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Décisions

CA Paris, Pôle 5 ch. 11, 26 octobre 2018, n° 17-12664

PARIS

Arrêt

Confirmation

PARTIES

Demandeur :

Stic (SA)

Défendeur :

Ifotec (SA)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

Mme Lis Schaal

Conseillers :

Mme Cochet-Marcade, M. Picque

Avocats :

Mes Bernabe, Fromantin, Apouri

T. com. Lyon, du 23 mai 2017

23 mai 2017

Faits et procédure

En 1999, la société Ifotec, spécialisée dans les équipements de transmission sur fibres optiques, a développé pour la société Technique d'Ingénierie et de Coopération (ci-après Tic) une technique originale de déport optique retardé pour des émetteurs radio utilisés dans le cadre du trafic autoroutier.

En 2010, la société Tic n'a effectué aucune commande auprès de la société Ifotec. Selon cette dernière, la société Tic aurait rompu brutalement leurs relations commerciales pour s'adresser à une société concurrente, la société Kyotis. Celle-ci a d'ailleurs fait l'objet d'une condamnation définitive pour concurrence déloyale et parasitisme en raison de l'appropriation illégale du savoir-faire de la société Ifotec.

Par assignation délivrée le 26 décembre 2014 à la société Tic, la société Ifotec a saisi le Tribunal de commerce de Lyon d'une demande visant à faire condamner la société Tic à la somme de 350 000 euros.

Par jugement rendu le 23 mai 2017, le Tribunal de commerce de Lyon a :

- condamné la société Tic au paiement de la somme de 219 000 euros à la société Ifotec;

- condamné la société Tic à payer à la société Ifotec la somme de 10 000 euros au titre de l'article 700 du Code de procédure civile ;

- condamné la société Tic aux entiers dépens ;

- débouté les parties de l'intégralité de leurs autres demandes.

Le Tribunal de commerce de Lyon a constaté que la société Tic ne démontrait pas la gravité des problèmes de qualité qu'elle aurait rencontré avec les produits fabriqués par la société Ifotec et qui auraient pu justifier une rupture sans préavis.

Le Tribunal de commerce de Lyon a fixé le préavis qui aurait dû être respecté par la société Tic à 12 mois au vu de la durée des relations commerciales entre les parties (10 ans) et au vu de la grande spécificité des produits fabriqués par la société Ifotec.

Le Tribunal de commerce de Lyon a jugé que les 12 mois de préavis non réalisés représentaient un préjudice de 199 000 euros. Les premiers juges ont ajouté à cette somme un préjudice moral évalué à la somme de 20 000 euros.

La société Tic a régulièrement interjeté appel de cette décision par déclaration du 23 juin 2017.

Prétentions des parties

Par ses conclusions signifiées par RPVA le 28 juin 2018 auxquelles il est fait référence pour plus amples exposé des motifs, de leurs moyens et de leur argumentation, la société Tic sollicite de la cour de :

Vu l'article L. 442-6, I, 5° du Code de commerce, A titre principal, juger que la société Tic compte tenu des nombreuses carences de la société Ifotec dans l'exécution de ses obligations contractuelles et ses conséquences préjudiciables pour la préservation de sa propre activité économique était bien fondée et légitime à s'exonérer d'un préavis à l'égard de la société Ifotec ainsi que le prévoit l'article L. 442-6, I, 5° du Code de commerce

débouter en conséquence la société Ifotec de toutes ses demandes, fins et conclusions A titre subsidiaire, juger que considération prise de la durée de la relation commerciale qui est de 7 années à la date de la rupture fin 2009, un préavis de 7 mois correspondant à un mois par année de relation commerciale établie est suffisant

juger que la réparation ne peut être que du manque à gagner pour la société Ifotec de ce qu'elle aurait réalisé comme bénéfice si elle avait obtenu les commandes réalisées par la société Kyoptic sur la période de préavis juger en conséquence que l'indemnité à laquelle la société Ifotec pourrait prétendre ne saurait excéder 50 % (montant de sa marge brute) du chiffre d'affaires réalisé par la société Kyoptic avec la société Tic sur la période de préavis retenue, soit une somme de 31 660 euros

juger que la société Ifotec ne démontre pas le caractère vexatoire ni l'existence d'un quelconque préjudice moral et encore d'image causé par la rupture de la relation commerciale

juger en conséquence que sa demande d'indemnisation de ce chef dont le quantum n'est pas plus justifié sera rejeté

En tout état de cause,

condamner la société Ifotec à payer à la société Tic une somme de 5 000 euros en application de l'article 700 du Code de procédure civile

condamner la société Ifotec aux entiers dépens

Sur les manquements justifiant une rupture sans préavis,

La société Tic soutient que le taux de panne des récepteurs installés a été particulièrement élevé, avec, à titre d'exemple pour le réseau Cofiroute, entre 2006 et 2013, 158 pannes soit un taux de 12 % par an, alors même que le seuil de tolérance est évalué à 1 %. Elle ajoute qu'elle a également rencontré des dysfonctionnements de RNE (rayonnement non essentiel) concernant la fréquence d'émission qui dérivait jusqu'au 115 MHz au lieu d'émettre à 107.7 MHz, entrainant un dangereux brouillage des fréquences radio. Elle explique que depuis 2004 elle est intervenue, au total, plus de 300 fois sur des sites autoroutiers pour changer des produits Ifotec en panne. Elle précise que la société Ifotec a refusé de réparer certains équipements si bien qu'elle a dû trouver une autre solution avec la société Kyoptic. Elle affirme avoir reçu en 2009 et en 2010 une mise en demeure du CSA concernant le RNE de sa fréquence. Afin de respecter les injonctions du CSA, elle explique avoir été contraindre de " durcir " avec des cavités plus de 200 sites clients. Elle ajoute que les récepteurs Ifotec ont montré des signes de vieillissement prématuré. Elle affirme que la mauvaise exécution récurrente du partenariat par la société Ifotec et l'ampleur des désordres constatés l'ont contraint de se tourner vers un autre prestataire.

A titre subsidiaire, elle soutient que la relation commerciale avec la société Ifotec a duré 7 ans et non 10 ans. Elle explique que l'activité et la clientèle de la société Ifotec sont largement diversifiées et que le chiffre d'affaires réalisé avec elle ne représente qu'une infime partie de son chiffre d'affaires total. Pour l'ensemble de ces raisons, elle prétend qu'un préavis de 7 ans est suffisant. Elle estime l'indemnité qu'elle devrait payer à la somme de 31 600 euros ((108 550 x 50 %) x 7 mois / 12 mois).

Par ses conclusions signifiées par RPVA le 16 mai 2018 auxquelles il est fait référence pour plus amples exposé des motifs, de leurs moyens et de leur argumentation, la société Ifotec sollicite de la cour de :

Vu l'article 1382 du Code civil,

Vu l'article L. 442-6, I, 5° du Code de commerce,

constater que la société Tic a rompu brutalement les relations commerciales qu'elle entretenait avec la société Ifotec constater que la société Ifotec n'a commis aucun manquement de nature à dispenser de délai de préavis la rupture des relations commerciales

constater que les circonstances de la rupture apparaissent particulièrement déloyales et ont causé un préjudice moral à la société Ifotec juger que la société Ifotec n'a commis aucune faute dans l'exécution de ses obligations

confirmer le jugement déféré en ce qu'il condamne la société Tic au paiement de la somme de 20 000 euros en réparation du préjudice moral causé du fait des circonstances particulièrement déloyales de la rupture, sauf sur la demande reconventionnelle de la société Ifotec condamner la société Tic à verser à la société Ifotec la somme de 298 000 euros en réparation du préjudice subi du fait de la rupture brutale des relations commerciales établies

condamner la société Tic à verser au profit de la société Ifotec la somme de 10 000 euros en application de l'article 700 du Code de procédure civile

condamner la société Tic aux entiers dépens d'appel

Sur la rupture brutale des relations commerciales établies entre les parties,

Sur l'absence de manquement de la société Ifotec pouvant justifier la rupture des relations sans préavis,

La société Ifotec soutient que la société Tic n'a pas produit la preuve des reproches qu'elle lui adresse. Elle explique ainsi que la société Tic ne verse aux débats aucun courrier ou mise en demeure lui enjoignant de répercuter et de réparer les défauts de ses équipements. Elle explique également que la société Tic ne fait qu'affirmer, sans verser le moindre commencement de preuve, que ses clients lui ont facturé des pénalités et l'ont menacé de rompre leurs relations. Elle en déduit que la société Tic n'avait aucun reproche grave à lui formuler et qu'elle tente simplement de justifier le fait qu'elle ait rompu sans préavis leur relation commerciale. Elle rappelle en outre que la mise en demeure du CSA dont se prévaut la société Tic n'a pas été adressée à cette dernière mais à l'ASFA. Elle ajoute qu'en tout état de cause, elle ne lui a jamais signalé avoir reçu une quelconque injonction de remédier aux problèmes de RNE. Elle précise que la majorité des pannes des émetteurs dont se plaint la société Tic ont été constatées lors d'une opération de maintenance si bien qu'elles ne sont pas anormales. Elle explique que les produits litigieux sont des systèmes analogiques délicats et présentant un haut degré de technicité pouvant naturellement dériver de fréquence. Elle rappelle d'ailleurs que la société Tic avait parfaitement conscience de cet inconvénient puisqu'elle a installé des filtres à cavité qui ont, selon ses propres dires résolu les problèmes RNE. Elle affirme que l'installation de tels filtres était une mesure préventive à la charge de la société Tic. Elle en déduit que l'ensemble des prétendus défauts invoqués par la société Tic, soit se rattachaient à une opération de maintenance, soit pouvaient être évité par l'installation de filtres à cavité. Elle émet cependant une réserve concernant l'un des équipements livrés pour lequel elle admet qu'il ait présenté une défaillance précoce. Cependant elle soutient que ce dysfonctionnement ne peut justifier à lui seul une rupture sans préavis.

La société Ifotec soutient que la société Tic a rompu leurs relations commerciales pour collaborer avec la société Kyotis, participant ainsi indirectement à des agissements de concurrence déloyale à son encontre. Elle rappelle que la société Tic entretenait des liens, notamment capitalistiques, très étroits avec la société Kyotis, condamnée définitivement pour concurrence déloyale et parasitisme à son égard. Elle souligne la concomitance de la création de la société Kyotis et la chute brutale du chiffre d'affaires réalisé avec la société Tic. Elle en déduit qu'outre l'absence de préavis, la société Tic a mis un terme à leurs relations commerciales de manière vexatoire et abusive.

La société Ifotec soutient que la relation qu'elle entretenait avec la société Tic a débuté en 1999 et a donc duré 10 ans. Elle rappelle que sur le marché des émetteurs et récepteurs utilisés pour la transmission des programmes radio, seuls deux acteurs interviennent, limitant ainsi sa faculté de reconversion. Elle considère donc que la société Tic aurait dû respecter un préavis de 18 mois. Elle évalue son chiffre d'affaires moyen sur les deux années précédant la rupture à la somme de 398 000 euros et sa marge brute à 50 %.

Sur le préjudice moral de la société Ifotec,

La société Ifotec rappelle que le directeur général délégué de la société Tic a participé directement à la création de la société Kyolis. Elle soutient que les circonstances particulièrement déloyales de la rupture lui ont causé un préjudice moral évalué à la somme de 20 000 euros.

Sur ce ;

Considérant que l'article L. 442-6 I 5° du Code de commerce dispose : " Engage la responsabilité de son auteur et l'oblige à réparer le préjudice causé le fait, par tout producteur, commerçant, industriel ou artisan :

(...)

5°) De rompre brutalement, même partiellement, une relation commerciale établie, sans préavis écrit tenant compte de la durée de la relation commerciale et respectant la durée minimale de préavis déterminé, en référence aux usages du commerce, par des accords interprofessionnels (...) ", que l'application de ces dispositions suppose l'existence d'une relation commerciale, qui s'entend d'échanges commerciaux conclus directement entre les parties, revêtant un caractère suivi, stable et habituel laissant raisonnablement anticiper pour l'avenir une certaine pérennité dans la continuité du flux d'affaires entre les partenaires commerciaux,

qu'en outre la rupture doit avoir été brutale, soit sans préavis écrit soit avec un délai de préavis trop court ne permettant pas à la partie qui soutient en avoir été la victime de pouvoir trouver des solutions de rechange et de retrouver un partenaire commercial équivalent ;

Considérant qu'en l'espèce, il est établi que les parties étaient en relation d'affaire de 2000 à 2010 selon factures et en qualité de sous-traîtant de la société STic pour des produits fabriqués par Ifotec)), la société Tic ne procédant plus à aucune commande auprès d'Ifotec en 2010, que cette relation commerciale revêtait un caractère suivi, stable et habituel laissant raisonnablement anticiper pour l'avenir une certaine pérennité dans la continuité du flux d'affaires entre les parties,

qu'elle constituait donc une relation commerciale établie au sens de l'article L 442-6 I 5° du Code de commerce,

que la société Tic n'établit pas, preuve qui lui incombe, de manquements à ses obligations d'une gravité suffisante de la part de la société Ifotec, de telle sorte qu'elle ne peut justifier d'une rupture sans préavis sur le fondement de l'article L. 442-6 I 5° du Code de commerce qui stipule :" Les dispositions qui précèdent ne font pas obstacle à la faculté de résiliation sans préavis, en cas d'inexécution par l'autre partie de ses obligations ou en cas de force majeure. " d'autant plus qu'elle ne justifie d'aucune notification des manquements à Infotec ou de mises en demeure, les pannes dont fait état la société Tic ayant eu lieu entre 2006 et 2013 alors que la rupture est intervenue en 2010 sans qu'aucun motif ne soit évoqué et qu'aucun préavis ne soit accordé, qu'en conséquence, la responsabilité de la société Tic est engagée et qu'elle doit réparer le préjudice qui découle de cette rupture brutale, étant entendu que ce préjudice découle de la brutalité de la rupture et non de la rupture elle-même,

qu'en raison d'une durée de la relation commerciale de 10 ans, et de la spécificité des pièces fabriquées par Ifotec pour la société Tic, la durée de préavis retenue par les premiers juges de 12 mois sera confirmée, que le montant du préjudice est constitué de la marge brute sur coûts variables pendant la durée du préavis manquant,

qu'en l'espèce, la société Ifotec n'a bénéficié d'aucun préavis, la société Tic ayant simplement interrompu ses commandes, qu'au vu des éléments fournis, la société Tic représentant 25 % du chiffre d'affaire d'Ifotec, d'un chiffre d'affaire annuel moyen de 398 000 euros HT avec un taux de marge brute de 50 % représentant une marge pour 12 mois de 199 000 euros retenu à juste titre par les premiers juges,

qu'il convient de confirmer le jugement entrepris de ce chef ;

Considérant que le préjudice de 20 000 euros en réparation du préjudice moral causé du fait des circonstances particulièrement déloyales de la rupture qui a été accordé par les premiers juges ne sera pas retenu, faute d'éléments pour l'établir et s'agissant d'un préjudice qui résulte de la rupture et non de la brutalité de la rupture, qu'il convient donc d'infirmer le jugement entrepris de ce chef ;

Considérant que l'équité impose de condamner la société Tic à payer à la société Ifotec la somme de 8 000 euros au titre de l'article 700 du Code de procédure civile ;

Par ces motifs LA COUR, Confirme le jugement entrepris à l'exception du préjudice de 20 000 euros au titre du préjudice moral, Statuant à nouveau, Déboute la société Ifotec de sa demande fondée sur le préjudice moral, Condamne la société Tic à payer à la société Ifotec la somme de 8 000 euros au titre de l'article 700 du Code de procédure civile; La Condamne aux dépens.