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Décisions

CA Paris, Pôle 5 ch. 4, 7 novembre 2018, n° 16-14312

PARIS

Arrêt

PARTIES

Demandeur :

Expertises Consultances Maritimes (SARL)

Défendeur :

Wiggins France (SARL)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

Mme Luc

Conseillers :

Mmes Mouthon Vidilles, Comte

Avocats :

Mes Guyonnet, Raynaud, Guerre, Renard

T. com. Marseille, du 23 oct. 2015

23 octobre 2015

Faits et procédure

La société Excom, de droit sénégalais, exploite un fonds de commerce d'expertises maritimes basé à Dakar : il décompte en quantité et vérifie la qualité des cargaisons reçues ou déchargées des navires.

La société Wiggins France, de droit français, est spécialisée dans l'expertise maritime et la surveillance des marchandises ; elle est basée à Marseille.

Les sociétés Excom et Wiggins France ont signé le 30 décembre 1994 un " contrat de coopération " qui dispose notamment que la société Wiggins France pourra confier à la société Excom des missions d'expertises maritimes au Sénégal et dans les pays limitrophes. Le contrat est d'une durée d'un an, tacitement reconductible annuellement.

Le 4 juillet 2013, la société Excom, ayant appris que la société Wiggins France avait fait appel à une autre société d'expertise pour effectuer une mission au Sénégal et considérant que le contrat qui la liait à la société Wiggins France était exclusif, a fait constater par huissier le 10 septembre 2013, l'intervention d'un autre expert et a conclu à une rupture brutale de leurs relations commerciales.

Dans ces conditions, la société Excom a assigné, par acte du 19 décembre 2013, la société Wiggins France devant le tribunal de commerce de Marseille aux fins d'indemnisation pour rupture brutale des relations commerciales établies.

Par jugement du 23 octobre 2015, le tribunal de commerce de Marseille a :

- déclaré qu'il convient d'appliquer le droit sénégalais au présent litige en vertu des dispositions de la convention de Rome du 19 juin 1980 sur la loi applicable aux obligations contractuelles,

- débouté la société Excom de toutes ses demandes, fin et conclusions,

- condamné la société Excom à payer à la société Wiggins France la somme de 5 000 euros au titre des dispositions de l'article 700 du Code de procédure civile,

- condamné la société Excom aux dépens toutes taxes comprises de la présente instance liquidés à la somme de 82,08 euros,

- rejeté pour le surplus, toutes autres demandes, fins et conclusions des parties contraires aux dispositions du présent jugement.

Par déclaration au greffe du 29 juin 2016, la société Excom a interjeté appel du jugement du tribunal de commerce de Marseille du 23 octobre 2015.

La procédure devant la cour a été clôturée le 18 septembre 2018.

LA COUR

Vu les conclusions du 31 août 2018 par lesquelles la société Excom, appelante, invite la cour, au visa de l'article L. 442-6, I, 5° du Code de commerce, à :

- infirmer la décision rendue par le tribunal de commerce de Marseille du 23 octobre 2015 retenant la convention de Rome sur la loi applicable aux obligations contractuelles du 19 juin 1980 de la loi française et la rejeter,

- en conséquence, déclarer l'article L. 442-6, I, 5° du Code de commerce applicable au présent litige et faire application de la loi française,

- dire que la société Wiggins France a rompu de manière unilatérale et brutalement la relation commerciale établie avec elle,

- en conséquence, la condamner au paiement de la somme de 45 000 euros de dommages et intérêts pour non-respect du préavis,

- dire que la société Wiggins France a agi de manière déloyale et particulièrement vexatoire avec elle dans la rupture de leur relation commerciale,

- en conséquence, la condamner au paiement de la somme de 100 000 euros de dommages et intérêts pour rupture vexatoire, et ce à titre de préjudice moral,

- condamner la société Wiggins France à lui allouer la somme de 6 000 euros au titre de l'article 700 du Code de procédure civile, outre les entiers dépens ;

Vu les conclusions du 10 septembre 2018 par lesquelles la société Wiggins France, intimée, demande à la cour, au visa des dispositions de la convention de Rome du 19 juin 1980, du Règlement Rome II, du Code sénégalais des obligations civiles et commerciales, de l'article L. 442-6, I, 5° du Code de commerce français, de :

- confirmer le jugement du tribunal de commerce de Marseille en toutes ses dispositions,

en conséquence,

- débouter la société Excom de toutes ses demandes, fins et conclusions,

y ajoutant,

- condamner la société Excom à lui payer la somme de 15 000 euros au titre d'une procédure abusive,

- condamner la société Excom à lui payer la somme de 7 000 euros par application de l'article 700 du Code de procédure civile ainsi qu'aux entiers dépens ;

Sur ce

La cour se réfère, pour un plus ample exposé des faits, de la procédure, des moyens échangés et des prétentions des parties, à la décision déférée et aux dernières conclusions échangées en appel. En application de l'article 954 alinéa 2 du Code de procédure civile, la cour ne statue que sur les prétentions énoncées au dispositif des conclusions.

Sur la loi applicable

La société Excom soutient que la convention de Rome est inapplicable au motif que la loi applicable à un litige international se détermine en fonction de la nature du litige et non seulement sur la base du lieu d'établissement d'un des cocontractants. Elle relève que la rupture des relations commerciales établies engage non pas la responsabilité contractuelle mais la responsabilité délictuelle de ce dernier. Elle en conclut que la convention de Rome du 19 juin 1980 " sur la loi applicable aux obligations contractuelles " n'est pas applicable.

Elle explique qu'en l'espèce, le lieu du fait dommageable, c'est-à-dire la décision de rompre unilatéralement et de manière brutale la relation commerciale établie, est bien la France et que le seul lien étroit et permanent avec un état, dans la relation contractuelle liant la société Excom et la société Wiggins France se situe en France.

La société Wiggins France répond que, s'agissant d'un contrat conclu en 1994, la convention de Rome du 19 juin 1980 relative aux obligations contractuelles détermine la loi applicable aux obligations contractuelles, qui dispose que " le contrat est régi par la loi du pays avec lequel il présente les liens les plus étroits " et qu'" il est présumé que le contrat présente les liens les plus étroits avec le pays où la partie qui doit fournir la prestation caractéristique a, [...] s'il s'agit d'une société [...] son administration centrale ". Elle souligne que le fondement de la demande est de nature contractuelle et que le Sénégal est le pays le plus en lien avec le contrat. Elle en conclut que la loi désignée, pour trancher le litige au fond, est la loi sénégalaise, la société Excom ayant son siège social à Dakar (Sénégal) et devant exercer ses prestations au Sénégal, la " prestation caractéristique " du contrat étant l'exécution d'expertises sur le sol sénégalais. Elle conteste que le délit soit complexe et que la loi applicable soit la loi française.

L'action en réparation du préjudice subi du fait de la rupture brutale alléguée des liens commerciaux, initiée par une société sénégalaise à l'encontre d'une société française, sur le fondement de l'article L. 442-6, I, 5° du Code de commerce, se rattache à la matière contractuelle.

Il résulte de l'article 3 du Code civil qu'il incombe au juge français, saisi d'une demande d'application d'un droit étranger, de rechercher la loi compétente, selon la règle de conflit, puis de déterminer son contenu, au besoin avec l'aide des parties, et de l'appliquer.

La convention de Rome du 19 juin 1980, dont l'application est demandée par la société Wiggins, a un caractère universel, tel que le dispose son article 2 : pour l'application de celle-ci, aucune distinction ne doit être faite par les tribunaux des États contractants notamment selon que les parties au contrat ou en litige ont ou non la nationalité d'un État contractant, y ont ou non leur domicile, ou selon la localisation du contrat ou de l'un de ses éléments, la loi désignée par le règlement s'appliquant même si cette loi n'est pas celle d'un État membre.

Dès lors, il y a lieu d'appliquer la convention de Rome du 19 juin 1980 pour déterminer quelle est la loi applicable au litige opposant une société sénégalaise à une société française dans un litige se rattachant à la matière contractuelle.

Il est constant que le contrat ayant été signé par les parties le 30 décembre 1994 est silencieux quant à la loi applicable au litige pouvant opposer les parties dans le cadre de l'exécution du contrat. Il résulte de l'article 4 de la convention de Rome du 19 juin 1980 sur la loi applicable aux obligations contractuelles qu'en l'absence de choix par les parties, le contrat est régi par la loi du pays avec lequel il présente les liens les plus étroits et qu'est présumé présenter de tels liens celui où la partie qui doit fournir la prestation caractéristique a, au moment de la conclusion du contrat, sa résidence habituelle, mais que cette présomption est écartée lorsqu'il résulte de l'ensemble des circonstances que le contrat présente des liens plus étroits avec un autre pays.

En l'espèce, il ressort du contrat que :

- les prestations contractuelles que la société Wiggins devait confier à la société Excom devaient avoir lieu principalement au Sénégal, cette dernière ne démontrant pas que des prestations lui aient été confiées dans d'autres pays par la société Wiggins,

- la société Excom est de droit Sénégalais, est implantée au Sénégal, et exerce son activité au Sénégal.

Il apparaît donc que le seul lien avec la France est la nationalité de la société Wiggins, alors que la société Excom, partie qui doit fournir la prestation caractéristique, a, au moment de la conclusion du contrat, sa résidence habituelle au Sénégal.

Dès lors, la loi sénégalaise est la loi applicable au contrat ayant lié la société Wiggins à la société Excom.

Sur la brutalité de la rupture des relations commerciales par la société Wiggins

La société Excom reproche à la société Wiggins d'avoir rompu brutalement leurs relations commerciales établies, en ayant confié une mission à une autre société alors qu'elle bénéficiait d'une exclusivité. Elle demande l'application de la loi française.

La société Wiggins réplique que le droit sénégalais ne connaît pas d'action similaire à l'action en réparation au titre de la brutalité de la rupture des relations commerciales établies, que la société Excom ne bénéficiait d'une exclusivité contractuelle, et qu'elle n'a pas rompu les relations commerciales avec la société Excom, cette dernière étant l'auteur de la rupture.

En l'espèce, si la loi sénégalaise s'applique en principe au litige opposant les parties au contrat, en revanche, la loi française peut trouver également à s'appliquer si une loi de police est invoquée.

Or, lorsque la règle de conflit de loi de la convention dite Rome I, sur la loi applicable aux obligations contractuelles, aboutit, comme en l'espèce, à la désignation d'une loi étrangère, à partir du moment où l'action est portée devant une juridiction française, les lois de police françaises s'appliquent, selon l'article 7.2, intitulé "Lois de police" qui dispose notamment : "Les dispositions de la présente convention ne pourront porter atteinte à l'application des règles de la loi du pays du juge qui régissent impérativement la situation quelle que soit la loi applicable au contrat".

Il est constant que les dispositions de l'article L. 442-6, I, 5° du Code de commerce relèvent d'une loi de police au sens du texte précité, en ce qu'il s'agit de dispositions impératives dont le respect est jugé crucial pour la préservation d'une certaine égalité des armes et de loyauté entre partenaires économiques et qui sont considérées comme indispensables pour l'organisation économique et sociale.

La société Excom soutient que la société Wiggins a rompu leurs relations commerciales établies en faisant appel à un autre prestataire. Or, la société Excom n'établit pas que la société Wiggins lui avait confié des prestations à titre exclusif sur le territoire du Sénégal, le contrat étant silencieux sur ce point, ne prévoyant que la possibilité pour la société Wiggins de faire appel à la société Excom si besoin, et la seule attestation produite ne pouvant démontrer à elle seule cette exclusivité. Dans ces conditions, ce reproche ne peut constituer un acte de rupture.

Dès lors, c'est à juste titre que la société Wiggins soutient que la société Excom est l'auteur de la rupture par son courriel du 3 août 2013, dans lequel cette dernière lui indique qu'elle prenait acte de la rupture des relations commerciales entre elles pour avoir confié des missions à une autre société. La société Wiggins a d'ailleurs répondu à la société Excom qu'elle n'avait pas rompu les relations commerciales.

Dans ces conditions, il y a lieu de rejeter les demandes formulées de ce chef.

Sur la demande de dommages et intérêts pour rupture vexatoire

La société Excom fait valoir que la société Wiggins a rompu de manière vexatoire les relations commerciales, lui causant ainsi un préjudice moral. Toutefois, à défaut pour la société Wiggins d'être l'auteur de la rupture des relations commerciales, aucune demande de dommages et intérêts ne peut être formée à ce titre à son encontre.

Il y a donc lieu de rejeter la demande de ce chef. Le jugement doit être confirmé sur ce point.

Sur la demande dommages-intérêts pour procédure abusive formée par la société Wiggins

L'exercice d'une action en justice ne dégénère en abus que s'il constitue un acte de malice ou de mauvaise foi, ou s'il s'agit d'une erreur grave équipollente au dol. L'appréciation inexacte qu'une partie se fait de ses droits n'est pas constitutive en soi d'une faute.

La société Wiggins ne rapporte pas la preuve de ce que l'action de la société Excom aurait dégénéré en abus. Elle doit être déboutée de sa demande de dommages-intérêts.

Le jugement doit donc être confirmé en toutes ses dispositions.

Sur les dépens et l'application de l'article 700 du Code de procédure civile

La société Excom doit être condamnée aux dépens d'appel, ainsi qu'à payer à la société Wiggins la somme supplémentaire de 7 000 euros par application de l'article 700 du Code de procédure civile en cause d'appel.

Le sens du présent arrêt conduit à rejeter la demande par application de l'article 700 du Code de procédure civile formulée par la société Excom.

Par ces motifs : LA COUR, Confirme le jugement ; Y ajoutant ; Condamne la société Excom aux dépens d'appel, ainsi qu'à payer à la société Wiggins la somme supplémentaire de 7 000 euros par application de l'article 700 du Code de procédure civile en cause d'appel ; Rejette toute autre demande.