Cass. com., 10 juillet 2018, n° 17-13.973
COUR DE CASSATION
Arrêt
Rejet
PARTIES
Demandeur :
GEA Group (Sté)
Défendeur :
Brenntag (SA), Brenntag France Holding (SAS), Brachem France Holding (SAS), Brenntag Foreign Holding GmbH (Sté), Brenntag Beteiligung GmbH (Sté), Brenntag Holding GmbH (Sté), Deutsche Bahn AG (Sté), Gaches chimie (SAS), Solvadis France (EURL), Fournis-Vit-Thirion (ès qual.), Solvadis GmbH (Sté), Solvadis Holding (SARL), Autorité de la concurrence, Ministre de l'Economie, de l'Industrie et du Numérique, Procureur général auprès de la Cour d'appel de Paris
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
Mme Riffault-Silk
Rapporteur :
Mme Tréard
Avocat général :
Mme Pénichon
Avocats :
SCP Célice, Soltner, Texidor, Périer, SCP Nicolaÿ, de Lanouvelle, Hannotin, SCP Piwnica, Molinié, SCP Garreau, Bauer-Violas, Feschotte-Desbois, SCP Delvolvé, Trichet, SCP Baraduc, Duhamel, Rameix
LA COUR : - Statuant tant sur le pourvoi principal n° 17-14.140 formé par les sociétés Brenntag SA, Brenntag France Holding SAS, Brachem France Holding SAS, Brenntag Foreign Holding GmbH, Brenntag Beteiligung GmbH et Brenntag Holding GmbH (les sociétés Brenntag) que sur le pourvoi incident éventuel relevé par les société Solvadis GmbH et Solvadis Holding, et joignant ces pourvois au pourvoi n° 17-13.973 formé par la société GEA Group AG (la société GEA), qui attaquent le même arrêt ; - Donne acte à la société GEA du désistement de son pourvoi en ce qu'il est dirigé contre les sociétés Brenntag, Deutsche Bahn AG, venant aux droits de Deutsche Bahn Mobility Logistics AG, Gaches chimie, Solvadis France, TMJ, prise en sa qualité de liquidateur judiciaire de la société Solvadis France, Solvadis GmbH, Solvadis Holding et le procureur général près la Cour d'appel de Paris ; - Attendu, selon l'arrêt attaqué (Paris, 2 février 2017), que quatre distributeurs, opérant sur le territoire français, ont porté à la connaissance du Conseil de la concurrence, devenu l'Autorité de la concurrence (l'Autorité), des coordinations horizontales intervenues sur des commodités chimiques et ont sollicité, successivement, le bénéfice de la procédure de clémence sur le fondement de l'article L. 464-2, IV du Code de commerce ; qu'après s'être saisie d'office de pratiques concernant le secteur des produits chimiques, l'Autorité, par une décision n° 13-D-12 du 28 mai 2013, a dit établies deux ententes anticoncurrentielles, a exonéré la société Solvadis France et ses sociétés mères au titre de la première entente par application de l'article L. 464-2, IV du Code de commerce, a appliqué une réduction de sanction à la société Brenntag SA au titre des mêmes pratiques, la société Deutsche Bahn Mobility Logistics AG étant sanctionnée en qualité de société mère de cette société et la société GEA en sa qualité de société mère de la société Solvadis France, l'une et l'autre se voyant refuser le bénéfice de la procédure de clémence initiée par leurs filiales ; que plusieurs recours en annulation et réformation de la décision ont été formés devant la Cour d'appel de Paris ; qu'avant d'ordonner la réouverture des débats sur les griefs notifiés aux sociétés Brenntag et à sa société mère et de renvoyer l'affaire à l'audience de procédure, la cour d'appel, a, notamment, constaté une atteinte portée aux droits de la défense des sociétés Brenntag, annulé le rapport établi par les rapporteurs de l'Autorité et la décision n° 13-D-12 en ses dispositions relatives aux sociétés Brenntag et rejeté les demandes d'annulation de l'auto-saisine de l'Autorité, de l'avis de clémence accordée à la société Solvadis France et de la notification de griefs ;
Sur la recevabilité du pourvoi principal n° 17-14.140, contestée par la défense : - Vu les articles 607 et 608 du Code de procédure civile, ensemble les principes qui régissent l'excès de pouvoir ; - Attendu que, sauf dans les cas spécifiés par la loi, les jugements en dernier ressort qui, sans mettre fin à l'instance, statuent sur une exception de procédure, une fin de non-recevoir ou tout autre incident, ne peuvent être frappés de pourvoi en cassation indépendamment des jugements sur le fond ; qu'il n'est dérogé à cette règle, comme à toute autre règle interdisant ou différant un recours, qu'en cas d'excès de pouvoir ;
Attendu que l'arrêt, qui s'est borné à apprécier les conséquences de l'atteinte aux droits de la défense qu'il constatait et à statuer sur des fins de non-recevoir et exceptions de procédure, sans ainsi trancher tout ou partie du principal, ni mettre fin à l'instance à l'égard des demanderesses, ne caractérise aucun excès de pouvoir commis ou consacré à l'occasion de cette procédure, de sorte que le pourvoi n'est pas immédiatement recevable ;
Et sur le moyen unique du pourvoi n° 17-13.973 : - Attendu que la société GEA fait grief à l'arrêt de rejeter son recours alors, selon le moyen : 1°) que les matières qui relèvent de l'autonomie procédurale des Etats membres sont de la compétence exclusive de ceux-ci et n'ont pas à faire l'objet d'une harmonisation européenne ; qu'ainsi que l'ont constaté tant l'Autorité que la cour d'appel, les règles qui régissent les effets d'une demande de clémence relèvent de l'autonomie procédurale des Etats membres, même lorsqu'elles tendent à la mise en œuvre du droit européen de la concurrence ; qu'en l'espèce, la cour d'appel a néanmoins jugé que l'Autorité de la concurrence n'avait pas commis d'erreur de droit en décidant qu'il convenait d'adopter le " principe de procédure " dégagé par la Commission européenne et les juridictions de l'Union selon lequel une société tenue au paiement de la sanction infligée à sa filiale en sa seule qualité de société mère ne peut bénéficier de la clémence accordée à cette dernière lorsque leurs liens capitalistiques ont été rompus préalablement au dépôt de la demande de clémence, " l'application cohérente du droit de l'Union " constituant " un objectif propre à légitimement fonder " un tel emprunt ; qu'en se prononçant de la sorte, cependant qu'il lui incombait de déterminer si la demande de clémence formée par la société Solvadis France EURL devait, ou non, bénéficier à son ancienne société mère, GEA, au regard des seules dispositions du IV de l'article L. 464-2 du Code de commerce et de l'économie du régime qu'elles avaient institué, la cour d'appel a violé le texte susvisé, ensemble le principe d'autonomie procédurale et l'article 12 du Code de procédure civile ; 2°) que si une société mère peut, en cette seule qualité, être solidairement tenue au paiement de la sanction pécuniaire infligée à l'une de ses filiales pour des pratiques anticoncurrentielles commises par cette dernière, l'obligation solidaire ainsi mise à la charge de cette société mère n'est qu'accessoire, dérivée et dépendante de celle de sa filiale et joue le rôle d'une simple garantie de paiement ; qu'il suit de là que la mesure de clémence accordée à la société ayant dénoncé les pratiques en cause doit bénéficier de plein droit à la société mère qui la contrôlait au moment de la commission de ces pratiques, peu important que leurs liens capitalistiques aient été rompus avant le dépôt de la demande de clémence ; qu'en jugeant le contraire, au motif inopérant qu'il serait légitime que le bénéfice du dispositif de clémence soit réservé à l'entreprise qui accomplit la démarche et non à l'ancienne société mère qui aurait pu la décider, mais s'en est abstenue, la cour d'appel a violé l'article 101 du TFUE, ensemble les articles L. 420-1 et L. 464-2 du Code de commerce ; 3°) qu'il en va d'autant plus ainsi que les principes d'individualisation des sanctions et de proportionnalité des peines, principes fondamentaux du droit de l'Union et du droit français, s'opposent à ce que l'ancienne société mère de l'auteur des pratiques anticoncurrentielles en cause, dont la responsabilité n'est qu'accessoire, dérivée et dépendante de celle de son ancienne filiale, demeure tenue au paiement d'une sanction pécuniaire que celle-ci n'aura pas à supporter du fait de la mesure de clémence qui lui a été accordée ; qu'en effet l'octroi de cette mesure de clémence au bénéfice de la seule personne morale ayant déposé la demande de clémence est de nature à priver cette société mère de tout recours en contribution à l'encontre de son ancienne filiale en fonction de la responsabilité de chacune d'elles dans la commission des pratiques litigieuses ; qu'en l'espèce, en sa seule qualité de société mère de Solvadis France EURL au moment des pratiques en cause, la société GEA s'est trouvée condamnée, à titre définitif et sans recours possible, au paiement d'une sanction pécuniaire calculée sur la base du comportement de son ancienne filiale ; qu'en lui refusant le bénéfice de la mesure de clémence accordée à cette dernière, la cour d'appel a violé l'article 101 du TFUE, les articles L. 420-1 et L. 464-2 du Code de commerce, ensemble les principes d'individualisation des sanctions et de proportionnalité des peines garantis par l'article 49 de la charte des droits fondamentaux de l'Union européenne ; 4°) qu'à l'instar d'une décharge conventionnelle ou d'une transaction, la clémence accordée à une filiale, codébitrice solidaire avec sa société mère du paiement d'une sanction pécuniaire, s'analyse en une exception simplement personnelle à cette filiale dont l'effet technique est d'éteindre la dette commune à hauteur de la part divise du codébiteur exempté ; qu'en jugeant au contraire que la clémence accordée à la société Solvadis France EURL constituait une exception qui lui était purement personnelle et que la société GEA, tenue solidairement à la dette du seul fait de sa qualité de société mère, ne pouvait dès lors, au regard des règles régissant la solidarité passive, invoquer les effets de cette clémence pour voir réduire à due proportion le montant des sommes mises à sa charge, la cour d'appel a violé les articles 1208 et 1285 du Code civil dans leur version applicable au cas d'espèce ; 5°) que l'octroi d'une mesure de clémence s'accompagne nécessairement d'une remise de solidarité, laquelle, en application de l'article 1210 du Code civil dans sa version applicable au cas d'espèce, a pour effet de libérer les coobligés à hauteur de la part divise du codébiteur dispensé de la solidarité ; qu'en jugeant que la clémence accordée à la société Solvadis France EURL ne s'analysait pas en une remise de solidarité au sens de l'article 1210 du Code civil et était dès lors sans incidence sur la dette de la société GEA, la cour d'appel a violé l'article 1210 du Code civil dans sa version applicable au cas d'espèce ;
Mais attendu, en premier lieu, que l'autonomie procédurale reconnue aux Etats membres ne s'oppose pas, eu égard au principe d'effectivité du droit de la concurrence de l'Union européenne, à ce que, en l'absence de précision de la loi ou des règlements nationaux sur le point en discussion, une autorité nationale de concurrence et son juge de contrôle adoptent un principe de procédure dégagé par les instances européennes, consistant à refuser d'étendre à l'ancienne société mère d'une filiale contrôlée à cent pour cent au moment des pratiques en cause le bénéfice d'une procédure de clémence mise en œuvre par son ancienne filiale ; qu'ayant, par motifs propres et adoptés, relevé que la notion d'entreprise, au sens du droit de la concurrence, sur laquelle repose la pratique européenne, est appréhendée de manière analogue en droit interne et en droit de l'Union ; que l'arrêt retient que l'ancienne société mère, qui n'exerce plus d'influence déterminante et ne forme plus une unité économique avec son ancienne filiale à la date à laquelle cette dernière dépose une demande de clémence, et qui n'introduit pas, elle-même, une telle demande, ne peut bénéficier d'aucune immunité totale ou de réduction d'amende à ce titre ; que la cour d'appel, qui a constaté que la société GEA ne formait plus une entité économique unique à la date de la demande de clémence déposée par son ancienne filiale, la société Solvadis France, en a déduit à bon droit qu'elle ne pouvait revendiquer le bénéfice des dispositions de l'article L. 464-2, IV du Code de commerce ;
Attendu, en deuxième lieu, que la condamnation d'une société mère, au titre de l'influence déterminante qu'elle exerce sur sa filiale, n'est pas une simple garantie de paiement, lorsque la société mère participe, à raison de son influence déterminante, à la pratique anticoncurrentielle mise en œuvre ; qu'il s'ensuit que la sanction prononcée contre la société mère peut être d'un montant supérieur à celui de sa filiale dès lors que, contrairement à cette dernière, la société mère ne bénéficie pas de la procédure de clémence ; que le moyen, qui postule le contraire en sa deuxième branche, manque en droit ;
Et attendu, en dernier lieu, que le rapport de solidarité qui existe entre deux sociétés constituant une entité économique, tel qu'il est défini par le droit de la concurrence, ne se réduisant pas à un simple cautionnement fourni par l'une aux fins de garantir le paiement de l'amende infligée à l'autre et le bénéfice de la procédure de clémence accordée à l'une étant sans incidence sur le recours en contribution qui pourrait être exercé entre elles, c'est sans méconnaître les textes et principes invoqués par la troisième branche, qu'après avoir fait ressortir que l'exonération accordée à l'entreprise demanderesse de clémence est la contrepartie de la coopération qu'elle a apportée aux autorités de concurrence dans la connaissance et l'appréhension de pratiques anticoncurrentielles, dont la portée est limitée aux poursuites exercées par l'Autorité, et avoir justement retenu qu'elle ne s'analyse pas comme une division de la dette, au sens de l'article 1210 du Code civil, dans sa version alors applicable, la cour d'appel a statué comme elle a fait ; d'où il suit que le moyen n'est fondé en aucune de ses branches ;
Par ces motifs, et sans qu'il y ait lieu de statuer sur le pourvoi incident, qui est éventuel : Déclare le pourvoi principal n° 17-14.140 irrecevable ; Rejette le pourvoi n° 17-13.973.