CA Paris, Pôle 5 ch. 4, 26 septembre 2018, n° 16-07727
PARIS
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
Sourire et Santé (Selarl)
Défendeur :
Laboratoire BC (SARL)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
Mme Luc
Conseillers :
Mmes Mouthon Vidilles, Comte
Avocats :
Mes Flauraud, Barety
FAITS ET PROCÉDURE
La Selarl Sourire et Santé, créée le 21 avril 2008 par les docteurs Bandrac, Verdier et Louvel, est un cabinet de soins dentaires ; elle commande le matériel dentaire, dont elle a besoin, à Nicolas Boissy, prothésiste dentaire, qui exerce son activité au sein de la société à responsabilité limitée Laboratoire BC, dont il est le gérant.
Par courrier recommandé avec accusé réception du 10 juillet 2014, la société Sourire et Santé a informé la société Laboratoire BC de la cessation de toute collaboration entre eux.
Reprochant à la société Sourire et Santé d'avoir brutalement rompu les relations commerciales qu'elles entretenaient, la société Laboratoire BC l'a fait assigner par acte du 17 février 2015, sur le fondement de l'article L. 442-6-I-5° du Code de commerce, en indemnisation de son préjudice d'un montant de 82 694,25 euros devant le Tribunal de commerce de Romans-sur-Isère, lequel par jugement du 27 janvier 2016, a :
- constaté que les sociétés Laboratoire BC et Sourire et Santé entretenaient des relations commerciales stables et établies depuis 8 ans,
- dit que la société Sourire et Santé a causé un préjudice à la société Laboratoire BC en ne lui octroyant aucun préavis,
- en conséquence, condamné la société Sourire et Santé à payer à la société Laboratoire BC la somme de 33 077,70 euros en réparation du préjudice subi par cette dernière, outre la somme de 1 500 euros en vertu de l'article 700 du Code de procédure civile et à régler les dépens.
Selon dernières conclusions notifiées le 25 juillet 2016, la société Sourire et Santé, appelante, demande :
- la constatation de la violation des règles d'ordre public de compétence fixées aux articles D. 442-3 et D. 442-4 du Code de commerce et les annexes 4-2-1 et 4-2-2 du livre IV du même code,
- la nullité du jugement rendu par le Tribunal de commerce de Romans le 27 janvier 2016,
- la constatation de l'inapplicabilité des dispositions de l'article L. 442-6-I-5° du Code de commerce à la société Sourire et Santé,
- en conséquence la constatation que les prétentions de la société Laboratoire BC sont infondées,
- le rejet de l'intégralité des réclamations de cette dernière,
- la condamnation de la société Laboratoire BC à lui payer la somme de 5 000 euros par application de l'article 700 du Code de procédure civile et à régler les dépens,
- à titre subsidiaire, la constatation de l'absence de brutalité de la rupture des relations entre les deux sociétés, et de l'absence de préjudice de la société Laboratoire BC,
- en conséquence la constatation que les demandes de la société Laboratoire BC sont infondées,
- le débouté de l'intégralité des prétentions de la société Laboratoire BC,
- la condamnation de cette dernière à lui payer la somme de 5 000 euros sur le fondement de l'article 700 du Code de procédure civile et à s'acquitter des dépens.
Suivant dernières conclusions notifiées le 25 juillet 2016, la société Laboratoire BC, intimée, sollicite :
- à titre préalable que soit déclarée sans objet la demande en nullité du jugement de première instance dans la mesure où la société Sourire et Santé demande expressément que la cour statue à nouveau en fait et en droit conformément à l'effet dévolutif de l'appel,
- à titre principal, en vertu de l'article L. 442-6-I-5° du Code de commerce,
* la confirmation partielle du jugement entrepris en ce qu'il a reconnu, d'une part, que les sociétés Laboratoire BC et Sourire et Santé entretenaient des relations commerciales stables et établies depuis 8 ans, d'autre part, que la société Sourire et Santé lui a causé un préjudice en ne lui octroyant aucun préavis,
* l'infirmation de cette décision sur le montant de l'indemnisation et la condamnation de la société Sourire et Santé au paiement de la somme de 82 694,25 euros en réparation du préjudice subi par elle,
- à titre subsidiaire, sur le fondement de l'article 1382 du Code civil,
* la constatation que la société Sourire et Santé effectuait régulièrement des commandes auprès d'elle depuis 8 ans et qu'elle a cessé brutalement toute collaboration sans motif et sans respect d'un préavis préalable,
* la constatation que la brutalité de la rupture lui a été fortement préjudiciable,
* en conséquence, la condamnation de la société Sourire et Santé à lui payer la somme de 82 694,25 euros en réparation du préjudice subi par elle,
- en tout état de cause,
* la condamnation de la société Sourire et Santé à lui verser la somme de 3 000 euros en vertu de l'article 700 du Code de procédure civile et à s'acquitter des dépens.
SUR CE
Sur la nullité du jugement rendu le 27 janvier 2016 par le Tribunal de commerce de Romans-sur-Isère
La société Sourire et Santé soutient que le Tribunal de commerce de Romans-sur-Isère n'était pas compétent pour statuer sur la demande de la société Laboratoire BC fondée sur l'article L. 442-6-I-5° du Code de commerce, et ce, par application des articles D. 442-3 et D. 442-4 du même code qui font mention des litiges expressément attribués aux juridictions, dont le siège et le ressort sont fixés par décret visé aux annexes 4-2-1 et 4-2-2 du livre IV.
En conséquence, elle fait valoir que seuls les tribunaux de commerce de Marseille, Bordeaux, Tourcoing, Fort de France, Lyon, Nancy et Paris ont le pouvoir juridictionnel exclusif de statuer sur les litiges relatifs à l'application de l'article L. 442-6-I-5° du Code de commerce et estime que le Tribunal de commerce de Romans-sur-Isère a excédé ses pouvoirs et violé une règle de compétence d'ordre public, qui entraîne la nullité du jugement du 27 janvier 2016.
La société Laboratoire BC réplique que l'appelante ne tire aucune conséquence de la nullité revendiquée et considère que cette demande en nullité est sans objet.
Il ressort de l'article susmentionné D. 442-3 du Code de commerce et du tableau figurant à l'annexe 4-2-1 prise en application dudit article que le Tribunal de commerce de Romans-sur-Isère ne pouvait connaître du litige fondé sur l'article L. 442-6 du Code de commerce, introduit par la société Laboratoire BC à l'encontre de la société Sourire et Santé, de sorte que la Cour d'appel de Paris doit relever l'excès de pouvoir du premier juge, lequel est sanctionné par la nullité du jugement de première instance. En conséquence, la demande en nullité formée par la société Sourire et Santé n'est pas sans objet.
Toutefois en application tant de l'article 89 du Code de procédure civile, visant la possibilité pour une cour d'appel d'évoquer le fond si elle estime de bonne justice de donner à l'affaire une solution définitive, que de l'article 561 du même code invoqué par l'appelante relatif à l'effet dévolutif de l'appel, tous les points du litige soumis au tribunal étant déférés à la connaissance de la cour pour qu'il soit à nouveau statué en fait et en droit, la Cour d'appel de Paris décide d'évoquer le fond de l'affaire.
Sur la rupture brutale des relations commerciales établies
La société appelante soulève, en premier lieu, l'inapplicabilité de l'article L. 442-6-I-5° du Code de commerce au présent litige, en raison de la nature libérale de son activité, ce que conteste l'intimée.
En application des dispositions de l'article susmentionné "Engage la responsabilité de son auteur et l'oblige à réparer le préjudice causé le fait par tout producteur, commerçant industriel ou personne immatriculée au registre des métiers (...) de rompre brutalement".
Entre donc dans le champ d'application dudit article toute relation commerciale qui porte sur la fourniture d'un produit ou d'une prestation de services. Au cas particulier, la société Laboratoire BC, qui fabrique du matériel dentaire, vendait ses produits à la société Sourire et Santé, laquelle les refacturait à ses clients dans l'exécution de ses prestations, dégageant une marge brute sur ces produits ; ces deux sociétés commerciales par la forme effectuaient des actes de commerce, relevant du domaine d'application de l'article précité. Ce premier moyen est donc inopérant.
En deuxième lieu, la société Laboratoire BC se prévaut de relations commerciales établies entre les deux parties depuis 2002, soit une durée de 8 années, puisqu'elle se trouvait en lien commercial avec l'un des fondateurs de la société appelante le Dr Bandrac ; elle évoque les critères de durée, de continuité et d'intensité pour qualifier leurs rapports commerciaux.
L'appelante réplique que les deux sociétés ne travaillaient ensemble que depuis le 21 avril 2008, date de sa création, soit une période de 6 ans, que leur relation commerciale n'avait pas un caractère stable puisque d'une part, elle évoluait en fonction des besoins des clients du cabinet dentaire, le nombre de commandes étant ainsi variable, et d'autre part, qu'elle n'a eu de cesse de manifester son mécontentement à propos des prestations réalisées par le prothésiste, lui reprochant son manque d'organisation, le non-respect des délais de livraison, la non-conformité des bons de livraison, l'absence de retour des porte-empreintes, le non-respect des indications sur les fiches de commande, de sorte que sa partenaire a été informée depuis juin 2012 qu'elle n'était pas satisfaite de son travail et qu'elle envisageait de rompre leur relation.
L'intimée ne verse aux débats aucune pièce démontrant l'existence de rapports commerciaux entre les sociétés avant la date d'immatriculation au registre du commerce de la société Sourire et Santé, le 21 avril 2008. A supposer même établie la démonstration d'une relation commerciale antérieure de l'intimée avec l'un des membres fondateurs de la société appelante, les parties devaient alors exprimer leur intention d'inscrire la relation dans la continuité des relations antérieures ou la poursuite de la relation initialement nouée. Aucune volonté de continuation n'étant établie, l'intimée ne peut bénéficier d'une antériorité de relations commerciales avant la date susmentionnée ; la cour fixera en conséquence la durée des relations commerciales établies entre les parties à 6 années.
Par ailleurs, même si le nombre de commandes pouvait varier mensuellement, le flux d'affaires constant, stable et régulier depuis plusieurs années, même en légère baisse, entre les parties, ressort de l'attestation de l'expert-comptable du 4 novembre 2014, qui fait mention d'un chiffre d'affaires de 95 855 euros pour l'exercice 2011/2012, de 87 448 euros pour l'exercice 2012/2013, de 73 613 euros pour l'exercice 2013/2014. En outre s'il ressort des attestations de Mmes Carteron, Bressan et Hulin-Arnaud, toutes trois assistantes dentaires au sein du cabinet dentaire, non arguées de faux par l'intimée, la preuve d'une organisation insuffisante ou déficiente du prothésiste, la société Sourire et Santé n'a jamais informé la société Laboratoire BC que cette désorganisation pouvait lui occasionner un préjudice, ne lui a jamais envoyé d'avertissement ou de réclamation officielle relatif à un manquement contractuel qui aurait permis à l'intimée de ne plus croire à la pérennité de leur relation, de sorte que la brutalité de la rupture des relations commerciales est caractérisée. En effet, l'intimée n'a été avertie de la cessation de toute collaboration entre les parties que par lettre recommandée du 10 juillet 2014 immédiatement appliquée.
La société Laboratoire BC estime que le délai de préavis aurait dû être de 15 mois alors que la société Sourire et Santé considère qu'il doit être fixé à 2 mois.
La durée du délai de prévenance, conformément à l'article L. 442-6-I-5° du Code de commerce d'ordre public doit être appréciée au regard de l'étendue de la relation commerciale et en référence aux usages du commerce, ainsi qu'au vu des circonstances de l'espèce. Le préjudice résultant du caractère brutal et sans préavis de cette rupture est constitué par la perte de marge que la victime de la rupture pouvait escompter tirer pendant la durée du préavis qui aurait dû lui être accordé.
L'assiette retenue doit être la moyenne du chiffre d'affaires hors taxe réalisé au cours des 3 années précédant la rupture, à laquelle est affectée la moyenne mensuelle de la marge sur ces trois exercices, multipliée par le nombre de mois de préavis dont aurait dû bénéficier la victime de la rupture.
Dans ces conditions, le délai de préavis sera fixé à 6 mois, eu égard à la durée des relations commerciales entre les parties, au flux d'affaires entre elles en constante diminution depuis trois années, à la dépendance économique de la société Laboratoire BC dont le chiffre d'affaires avec la société Sourire et Santé représentait entre 70 et 80 % de son chiffre d'affaires global, mais qui avait néanmoins toute latitude pour diversifier ses clients.
Les parties admettent que la perte de marge s'élève à la somme mensuelle de 5 512,95 euros, de sorte que le préjudice subi par la société Laboratoire BC sera fixé à la somme de 33 077,70 euros (5 512,95 euros x 6 mois), dont la société Sourire et Santé devra s'acquitter.
Succombant au principal, la société Sourire et Santé sera condamnée à supporter les dépens ainsi qu'à payer à la société Laboratoire BC une indemnité de 3 000 euros sur le fondement de l'article 700 du Code de procédure civile.
Par ces motifs LA COUR, Prononce la nullité du jugement rendu 27 janvier 2016 par le Tribunal de commerce de Romans-sur-Isère; Constate que les sociétés Sourire et Santé et Laboratoire BC ont entretenu des relations commerciales établies pendant 6 années, brutalement interrompues par la première ; Condamne la société Sourire et Santé à payer à la société Laboratoire BC une somme de 33.077,70 euros représentant le préjudice subi par cette dernière ; Condamne la société Sourire et Santé à payer à la société Laboratoire BC une somme de 3 000 euros sur le fondement de l'article 700 du Code de procédure civile ; Déboute les parties de toutes leurs autres demandes. Condamne la société Sourire et Santé aux dépens.