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Décisions

CA Paris, Pôle 5 ch. 4, 17 octobre 2018, n° 16-10390

PARIS

Arrêt

PARTIES

Demandeur :

Leads Machine (SAS)

Défendeur :

ALE International (SAS)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

Mme Luc

Conseillers :

Mmes Mouthon Vidilles, Comte

Avocats :

Mes Ohana, Payen, Buret, Damreval

T. com. Lille Métropole, du 31 mars 2016

31 mars 2016

Faits et procédure

La société Leads Machine est active dans le secteur du télémarketing.

La société ALE International, anciennement dénommée Alcatel-Lucent Entreprise (la société Alcatel), est spécialisée dans le domaine des technologies mobiles, fixes et optiques de communications. Elle propose notamment à ses clients des solutions de communications et de réseau.

A partir de 2005, les sociétés Leads Machine et Alcatel ont noué une relation d'affaires, sans qu'aucun accord formel ne soit conclu.

Le 9 juillet 2010, un contrat intitulé " Service Agreement " a été régularisé entre les deux sociétés. Ce contrat a été conclu pour une période d'un an, renouvelable pour la même durée, sous réserve de l'accord écrit des parties (article 3).

Un avenant a été signé le 18 juillet 2012 pour une période de 18 mois, avec une prise d'effet au 1er juillet 2012.

A partir du second semestre 2013, la société Alcatel a réduit ses commandes de manière significative.

Par courriel du 18 février 2014, la société Alcatel a notifié à la société Leads Machine le lancement d'un appel d'offres. La société Leads Machine a répondu le 28 février 2014 et la société Alcatel l'a avisée, par courriel du 26 mars 2014, que son offre n'avait pas été retenue.

Dans ces conditions, s'estimant victime d'une rupture brutale des relations commerciales établies, la société Leads Machine a, par exploit du 17 octobre 2014, fait assigner la société Alcatel devant le Tribunal de commerce de Lille aux fins d'obtenir réparation du préjudice prétendument subi de ce chef.

Par jugement du 31 mars 2016, le Tribunal de commerce de Lille-Métropole a :

- dit mal-fondé le recours aux dispositions de l'article L. 442-6, I, 5° du Code commerce par la société Leads Machine et l'a déboutée de ses demandes à ce titre,

- débouté la société Ale International de sa demande de dommage et intérêts,

- condamné la société Leads Machine à payer à la société Ale International la somme de 5 000 euros au titre de l'article 700 du Code de procédure civile,

- condamné la société Leads Machine à supporter l'entièreté des frais et des dépens,

- débouté les parties de leurs demandes plus amples ou contraires,

- dit n'y avoir lieu à l'exécution provisoire du jugement.

Par déclaration du 4 mai 2016, la société Leads Machine a relevé appel de ce jugement.

La procédure devant la cour a été clôturée le 3 juillet 2018.

LA COUR

Vu l'appel et les dernières conclusions de la société Leads Machine, déposées et notifiées le 20 juin 2018, par lesquelles il est demandé à la cour, au visa des articles L. 442-6, I, 5° et D. 442-3 du Code de commerce, de :

- recevoir la société Leads Machine en son appel et l'y déclarer bien fondée,

- infirmer le jugement déféré en ce qu'il a dit l'action de la société Leads Machine mal fondée sur les dispositions de l'article L. 442-6, I, 5° du Code de commerce,

par conséquent,

- constater l'absence de notification d'un préavis par la société Ale International,

- dire que la société Ale International a manqué à ses obligations en matière de préavis,

- constater la rupture brutale des relations d'affaires établies entre les sociétés Leads Machine et Ale International aux torts exclusifs de cette dernière,

- constater que la durée de préavis devant être respectée par la société Ale International est de 12 mois,

- condamner la société Ale International à payer à la société Leads Machine la somme de 397 618,16 euros en réparation du préjudice subi du fait du non-respect du préavis de 12 mois,

- condamner la société Ale International à payer à la société Leads Machine la somme de 662 831,32 euros en réparation du préjudice subi du fait du manque à gagner au titre des années 2013 et 2014,

par ailleurs,

- confirmer le jugement déféré en ce qu'il a débouté la société Ale International de sa demande de dommages et intérêts, en tout état de cause,

- condamner la société Ale International à payer à la société Leads Machine la somme de 10 000 euros au titre de l'article 700 du Code de procédure civile,

- débouter la société Ale International de l'intégralité des ses demandes,

- condamner la société Ale International aux entiers dépens de première instance et d'appel ;

Vu les dernières conclusions de la société Alcatel (Ale International), intimée et appelante incidente, déposées et notifiées le 25 juin 2018, par lesquelles il est demandé à la cour de :

- dire l'appel de la société Leads Machine recevable mais mal fondé,

- débouter la société Leads Machine de ses demandes,

- confirmer le jugement en toutes ses dispositions sauf en ce qu'il a débouté la société Ale International de sa demande reconventionnelle,

- dire l'appel incident de la société Ale International recevable et bien fondé, y faisant droit :

- condamner la société Leads Machine à lui payer une somme de 15 000 euros à titre de dommages et intérêts pour procédure abusive,

- condamner la société Leads Machine à lui payer une somme de 8 000 euros au titre de l'article 700 du Code de procédure civile représentant ses frais irrépétibles devant la cour,

- condamner la société Leads Machine aux entiers dépens dont recouvrement pour ceux d'appel au profit de Me X dans les conditions de l'article 699 du Code procédure civile ;

SUR CE

Sur la rupture brutale

Si, aux termes de l'article L. 442-6, I, 5° du Code de commerce, " Engage la responsabilité de son auteur et l'oblige à réparer le préjudice causé le fait, par tout producteur, commerçant, industriel ou personne immatriculée au répertoire des métiers : (...) 5° De rompre brutalement, même partiellement, une relation commerciale établie, sans préavis écrit tenant compte de la durée de la relation commerciale et respectant la durée minimale de préavis déterminée, en référence aux usages du commerce, par des accords interprofessionnels ", la société qui se prétend victime de cette rupture doit établir au préalable le caractère suffisamment prolongé, régulier, significatif et stable d'un courant d'affaires ayant existé entre elle et l'auteur de la rupture, qui pouvait lui laisser raisonnablement anticiper pour l'avenir une certaine continuité du flux d'affaires avec son partenaire commercial.

Les parties s'accordent sur l'ancienneté des relations, de 9 ans, mais s'opposent sur leur caractère établi, la rupture partielle, la brutalité de la rupture totale, la durée du préavis raisonnable et l'indemnisation du préjudice.

Sur le caractère établi des relations commerciales

La société Leads Machine fait valoir qu'à partir de 2005, elle a entretenu avec la société Alcatel des relations commerciales durables et stables, le volume d'affaires entre les deux sociétés étant régulier depuis cette date.

L'appelante conclut que les relations commerciales entre les deux sociétés, étaient " établies " au sens du texte précité, nonobstant, d'une part, la durée déterminée du contrat du 9 juillet 2010, et d'autre part, la clause contractuelle (article 3) écartant toute reconduction tacite de ladite convention. A ce titre, l'appelante soutient que le contrat a été renouvelé en 2011 sans accord écrit des deux sociétés, à l'instar de la pratique ayant cours entre les parties avant 2010.

En réplique, la société Alcatel ne semble pas contester que les relations commerciales entre les deux sociétés sont établies depuis 9 ans, mais demande néanmoins la confirmation du jugement entrepris qui a pourtant considéré que la relation était précaire.

Bien que non formalisées par écrit avant 2010, puis s'inscrivant ensuite dans le prolongement d'un contrat à durée déterminé, non renouvelé par écrit, les relations entre les deux sociétés se sont traduites par un volume d'affaires important et régulier de 2005 à 2014.

Le caractère suffisamment prolongé, régulier, significatif et stable du courant d'affaires entre les deux sociétés pouvait donc laisser la société Leads Machine raisonnablement anticiper pour l'avenir une certaine continuité du flux d'affaires avec son partenaire commercial.

Les relations sont donc établies au sens de l'article précité. Le jugement querellé sera donc infirmé sur ce point.

Sur la rupture partielle des relations en 2013

La société Leads Machine soutient que la société Alcatel a procédé en 2013 à une diminution significative du volume d'affaires sans aucune explication et conclut en l'espèce à la caractérisation d'une rupture partielle de la relation commerciale, écartant toute incidence du déménagement de ses locaux à Lille sur cette baisse de chiffre d'affaires.

En réplique, la société Alcatel fait valoir que la diminution du volume d'affaires allégué par la société Leads Machine n'est que la conséquence du regroupement des activités de la société Leads Machine à Lille.

Il résulte d'échanges entre les parties durant l'année 2013 que le déménagement des locaux de la société Leads Machine a désorganisé les relations entre les deux sociétés durant cette année (pièce 21 de la société Leads Machine), de sorte que la société Leads Machine ne démontre pas que la baisse de chiffre d'affaires, au demeurant non contestée par la société Alcatel, en 2013, serait imputable à cette dernière.

Aucune justification du chiffre d'affaires 2014 n'est produite par la société appelante.

Cette demande sera donc rejetée.

Sur la brutalité de la rupture des relations en 2014

La société Leads Machine soutient que la notification du lancement de l'appel d'offres, par courriel du 18 février 2014, ne peut être considérée comme la manifestation de la volonté explicite de la société Alcatel de rompre les relations établies entre les deux sociétés, et, partant, n'a fait courir aucun délai de préavis.

La société Leads Machine conclut dès lors que la société Alcatel a engagé sa responsabilité au regard des dispositions de l'article L. 442-6, I, 5° du Code de commerce, puisque cette dernière a mis fin, sans préavis écrit, à la relation commerciale entre les deux parties, en notifiant à la société Leads Machine, par courriel du 26 mars 2014, le rejet de son offre.

En réplique, la société Alcatel fait valoir que la rupture était prévisible puisque, dès le milieu de l'année 2013, elle avait appelé l'attention de la société Leads Machine sur la baisse de la qualité de ses prestations, conséquence de son éloignement géographique, unilatéralement décidé par elle. En tout état de cause, l'intimée soutient que l'objet de l'appel d'offres était identique à celui du contrat de 2010 et que la société Leads Machine y a soumissionné sans la moindre contestation ou réserve.

Si la notification d'un appel d'offres peut constituer la manifestation de ne pas poursuivre les relations contractuelles selon les conditions antérieures et peut ainsi faire courir le délai de préavis, encore faut-il que l'annonce soit écrite et suffisamment explicite pour traduire l'intention de ne pas poursuivre les relations en cas de refus de nouvelles conditions.

En l'occurrence, l'appel d'offres organisé par la société Ale International a été annoncé à la société Leads Machine le 18 février 2014 aux termes d'un mail rédigé en ces termes : " Madame, Monsieur, Alcatel-Lucent Enterprise vous invite à participer à un appel d'offres dont vous trouverez les détails ci-joint " (pièce n° 11 de Leads Machine).

La société Leads Machine n'a pas été retenue, comme elle en a été informée aux termes d'un simple mail adressé par la société Ale International le 26 mars 2014 : " Etienne, A ce stade, Alcatel-Lucent a décidé de ne pas démarrer le programme avec Leads Machine, le frein principal à cette collaboration repose sur les risques liés aux déplacements entre Lille et Paris pouvant impacter la qualité, la motivation, les résultats du programme. Nous vous remercions pour votre participation et vous gardons parmi nos références pour d'éventuelles nouvelles consultations " (pièce n° 15 de Leads Machine).

La rupture des relations commerciales établies résulte donc de ce courrier du 26 mars 2014, le lancement de l'appel d'offres du 18 février 2014 ne pouvant valoir point de départ du préavis, compte tenu de l'absence de mention des intentions de la société Ale International, de mettre fin aux relations et de la date de cette fin. La circonstance que l'appel d'offres annexé à ce courrier couvre le périmètre des prestations de la société Leads Machine ne peut suppléer cette lacune, l'appel d'offres rédigé en termes généraux sans allusion à la pérennité du contrat en cours ne pouvant s'interpréter comme une rupture de relations commerciales.

En toute hypothèse, même à admettre que cet appel d'offres ait annoncé la fin des relations, il ne dispensait nullement du respect d'un préavis.

La société Ale International prétend que la rupture ne peut être qualifiée de " brutale ", " puisque dès le milieu de l'année 2013, l'attention de Leads Machine a été attirée sur une baisse sensible de la qualité de ses prestations due à son éloignement géographique unilatéralement décidé " (conclusions n° 2 d'intimée et d'appel incident de Ale International, page 10).

Mais outre que cette assertion n'est pas démontrée, le caractère prévisible de la rupture d'une relation commerciale établie ne prive pas celle-ci de son caractère brutal si elle ne résulte pas d'un acte du partenaire manifestant son intention de ne pas poursuivre la relation commerciale et faisant courir un délai de préavis.

Dès lors, la rupture a été brutale au sens de l'article précité. Le jugement entrepris sera donc infirmé.

Sur le préavis suffisant

La société Leads Machine soutient qu'elle aurait dû bénéficier d'un préavis de 12 mois.

En réplique, la société Alcatel fait valoir que pour une relation de 9 ans, le préavis suffisant ne serait aucunement d'un an.

L'évaluation de la durée du préavis à accorder est fonction de toutes les circonstances de nature à influer son appréciation au moment de la notification de la rupture, notamment de l'ancienneté des relations, du volume d'affaires réalisé, du secteur concerné, de l'état de dépendance économique de la victime, des dépenses non récupérables engagées par elle et du temps nécessaire pour retrouver un partenaire.

Compte tenu de la durée des relations commerciales, de la part du chiffre d'affaires de la société Leads Machine réalisé avec la société Ale International, de l'ordre de 25 %, de l'absence de dépendance économique démontrée et d'investissements dédiés à cette relation, il y a lieu de fixer à six mois la durée du préavis suffisant.

Sur le préjudice subi au titre de la rupture brutale

La société Leads Machine sollicite la condamnation de la société Alcatel à lui payer la somme de 397 618,16 euros en réparation du préjudice subi du fait du non-respect du préavis de 12 mois.

En réplique, sollicitant la confirmation du jugement entrepris, la société Alcatel fait également valoir, à titre subsidiaire, que cette demande est mal fondée dans son principe et est injustifiée dans son montant.

Il est constant que le préjudice résultant du caractère brutal de la rupture est constitué par la perte de la marge dont la victime pouvait escompter bénéficier pendant la durée du préavis qui aurait dû lui être accordé. La référence à retenir est la marge sur coûts variables, définie comme la différence entre le chiffre d'affaires dont la victime a été privée sous déduction des charges qui n'ont pas été supportées du fait de la baisse d'activité résultant de la rupture.

La société Leads Machine fait valoir que, en tant que prestataire de services, sa marge brute équivaut à son chiffre d'affaires.

Elle verse aux débats une attestion de son expert comptable (pièce 19) faisant état d'un chiffre d'affaires moyen annuel réalisé avec Ale International de 2011 à 2013 de 255 716 euros (soit 21 309 euros mensuels), les chiffres de 2014 n'y figurant pas. Aucun document comptable ne vient étayer ces chiffres, ni permettre à la cour de calculer la marge sur coûts variables.

La cour évaluera donc à 120 000 euros (20 000 X 6) le préjudice subi par la société Leads Machine du fait du non-respect du préavis.

La société Alcatel sera condamnée à payer à la société Leads Machine la somme de 120 000 euros.

Aucun manque à gagner complémentaire n'est établi par la société Leads Machine.

Sur l'appel incident de la société Alcatel

Sollicitant l'infirmation du jugement entrepris sur ce point, la société Alcatel sollicite la condamnation de la société Leads Machine à lui payer une somme de 15 000 euros à titre de dommages et intérêts pour procédure abusive, En réplique, la société Leads Machine sollicite le débouté de la demande formée de ce chef par la société Alcatel.

La société Leads Machine, ayant exercé une action couronnée de succès, ne peut être convaincue de procédure abusive. Cette demande sera donc rejetée et le jugement entrepris sera confirmé sur ce point.

Sur les dépens et frais irrépétibles

Succombant au principal, la société Alcatel sera condamnée aux dépens de première instance et d'appel ainsi qu'à payer à la société Leads Machine la somme de 10 000 euros au titre de l'article 700 du Code de procédure civile.

Par ces motifs, LA COUR, Infirme le jugement entrepris, excepté en ce qu'il a rejeté la demande de la société Alcatel (Ale International) pour procédure abusive ; et, statuant à nouveau, Dit que la société Ale International a brutalement rompu les relations commerciales établies avec la société Leads Machine en mettant fin à celles-ci sans préavis, par courrier du 26 mars 2014, ; Fixe à six mois le préavis qui aurait dû être consenti ; Condamne la société Alcatel à payer à la société Leads Machine la somme de 120 000 euros en indemnisation ; Déboute la société Leads Machine du surplus de ses demandes ; Condamne la société Alcatel aux dépens de première instance et d'appel ainsi qu'à payer à la société Leads Machine la somme de 10 000 euros au titre de l'article 700 du Code de procédure civile.