CA Paris, Pôle 1 ch. 8, 21 septembre 2018, n° 17-16685
PARIS
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
Champion Petfoods LP (Sté)
Défendeur :
N-ID (SARL)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
Mme Kerner-Menay
Conseillers :
M. Vasseur, Mme Dias-Da Silva
Avocats :
Mes Teytaud, Boccon Gibod, Degiovanni
La société Champion Petfoods LP (ci-après la société Champion) est une société de droit canadien qui a pour activité la fabrication et la commercialisation de produits alimentaires pour animaux domestiques, connus notamment sous les marques Acana et Orijen. La SARL N-ID, société de droit français, est quant à elle spécialisée dans la distribution de tels produits, dont ceux de la société Champion.
A compter de la fin de l'année 2007 selon la société N-ID et du mois de juillet 2008 selon la société Champion, les deux sociétés sont entrées en relations habituelles, sans qu'un contrat-cadre n'ait été signé entre elles, afin que la société N-ID distribue auprès de revendeurs les produits de la société Champion.
Par lettre datée du 29 août 2016, adressée par courriel et par pli recommandé, la société Champion a informé la société N-ID de sa décision de résilier leur accord de distribution à compter du 30 mai 2017, cette date étant calculée comme correspondant, selon la société Champion, à un mois de préavis par année de relation entre les deux parties.
A la suite d'échanges intervenus entre les parties et d'une rencontre entre les dirigeants des deux sociétés intervenue au Canada au mois de septembre 2016, la société Champion a adressé à la société N-ID par les mêmes voies un nouveau courrier, daté du 16 décembre 2016, qui se conclut par l'indication d'une date de résiliation inchangée, au 30 mai 2017.
Par acte du 28 avril 2017, la société N-ID a fait assigner la société Champion devant le juge des référés du Tribunal de commerce de Nancy afin, notamment, que soit constatée l'existence d'un trouble à caractère manifestement illicite et d'un dommage imminent résultant de la rupture brutale des relations commerciales entre les deux parties et pour que soit ordonnée la continuation de la relation de distribution exclusive les unissant jusqu'au 31 décembre 2017.
Par ordonnance du 31 mai 2017, le juge des référés du Tribunal de commerce de Nancy a :
· constaté l'existence d'un trouble manifestement illicite et d'un dommage imminent ; En conséquence,
· ordonné la continuation de la relation de distribution exclusive unissant la société Champion à la société N-ID jusqu'au 31 décembre 2017, et ce sous astreinte comminatoire de 3 000 euros par container commandé et non livré passé un délai de 10 semaines suivant sa commande, en ce comprises les commandes passées en 2016 et non livrées à la date de la présente ordonnance ;
· dit qu'à compter de cette date la société N-ID France Petfoods ne pourra plus passer de commandes à sa partenaire mais pourra recevoir les commandes en cours et écouler les stocks reçus ;
· condamné la société Champion à payer à la société N-ID la somme de 2 500 euros en application des dispositions de l'article 700 du Code de procédure civile.
Par requête du 2 juin 2017, la société N-ID a sollicité la rectification de ce qu'elle indiquait être une erreur matérielle et, accueillant cette requête, le même juge a, par une nouvelle ordonnance du 3 juillet 2017 :
· remplacé dans les motifs de l'ordonnance une mention afin que l'astreinte soit fixée par semaine de retard pour tout container commandé et non livré ;
· remplacé le dispositif de l'ordonnance ainsi rédigé : " Ordonnons la continuation de la relation de distribution exclusive unissant la société Champion Petfoods LP à la SARL N-ID France Petfoods jusqu'au 31 décembre 2017, et ce sous astreinte comminatoire de 3 000 euros par container commandé et non livré passé un délai de 10 semaines suivant sa commande, en ce comprises les commandes passées en 2016 et non livrées à la date de la présente ordonnance " par " Ordonnons la continuation de la relation de distribution exclusive unissant la société Champion Petfoods LP à la SARL N-ID France Petfoods jusqu'au 31 décembre 2017, et ce sous astreinte comminatoire de 3 000 euros par semaine de retard pour tout container commandé et non livré passé un délai de 10 semaines suivant sa commande, en ce comprises les commandes passées en 2016 et non livrées à la date de la présente ordonnance ";
· ajouté dans le dispositif de l'ordonnance : " Vu les dispositions de l'article 461 du CPC, Nous réservons la liquidation de l'astreinte ; "
Par déclaration du 24 août 2017, la société Champion a interjeté appel de cette décision.
Dans ses dernières conclusions remises le 2 juillet 2018, la société Champion demande à la cour de :
A titre principal,
· dire et juger que le préavis de neuf mois accordé à la société N-ID était suffisant, excluant toute brutalité de la rupture de la relation commerciale établie entre la société N-ID et elle, au sens de l'article L. 442-6, I, 5° du Code de commerce ;
· dire et juger que la rupture de la relation commerciale établie entre la société N-ID et elle ne caractérise ni un trouble manifestement illicite ni un dommage imminent ;
· dire et juger que le juge des référés du tribunal de commerce de Nancy a statué ultra petita en lui ordonnant de livrer des commandes effectuées par N-ID en 2016, alors que cette demande n'avait pas été sollicitée par N-ID ;
· dire et juger que l'astreinte prononcée par le juge des référés du tribunal de commerce de Nancy est irrégulière en ce qu'elle porte sur une obligation de faire antérieure à la décision et a pour point de départ une date antérieure à la décision ;
· dire et juger que le délai de livraison de 10 semaines qui lui a été imposé par le juge des référés du tribunal de commerce de Nancy est arbitraire et injustifié ;
· dire et juger que les commandes passées par N-ID in extremis avant le terme de relations commerciales existantes entre les parties, entre les mois de novembre et décembre 2017, doivent être rejetées ;
· dire et juger que l'ordonnance rectificative du 3 juillet 2017 rendue par le juge des référés du tribunal de commerce de Nancy porte atteinte à l'autorité de la chose jugée de l'ordonnance du 31 mai 2017 en ce qu'elle modifie le quantum de l'astreinte initialement ordonnée ;
· dire et juger que la demande de N-ID, aux termes de sa requête en rectification, visant à ce que le juge des référés du tribunal de commerce de Nancy se réserve la faculté de liquider l'astreinte était irrecevable ;
En conséquence,
· infirmer l'ordonnance du 31 mai 2017 rendue par le juge des référés du tribunal de commerce de Nancy dans l'intégralité de ses dispositions
· infirmer l'ordonnance rectificative du 3 juillet 2017 rendue par le juge des référés du tribunal de commerce de Nancy dans l'intégralité de ses dispositions ;
· rejeter l'ensemble des demandes de la société N-ID ;
A titre subsidiaire, dans l'hypothèse où la cour considérerait la demande de liquidation d'astreinte recevable :
· dire et juger qu'elle a exécuté de bonne foi les termes de l'ordonnance du 31mai 2017 ; En conséquence,
· rejeter la demande de liquidation de l'astreinte formulée par la société N-ID ;
A titre infiniment subsidiaire, dans l'hypothèse extraordinaire où la cour considérerait qu'elle a inexécuté de mauvaise foi les termes de l'ordonnance du 31 mai 2017 :
· dire et juger que l'astreinte maximale pouvant être prononcée est d'un montant de 522 000 euros ;
En tout état de cause,
· condamner la société N-ID à lui payer la somme de 30 000 euros au titre de l'article 700 du Code de procédure civile ;
· condamner la société N-ID aux entiers dépens de première instance et d'appel dont distraction pour ceux le concernant au profit de son avocat conformément aux dispositions de l'article 699 du Code de procédure civile.
Dans ses dernières conclusions remises le 3 juillet 2018, la SARL N-ID demande à la cour de :
· débouter la société Champion de l'ensemble de ses demandes, fins et conclusions ;
· confirmer en toutes leurs dispositions les ordonnances des 31 mai et 3 juillet 2017 ;
· liquider les astreintes échues au jour de la décision de la cour pour un montant à parfaire (étant précisé que la liquidation des astreintes arrêtées au 30 juin 2018 s'élèverait à 16 188 000 euros) ;
En conséquence,
· condamner la société Champion à lui payer les astreintes déjà échues à la date de la décision ;
· confirmer l'obligation de la société Champion de livrer l'intégralité des commandes de 2016 et 2017 non livrées, et ce, sous astreinte comminatoire de 3 000 euros par semaine de retard pour tout container commandé et non livré passé un délai de 10 semaines suivant sa commande ;
· constater ainsi que les astreintes courent toujours depuis le 1er août 2017 sur les 7 containers non livrés correspondant au backlog de 2016 ;
· constater que la société Champion n'a pas expédié 252 containers sur les 580 containers commandés par elle en 2017, la société Champion ayant délibérément cessé ses expéditions en mai 2018 ;
· ordonner à la société Champion de reprendre les livraisons des 252 containers commandés par la société N-ID à un rythme de 26 containers par mois (étant précisé que pour les commandes non expédiées par la société Champion ce délai courra à compter de la confirmation par la société Champion du prix des 26 commandes qui devra intervenir dans les 5 premiers jours de chaque mois) ;
En tout état de cause,
· condamner la société Champion à lui payer une somme de 25 000 euros au titre de l'article 700 du Code de procédure civile ;
· condamner la société Champion aux entiers dépens.
Sur ce, LA COUR,
Sur la demande de prolongation des relations entre les parties :
Aux termes de l'article L. 442-6, I, 5° du Code de commerce, engage la responsabilité de son auteur et l'oblige à réparer le préjudice causé le fait, par tout producteur, commerçant, industriel de rompre brutalement, même partiellement, une relation commerciale établie, sans préavis écrit tenant compte de la durée de la relation commerciale et respectant la durée minimale de préavis déterminée, en référence aux usages du commerce, par des accords interprofessionnels.
En l'espèce, il est constant que les sociétés Champion et N-ID ont eu entre elles, au moins à partir du mois de juillet 2008 si l'on prend la date la plus tardive invoquée par la société Champion, une relation commerciale suivie, peu important que celle-ci ne se soit pas inscrite dans un cadre contractuel formalisé.
Il ressort de la lettre du 29 août 2016 adressée par la société Champion que celle-ci a indiqué de manière non équivoque entendre mettre fin aux relations commerciales qu'elle entretenait avec la société N-ID. En adressant cette lettre, la société Champion a fixé un préavis de neuf mois, commençant à courir à compter du 1er septembre 2016 et expirant le 30 mai 2017. A défaut de convention entre les parties, aucun délai de préavis contractuel n'avait préalablement été fixé entre elles.
En l'espèce, les seuls éléments dont la société N-ID fait état pour justifier de ce que les relations commerciales auraient débuté dès la fin de l'année 2007 ne sont que des courriels échangés au cours du mois de décembre qui, pour ceux qui sont produits à l'instance, sont trop laconiques pour justifier de la véritable mise en place d'une relation commerciale, aucune facturation n'étant intervenue avant le mois de juin 2008. Au demeurant, même en retenant que les relations commerciales entre les parties auraient commencé dès le mois de décembre 2007, la lettre, en date du 29 août 2016, adressée par la société Champion pour mettre un terme à ces relations serait intervenue moins de neuf années après le début de celles-ci. S'il n'est pas contesté que la distribution des produits de la société Champion par la société N-ID constitue une activité importante de cette dernière, jusqu'à atteindre, selon la société N-ID, 49 % de son chiffre d'affaires en 2015, il demeure que cette dernière produit à cet égard une attestation de son expert-comptable, en date du 25 juin 2018, qui demeure imprécise en ce qu'elle évoque une "évolution de la dépendance de la SARL N-ID envers son fournisseur la société Champion", sans cependant caractériser plus avant cette dépendance. La société N-ID évoque également qu'elle aurait embauché des salariés dédiés à l'activité Champion, ce qui représenterait un montant pour elle de 400 000 euros en 2015, sans cependant indiquer dans ses conclusions ce qui établirait ce point. De même, si elle rapporte avoir acheté un entrepôt sur le territoire de la commune de Souhesmes, elle n'établit cependant pas que cet achat était destiné à répondre spécifiquement aux besoins de son partenariat avec la société Champion.
A cet égard, la rupture par la société Champion des relations commerciales qu'elle entretenait avec la société N-ID, qui est intervenue avec un préavis de neuf mois, ne revêt aucun caractère brutal. Par ailleurs, le fait, abondamment développé dans les écritures de l'intimée, que la société Champion ait eu un comportement tendant à détourner à son profit la clientèle de la société N-ID, à supposer ce point rapporté, ne caractérise pas la rupture brutale des relations commerciales sur le fondement de laquelle a été engagée l'action de la société N-ID, sans préjudice d'une action qui pourrait être engagée par cette dernière pour être indemnisée d'un éventuel détournement de clientèle.
Enfin, à la suite de la lettre de rupture du 29 août 2016, les dirigeants de la société N-ID se sont efforcés de faire revenir la société Champion sur cette décision, en se déplaçant notamment au Canada. Il ne saurait être déduit des échanges qui sont intervenus entre les parties que la société N-ID était fondée à croire que la société Champion avait renoncé à la cessation des relations commerciales entre elles. En effet, la lettre du 5 janvier 2017 évoquée à cet égard par la société N-ID procède d'un envoi des conditions standardisées de gestion des achats auprès de la société Champion mais ne constitue pas, en soi, un élément tendant à établir que les relations entre les parties devaient se prolonger au-delà du terme fixé le 30 mai 2017. Le courriel adressé par la société Champion le 16 décembre 2016 ne fait au demeurant que confirmer que cette dernière a entendu maintenir l'avis de rupture des relations commerciales à compter du 30 mai 2017 : si elle y évoque que, sous certaines conditions qui avaient fait l'objet de l'entretien intervenu entre les dirigeants des deux sociétés, une reprise des relations entre les parties aurait pu intervenir, elle mentionne également que ces conditions n'ont justement pas été réunies, de sorte qu'il n'y avait pour elle pas lieu de revenir sur ladite rupture.
En l'état de l'ensemble de ces éléments, il n'est pas établi que la cessation, annoncée par la société Champion, des relations commerciales qu'elle entretenait avec la société N-ID, cessation qui est intervenue avec un préavis de neuf mois, procède d'une rupture brutale au sens de l'article L. 442-6, I, 5° du Code de commerce.
Aussi convient-il, en infirmant l'ordonnance entreprise, de dire n'y avoir lieu à référé sur la demande de la société N-ID tendant à la prolongation de la relation existant entre la société Champion et la société N-ID au-delà du 30 mai 2017.
Sur les demandes de livraison de la société N-ID :
Ainsi qu'il a été indiqué, la rupture des relations commerciales a été annoncée par une lettre du 29 août 2016. Cependant, plus de six mois avant cette date, par une lettre du 11 février 2016, la société Champion avait déjà annoncé à l'ensemble de ses revendeurs, et non pas seulement à la société N-ID ainsi que le reconnaît cette dernière, devoir réduire le volume de ses livraisons. Ainsi les restrictions de livraisons, que la société Champion explique par une impossibilité de répondre aux demandes de ses revendeurs, ne concernaient pas seulement la société N-ID et avaient débuté bien avant la rupture annoncée des relations commerciales entre les deux parties à la présente instance.
Par ailleurs, il est avéré que la société N-ID a entendu commander, avant que ne cessent ces relations commerciales, des volumes de marchandises particulièrement élevés, sans proportion aucune avec ceux qu'elle avait commandés jusqu'alors : ainsi, entre le 28 novembre et le 30 décembre 2017, soit pendant une période d'un mois et deux jours précédant la fin des relations commerciales telle que l'avait décidé le premier juge, la société N-ID a commandé 340 containers de marchandises alors qu'elle reconnaît elle-même qu'elle en commandait mensuellement au cours de l'année 2015, une trentaine, voire trente-huit containers, et seulement certains mois.
Il apparaît ainsi établi que la société N-ID a voulu contourner la rupture annoncée de ses relations commerciales en multipliant de manière déraisonnable des commandes de marchandises par rapport au montant de celles qu'elle avait achetées jusqu'alors. Alors qu'aucun contrat-cadre n'a été conclu entre les parties quant au montant des marchandises à livrer par la société Champion, il n'appartient pas au juge des référés d'entériner cette stratégie de la société N-ID qui aboutirait en pratique à lui permettre de prolonger au-delà de la date de fin fixée les effets de la relation commerciale qui avait jusqu'alors existé. Une telle mesure se heurterait à une contestation sérieuse, au sens de l'article 872 du Code de procédure civile et ne constituerait, de par l'accélération brutale des échanges commerciaux auxquels la société Champion entend précisément mettre fin, ni une mesure conservatoire, ni une mesure de remise en état de nature à faire cesser un trouble manifestement illicite, lequel n'aurait été constitué que si la société N-ID avait rapporté que les livraisons qu'elle entendait obtenir pendant la durée de préavis correspondaient à des montants que la société Champion aurait été en mesure de produire et à un flux d'affaires à la mesure de celui qui avait existé jusqu'alors.
Aussi convient-il, en infirmant l'ordonnance entreprise, de rejeter l'ensemble des demandes de la société N-ID tendant aux livraisons de containers.
Par ces motifs, LA COUR, Infirme l'ordonnance entreprise, en date du 31 mai 2017, telle que modifiée par l'ordonnance rectificative du 3 juillet 2017, en toutes ses dispositions ; Statuant à nouveau, Rejette l'ensemble des demandes de la société N-ID ; Condamne la société N-ID aux dépens de première instance et d'appel et dit que les dépens d'appel pourront être recouvrés conformément à l'article 699 du Code de procédure civile ; Condamne la société N-ID à verser à la société Champion la somme de 3 000 euros au titre de l'article 700 du Code de procédure civile.