Pinto que la mauvaise qualité des cuirs observée ne repose pas, en tout état de cause, sur la différence de traitement entre un cuir non ignifugé et un cuir ignifugé, la société Boxmark soulignant d'ailleurs elle-même dans ses écritures en page 14 que le traitement anti feu ne produit qu'une modification légère et habituelle pour le cuir, ni sur une erreur de choix dans le coloris, puisque sont principalement en cause le manque de teinte par endroits et la non-homogénéité des teintes.

Il n'y a pas lieu d'écarter des débats, ainsi que le sollicite la société Boxmark, la lettre du 27 mai 2016 du client final qui, si elle n'est pas une attestation, reste un mode de preuve admissible et n'a pas à être conforme aux dispositions de l'article 202 du Code de procédure civile, lesquelles par ailleurs ne sont nullement prescrites à peine de nullité.

Le fait pour la société Tassin de n'avoir pas exigé un échantillonnage avant la commande ne saurait être interprété comme une faute contraire aux usages commerciaux, dès lors que la société Boxmark ne démontre pas quel était l'usage entre les deux sociétés qui entretenaient des relations commerciales depuis de longues années et alors même qu'au cours de l'année 2013, la société Tassin avait commandé et reçu le même cuir litigieux pour d'autres clients.

Par ailleurs, la légitimité de ces plaintes est admise par l'agent commercial représentant la société Boxmark qui répond le 23 janvier 2014 que les peaux seront reprises et retravaillées, qu'un processus de recoloration sera mis en place ainsi qu'un nouveau système de chauffage afin de rendre les peaux plus souples avec un grain plus régulier sur toute la peau, que les deux coloris seront retravaillés ainsi que la souplesse des cuirs, que les peaux seront renvoyées sur chevalet. De même, dans son courriel du 24 janvier 2014, s'il impute à la société Tassin une erreur de transmission d'échantillons avec sa cliente, M. L. reconnaît néanmoins des " erreurs de fabrication du cuir " incombant à la société Boxmark.

Pour contester sa responsabilité, la société Boxmark rétorque encore que les cuirs fabriqués par elle sont conformes à ceux commandés par la société Tassin et elle en veut pour preuve les deux rapports d'expertise qu'elle a commandés à M. D., ingénieur, expert assermenté et agréé, avec l'intervention de M. L., assistant universitaire.

A juste titre, la société Tassin, qui n'a pas été conviée à assister aux investigations de l'expert, fait valoir d'une part, que celles-ci ont eu lieu sur deux sites différents l'usine de Jennersdorf et celle de Feldbach, alors que l'agent commercial avait assuré par mail du 14 novembre 2013 que les cuirs ne provenaient que de l'usine de Feldbach, d'autre part, qu'elles ont porté sur un lot de cuirs ayant au moins pour partie fait l'objet d'une expédition le 13 février 2014, alors que les peaux litigieuses étaient issues d'une expédition de novembre 2013, enfin que les comparatifs auxquels se sont livrés les experts l'ont été à partir de photographies dont rien ne permet d'affirmer qu'il s'agit bien de photographies des cuirs litigieux, par comparaison avec un " spécimen primaire 19111 ", dont on ne sait de quelle production il est issu. L'expert reconnaît d'ailleurs que pour les produits de la seconde livraison, l'échantillon 19111 fourni par la société Tassin diffère de l'échantillon primaire/témoin, du point de vue visuel.

Dans ces conditions, ces expertises réalisées, sans que rien n'explique le défaut de convocation de la société Tassin aux opérations, sont dépourvues de valeur probante, d'autant plus qu'en l'absence de tout échantillonnage au moment de la commande, il est impossible d'établir une quelconque conformité entre la commande et la livraison, sur la base d'un quelconque échantillon.

Enfin, pour s'affranchir de toute responsabilité, la société Boxmark invoque un dernier moyen tiré des erreurs de manipulation commises par la société Tassin à la réception des marchandises et d'une erreur de conditionnement, ainsi que des conditions météorologiques défavorables aux cuirs qui ne lui sont pas imputables ; à cet effet, elle explique que le cuir est une matière vivante qui réagit aux variations de température, qui peuvent altérer la régularité du grain.

Mais la responsabilité de la société Boxmark, en sa qualité de transporteur, ne contestant pas que les cuirs étaient vendus " livrés Paris ", est entière, puisqu'elle reconnaît que le transport des cuirs de l'Autriche à la France s'est effectué sous des températures négatives et qu'ils ont été temporairement stockés par elle dans un entrepôt à Graz en Autriche pour le week-end du 9/10 et le 11 novembre 2013.

Elle n'est pas davantage fondée à revendiquer des erreurs de manipulation ou de conditionnement commises par la société Tassin dès lors qu'elle ne peut corroborer ses simples allégations par aucune pièce. En outre, elle n'a jamais contesté que les cuirs ont été transportés pliés et qu'ils ont dû être déchargés à dos d'homme (pièce 17 de la société Tassin), ce qui est contraire aux règles de l'art.

Dans ces conditions, il ressort de l'ensemble des éléments ci-dessus rapportés que la société Boxmark a manqué à son obligation de délivrance de marchandises conformes à la commande, sans défectuosité, d'autant plus que la société Tassin avait à deux reprises insisté par courriels des 23 septembre et 3 octobre 2013 sur la qualité des cuirs qui devait être irréprochable. Ainsi l'inexécution fautive par la société Boxmark de son obligation contractuelle de délivrance a eu pour conséquence l'annulation de la commande par la société Amac.

La décision des premiers juges sera confirmée de ce chef, en ce qu'elle a prononcé la résiliation de la vente et condamné la société Boxmark à réparer le préjudice résultant de l'annulation de la commande et également en son appréciation pertinente du préjudice résultant de cette annulation soit une somme de 81 603 euros, qui correspond à la perte de marge qui aurait été dégagée par l'intimée du fait de cette commande.

Sur la rupture des relations commerciales

A titre principal, la société Boxmark soutient que la rupture s'est faite d'un commun accord entre les parties, qu'en tout état de cause cette rupture n'a occasionné aucun préjudice à la société Tassin.

La société Tassin réplique que seule la société Boxmark a pris l'initiative de rompre les liens les unissant et qu'elle a refusé de surcroît de livrer les commandes en cours ; elle considère que cette rupture brutale lui a occasionné un préjudice économique important.

Selon l'article L. 442-6 I, 5° du Code de commerce :

" Engage la responsabilité de son auteur et l'oblige à réparer le préjudice causé le fait par tout producteur, commerçant industriel ou personne immatriculée au registre des métiers (..) de rompre brutalement, même partiellement une relation commerciale établie sans préavis écrit tenant compte de la durée de la relation commerciale et respectant la durée minimale de préavis déterminée en référence aux usages du commerce par des accords interprofessionnels.

Les dispositions qui précèdent ne font pas obstacle à la faculté de résiliation sans préavis en cas d'inexécution par l'autre partie de ses obligations ou en cas de force majeure ".

En l'espèce, la volonté unilatérale de cesser toute relation commerciale ressort sans ambiguïté du mail du 27 février 2014 que M. K., directeur général de la société Boxmark a adressé à la société Tassin : " Nous pensons devoir arrêter nos relations avec effet immédiat (..) Nous compenserons votre compte après avoir émis cet avoir et c'est la fin ", alors que pour sa part, dans le même temps, la société Tassin réagissait en répondant que la société Boxmark " prenait la responsabilité de rompre le contrat de distribution d'octobre 2007 " et continuait de passer des commandes, ainsi d'ailleurs que le reconnaît l'appelante dans ses écritures page 9, ce qui témoigne bien de l'intention de l'intimée de poursuivre les relations commerciales. Ce premier argument est donc inopérant. La décision des premiers juges mérite donc confirmation de ce chef.

A titre subsidiaire, la société Boxmark fait valoir que les fautes commises par la société Tassin, constituées par une erreur d'échantillonnage de sa part et une mauvaise manipulation des produits conformes livrés, justifiaient une absence de préavis. En toute hypothèse, elle estime excessive la durée du préavis accordée par le tribunal et propose un délai de 6 mois et l'octroi d'une indemnité qui ne peut dépasser la somme de 94 359,84 euros, compte tenu du faible volant d'affaires entre les deux sociétés et, enfin, de l'absence d'exclusivité du partenariat établi par la société Tassin depuis plusieurs années avec la société allemande concurrente Heller.

La société Tassin s'oppose à cette argumentation, réclame la fixation d'une durée de préavis de deux années et l'estimation de son préjudice à la somme de 377 439,36 euros, outre les préjudices annexes.

Les manquements allégués par l'appelante, non démontrés, ont déjà été rejetés ci-dessus. Cette dernière n'est en conséquence pas fondée à invoquer une exception d'inexécution de sa cocontractante pour s'exonérer de la délivrance de l'obligation légale d'un délai de prévenance.

La rupture intervenue est donc brutale.

En application de l'article L. 442-6- I-5° du Code de commerce, la durée d'un préavis suffisant doit être appréciée au regard de la durée de la relation commerciale et en référence aux usages du commerce par des accords interprofessionnels, ainsi qu'au vu des circonstances de l'espèce.

Il n'est pas contesté que les parties étaient en relations commerciales depuis 22 ans, relations qu'elles ont formalisées par un contrat de distribution signé en octobre 2007, en y insérant un accord d'exclusivité sur certains cuirs. Le chiffre d'affaires réalisé par la société Tassin avec la société Boxmark s'est élevé en 2013 à la somme de 488 635,99 euros, soit 20 % du chiffre d'affaires de la première, de sorte que celle-ci ne se trouvait pas en situation de dépendance économique. Il doit également être tenu compte de la difficulté pour la société Tassin de réorganiser son marché pour nouer des liens avec un autre partenaire livrant des cuirs haut de gamme, puisqu'elle s'était engagée à ne pas diffuser de cuirs similaires ou comparables en provenance d'autres fournisseurs. Compte tenu de ces divers éléments, la cour estime, sans qu'il y ait lieu de retenir le délai contractuel de 6 mois très insuffisant, que le délai de prévenance aurait dû être de 22 mois.

Le préjudice, résultant, non de la rupture, mais du caractère brutal et sans préavis de celle-ci, est constitué par la perte de marge que la victime de la rupture pouvait escompter tirer pendant la durée du préavis qui aurait dû lui être accordé. L'assiette retenue doit être la moyenne du chiffre d'affaires hors taxe réalisé au cours des 3 années précédant la rupture, à laquelle est affectée la moyenne mensuelle de la marge sur ces trois exercices, multipliée par le nombre de mois de préavis dont aurait dû bénéficier la victime de la rupture. La marge réalisée par la société Tassin avec quatre produits Boxmark sur les trois dernières années a été certifiée par M. Olivier R., expert-comptable, à 44,6 % et ce pourcentage ne fait l'objet d'aucune contestation de l'appelante ; la marge annuelle moyenne s'établit à 188 719,73 euros, la marge moyenne mensuelle à 15 726,64 euros.

Le préjudice économique de la société Tassin s'élève donc à la somme de 345 986,08 euros (15 726,64 X 22), dont devra s'acquitter la société Boxmark.

L'intimée réclame également la condamnation de l'appelante à lui payer au titre de ses préjudices annexes les sommes suivantes :

- 61 749 euros au titre des investissements suivants : brochures, catalogues et site internet,

- 387 409 euros représentant des liasses d'échantillons,

- 89 939 euros correspondant aux stocks.

L'appelante sollicite la confirmation de la décision de rejet du tribunal de ces chefs, la société Tassin devant assumer les risques liés à son activité ; elle fait également valoir que la matérialité du préjudice n'est pas démontrée, dans la mesure où les cuirs livrés portaient la griffe Tassin et non Boxmark, de sorte qu'elle a pu continuer à les vendre sous son propre nom.

Il importe de constater que la société Tassin n'est pas fondée à réclamer le remboursement des investissements qui ne lui ont pas été imposés par l'auteur de la rupture, mais qui résultent de ses seuls choix de commerçant. Elle ne saurait pas davantage réclamer le remboursement de son investissement se rapportant aux échantillons détenus depuis plusieurs années, qui sont sous sa propre marque Tassin ainsi qu'il résulte du contrat de distribution commerciale signé avec la société Pierre Frey le 29 novembre 2006 (pièce 94 de la société Tassin). Enfin, elle ne démontre nullement qu'elle a été dans l'impossibilité de vendre ses stocks " sous marque Tassin ".

La décision des premiers juges de rejet des préjudices annexes sera en conséquence confirmée.

Enfin, l'appelante sollicite l'allocation d'une somme de 500 000 euros en indemnisation de son préjudice moral ; elle prétend qu'elle n'a pas pu fournir ses clients et a dû annuler ou refuser toutes les commandes reçues postérieurement à l'arrêt des livraisons par la société Boxmark, de sorte que l'impact sur sa réputation et son image a été important ; il est démontré selon elle par la baisse de 16,2 % de son chiffre d'affaires un an après la rupture.

L'intimée rétorque que la société Boxmark ne démontre pas le lien de causalité entre les prétendues fautes et le préjudice allégué.

Il ne résulte pas des pièces produites par la société Tassin la preuve irréfutable d'annulation ou de refus de commandes postérieurement à l'arrêt des livraisons par la société Boxmark ; ainsi la pièce 97 de la société Tassin ne suffit pas à démontrer que la perte du marché de la société Air Parts Services and Supplies soit due à la brutalité de la rupture, puisque d'une part, le courriel du 15 janvier 2014 constituait une simple demande de prix, proposition qui en définitive n'a pas été retenue, sans que la cause en soit donnée, d'autre part la demande de prix portait sur le cuir " Leather Tassin 7600- Far 25 ", dont il n'est pas établi qu'il ait été une référence de cuir fournie par la société Boxmark à la société Tassin. De même, il n'est pas démontré que la baisse du chiffre d'affaires de 16,2 % entre les années 2013 et 2015 soit directement liée à la résiliation du contrat de distribution. Enfin la pièce 99 de la société Tassin ne saurait justifier d'une atteinte à la réputation de cette dernière, puisque la circonstance qu'un distributeur de cuirs espagnol ait démarché en mai 2013, donc avant la rupture du contrat de distribution entre les parties, un client de la société Tassin ne saurait être reprochée à l'appelante.

Toutefois, ainsi que les premiers juges l'ont retenu, il ne saurait être contesté que le caractère immédiat de la rupture a placé la société Tassin dans une situation délicate à l'égard de ses clients en l'entravant dans sa réponse pour satisfaire aux commandes passées, en l'empêchant d'informer ses clients en temps utile d'un changement d'approvisionnement et de rechercher aux meilleures conditions pour elle un autre fournisseur élaborant des produits haut de gamme, conditions qui n'ont pas manqué de nuire à l'image de marque de la société Tassin. La cour estime à la somme de 20 000 euros le préjudice moral subi du fait de la brutalité de la rupture en raison d'une atteinte à son image commerciale.

Sur la demande reconventionnelle de la société Boxmark

Celle-ci sollicite la condamnation de la société Tassin à lui verser les sommes de 500 000 euros pour atteinte à son image et à sa réputation et de 50 000 euros au titre d'une procédure vexatoire et abusive.

Cette prétention, aucunement étayée, ne saurait prospérer.

Sur les dépens et les frais irrépétibles

La société Boxmark, succombant, sera condamnée à supporter les dépens d'appel ainsi qu'à payer à la société Etablissements Tassin la somme de 10 000 euros au titre de l'article 700 du Code de procédure civile.

Par ces motifs, LA COUR, Confirme le jugement entrepris en toutes ses dispositions, hormis celles relatives à la durée du préavis et aux estimations financières se rapportant au préjudice résultant de la rupture fautive du contrat d'octobre 2007 et au préjudice moral ; L'infirme sur ces points ; Et, statuant à nouveau de ces seuls chefs ; Fixe la durée du préavis qu'aurait dû donner la société Boxmark Leather GmbH & Co KG à la société Etablissements Tassin à 22 mois ; Condamne la société Boxmark Leather GmbH & Co KG à payer à la société Etablissements Tassin la somme de 345 986,08 euros au titre du préjudice résultant de la rupture fautive du contrat d'octobre 2013, ainsi que celle de 20 000 euros en réparation de son préjudice moral ; Y ajoutant ; Condamne la société Boxmark Leather GmbH & Co KG à payer à la société Etablissements Tassin la somme de 10 000 euros en vertu de l'article 700 du Code de procédure civile ;Déboute les parties de leurs autres demandes ; Condamne la société Boxmark Leather GmbH & Co KG aux dépens d'appel.