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Décisions

CA Paris, Pôle 5 ch. 5, 8 novembre 2018, n° 15-20830

PARIS

Arrêt

PARTIES

Demandeur :

Hussor (SAS)

Défendeur :

Transco (SAS)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Birolleau

Conseillers :

Mmes Schaller, Moreau

Avocats :

Mes Kaufman, Jeannel, Fonmosse, Egloff Cahen, Simoens

TGI Colmar, du 24 sept. 2015

24 septembre 2015

Faits et procédure :

La société Hussor a confié à la société Transco pendant plusieurs années le transport de marchandises.

En février 2011, les deux sociétés ont échangé sur les conditions tarifaires pratiquées par Transco, la société Hussor faisant connaître à la société de transport sa décision de consulter d'autres transporteurs.

Par courriel à la société Hussor du 18 avril 2011, la société Transco est revenue sur un appel téléphonique de Hussort du 13 avril 2011 par lequel cette dernière l'aurait informée de l'arrêt des commandes, et a qualifié de brutal l'arrêt de leur collaboration.

Par courrier daté du même jour, la société Hussor a confirmé à la société Transco qu'elle était en train d'effectuer des tests avec d'autres sociétés prestataires de services de transport proposant des tarifs plus avantageux.

Par acte du 24 août 2011, la société Transco a assigné la société Hussor devant la chambre commerciale du tribunal de grande instance de Colmar aux fins de voir cette dernière condamnée pour rupture brutale des relations commerciales établies.

Par jugement 24 septembre 2015, le tribunal de grande instance de Colmar a :

- condamné la société Hussor à payer à la société Transco la somme de 19 509 euros ;

- condamné la société Hussor à payer à la société Transco la somme de 2 000 euros en application des dispositions de l'article 700 du Code de procédure civile ;

- condamné la société Hussor aux dépens ;

- rejeté les demandes pour le surplus ;

- ordonné l'exécution provisoire du jugement.

Vu l'appel interjeté le 20 octobre 2015 par la société Hussor à l'encontre de cette décision ;

Prétentions des parties :

La société Hussort, par dernières conclusions signifiées le 23 octobre 2017, demande à la cour de :

- annuler le jugement entrepris ;

Subsidiairement,

- infirmer le jugement de la chambre commerciale du tribunal de grande instance de Colmar ;

En tout état de cause,

- condamner la société Transco au paiement de la somme de 3 500 euros au titre de l'article 700 du Code de procédure civil, outre les entiers frais et dépens de l'instance.

Elle conclut à l'annulation du jugement rendu par le tribunal de grande instance de Colmar, cette juridiction n'étant pas compétente pour statuer sur le contentieux des ruptures brutales des relations commerciales établies.

La société Hussort, ne contestant pas l'existence d'une relation commerciale établie entre elle et la société Transco, conteste la durée de ladite relation, ainsi que l'existence d'une rupture brutale des relations commerciales dont elle serait à l'origine, et, par suite, l'existence d'un préjudice qui serait né de cette rupture.

Plus exactement, le société Hussort soutient :

Concernant la durée de la relation commerciale établie avec la société Transco, qu'elle est nécessairement inférieure à trente ans, contrairement à ce qu'allègue la société Transco, puisque la société Hussort aurait eu trente ans d'existence le 18 septembre 2015, alors que l'instance aurait été introduite en avril 2011.

Concernant la rupture brutale de relation commerciale établie, la société Hussort affirme qu'il n'y en a pas eu de telle rupture, mais une simple " baisse d'activité " et que la société Transco aurait " continué à travailler avec la société Hussort de manière suivie, stable et continue ". La société Hussort prétend justifier la " baisse d'activité " avec la société Transco par " un contexte économique difficile " lié à la crise économique de 2008.

La société Hussort prétend que, conformément à la jurisprudence, il ne peut y avoir de rupture brutale de relations commerciales établies lorsque la diminution des commandes ou tâches confiées résulte d'une baisse conjoncturelle due à la crise ou d'une baisse de ses propres commandes ou lorsque la diminution ou la cessation des relations commerciales est liée à la compétitivité du prix sur le marché ou d'une hausse des tarifs s'ajoutant à une conjoncture subie. La société Hussort prétend que tel est le cas de la relation commerciale entre elle et la société Transco, les tarifs pratiqués par la société Transco étant, selon elle, " exorbitants ", " abusifs " et " largement plus élevés que ceux du marché ".

Concernant le préjudice allégué par la société Transco, la société Hussort conteste son existence en alléguant que la baisse d'activité entre les deux sociétés serait corrélative avec la crise économique et financière du mois d'octobre 2008 et la baisse de chiffre d'affaires de la société Hussort.

La société Transco, par dernières conclusions signifiées le 24 mars 2016, demande à la cour de :

Sur l'appel principal,

- déclarer irrecevable l'appel formé par la société Hussort ;

- subsidiairement, le dire mal fondé ;

- rejeter la demande de nullité du jugement rendu par le tribunal de grande instance de Colmar ;

- débouter l'appelante de l'intégralité de ses prétentions, fins et moyens.

Sur l'appel incident,

- accueillir l'appel incident formé par la société Transco ;

- le dire recevable et bien fondé ;

En conséquence,

- infirmer le jugement rendu par la chambre commerciale du tribunal de grande instance de Colmar en date du 24 septembre 2015 en ce qu'il n'a condamné la société Hussort à payer à la société Transco que la somme de 19 509 euros à titre de dommages intérêts ;

- le confirmer pour le surplus ;

Statuant à nouveau,

- condamner la société Hussor à verser à la société Transco la somme de 67 599,36 euros à titre de dommages intérêts compensant le manque à gagner au titre de la marge brute perdue, au titre de la rupture brutale de relations commerciales établies, avec intérêts au taux légal à compter de la sommation en date du 28 avril 2011, qui emporte les effets de l'article 1153 du Code civil, subsidiairement à compter du jour de l'assignation, très subsidiairement à compter du jour du jugement de première instance ;

A titre subsidiaire,

- condamner la société Hussor à verser à la société Transco la somme de 50 397,57 euros en réparation du préjudice subi du fait de la rupture brutale par la société Hussor des relations commerciales établies, avec intérêts aux taux légal à compter de la sommation en date du 28 avril 2011, qui emporte les effets de l'article 1153 du Code civil, subsidiairement à compter du jour de l'assignation, très subsidiairement à compter du jour du jugement de première instance ;

En tout état de cause,

- condamner la société Hussor à verser à la société Transco la somme de 5 000 euros à titre de dommages intérêts en réparation du préjudice moral subi ;

- condamner la société Hussor à verser à la société Transco la somme de 4 000 euros sur le fondement de l'article 700 du Code de procédure civile, au titre de la procédure à hauteur de cour ainsi qu'aux entiers frais et dépens des procédures de première instance et d'appel.

A l'appui de sa demande de rejet de la requête en annulation du jugement de la société Hussor, la société Transco soutient d'une part, que même si le tribunal de grande instance de Colmar n'était pas compétent pour trancher le litige opposant la société Transco à la société Hussor, ce dernier avait, en vertu de l'article 92 du Code de procédure civile, une faculté et non pas une obligation de relever d'office son incompétence, ce que le tribunal n'a pas choisi de faire.

Sur le fond, la société Transco expose que la durée de la relation commerciale établie entre les deux sociétés est de "près de trente ans" et en tout cas bien supérieure au terme de 10 ans déterminé par le tribunal de grande instance.

Sur la rupture brutale de relation commerciale établie, la société Transco se fonde sur le courriel du 18 avril 2011, dans lequel Monsieur X, représentant de la société Hussor, a affirmé vouloir " faire un test " avec des concurrents de la société Transco proposant une tarification inférieure, et que " le changement se ferait rapidement au courant du mois d'avril 2011 ", courriel que la société Transco considère comme étant le point de rupture de la relation commerciale établie.

La société Transco prétend qu'aucune commande au plan national n'a été faite depuis le 18 avril 2018 (à l'exception d'une dernière facture pour une livraison datée du 20 avril 2018) - ce dont attestent les annexes produites par la société Hussort, ce qui correspond, selon elle, à une rupture partielle de relation commerciale établie. Les seules livraisons que la société Transco a effectuées entre avril 2011 et mai 2012 sont celles à l'international (vers la Suisse, parfois l'Allemagne).

La société Transco prétend que la durée du préavis qui lui a été donné est de seulement quatre jours, dont deux jours ouvrables, alors que la durée de la relation - qu'elle soutient être proche des trente ans - exige qu'un préavis de dix huit mois lui aurait été dû compte tenu de la durée des relations.

Sur l'évaluation du préjudice résultant du manque à gagner par suite de la rupture brutale de la relation commerciale, la société Transco demande :

- d'une part, une somme égale à 67 599,36 euros en réparation du manque à gagner correspondant à la marge brute réalisée sur la période de préavis de dix huit mois ; subsidiairement, la somme de 50 397,57 euros ;

- d'autre part, une somme de 5 000 euros en réparation du préjudice moral subi par la société Transco du fait de la rupture des relations commerciales sur simple appel téléphonique.

Il est expressément référé aux écritures des parties pour un plus ample exposé des faits, de leur argumentation et de leurs moyens.

Motifs :

Sur la nullité du jugement

Considérant que le tribunal de grande instance de Colmar ne figure pas sur la liste des tribunaux spécialement désignés à l'annexe 4-2-1 de l'article D. 442-3 du Code de commerce auquel renvoie le dernier alinéa de l'article L. 446-2, III, pour connaître d'une demande d'indemnisation formée au titre de la rupture brutale d'une relation commerciale établie ; que, cette juridiction ayant excédé ses pouvoirs, le jugement entrepris sera annulé ;

Considérant qu'il résulte de l'article 562 du Code de procédure civile que lorsque l'appel tend à titre principal à l'annulation du jugement, la cour d'appel se trouve, par l'effet dévolutif de l'appel, saisie du litige en son entier et doit statuer sur le fond ;

Sur le fond

Considérant que l'article L. 442-6 I 5° du Code de commerce dispose qu' "engage la responsabilité de son auteur et l'oblige à réparer le préjudice causé le fait, par tout producteur, commerçant, industriel ou personne immatriculée au répertoire des métiers, de rompre brutalement, même partiellement, une relation commerciale établie, sans préavis écrit tenant compte de la durée de la relation commerciale. Les dispositions qui précèdent ne font pas obstacle à la faculté de résiliation sans préavis, en cas d'inexécution, par l'autre partie, de ses obligations ou en cas de force majeure" ;

Considérant que le principe de l'existence, entre les parties, d'une relation commerciale établie au sens de l'article L. 442-6 I 5° n'est pas contesté ; que, si la société Transco prétend que la relation a débuté en 1985, elle n'en rapporte pas la preuve, les seuls éléments produits au soutien de cette affirmation - une attestation de Monsieur Y, chauffeur de Transco, en date du 29 octobre 2014 - qui indique que "les Etablissements Hussor figurait parmi les clients de Transco jusqu'en 2012" - et une attestation de Monsieur Z, directeur commercial de Transco - qui précise "avoir développé comme client la société Hussor en octobre 1994" (pièces Transco n°13 et 14) - émanant de salariés de Transco et étant insuffisamment précis pour établir l'ancienneté invoquée de la relation ; qu'en revanche, les éléments communiqués par Hussor, non contestés par Transco, établissent que la société de transport a réalisé un chiffre d'affaires avec Hussor à partir de 2006 ; que la cour retiendra que la relation commerciale est établie entre les parties depuis cette date ;

Considérant que, si elle prétend que la relation avec la société de transport s'est poursuivie à l'international après 2011 - commandes dont le caractère marginal par rapport à l'activité nationale n'est pas discuté - le chiffre d'affaires mensuel moyen à l'international étant de 222,37 euros entre 2008 et 2011, pour un chiffre d'affaires global moyen mensuel de 4 504 euros - la société Hussor ne conteste cependant pas n'avoir passé à la société Transco aucune commande postérieurement au 18 avril 2011 en matière de transports nationaux ; que cette cessation est constitutive d'une rupture de la relation commerciale ;

Considérant qu'il est constant que la société Hussor n'a notifié à son partenaire aucun préavis écrit de rupture ; qu'aucun des éléments avancés n'est susceptible de justifier l'absence de préavis :

- ni les "tests" que Hussor prétend avoir réalisés auprès d'autres transporteurs, tests dont l'appelante, qui ne prétend pas avoir notifié à Transco le recours à une procédure d'appels d'offres, ne justifie au demeurant pas ;

- ni la situation de la société Hussor, dont le chiffre d'affaires s'est redressé en 2011 par rapport aux années précédentes (37,2 millions d'euros en 2007, 27,5 en 2008, 12,5 en 2009, 19,5 en 2010, 24,9 en 2011) ;

- ni les tarifs pratiqués par la société de transport, dont il n'est pas prétendu que le niveau élevé serait apparu au printemps 2011 ;

- ni la crise affectant le secteur des coffrages utilisés sur les chantiers de bâtiment, crise dont il n'est pas soutenu qu'elle a présenté un caractère subit, Hussor indiquant au surplus que cette crise a débuté au dernier trimestre de 2008 (page 8 de ses conclusions) ;

Qu'en conséquence, la cour dira que la rupture présente un caractère brutal ;

Considérant que, compte tenu de la durée de la relation commerciale et de la nature de l'activité en cause, la société Hussor aurait dû respecter un préavis de rupture d'une durée de six mois ;

Considérant qu'en cas d'insuffisance ou d'absence de préavis, le préjudice en résultant est évalué en considération de la marge brute correspondant à la durée du préavis jugé nécessaire ; qu'au vu du taux de marge attesté par le commissaire aux comptes de la société Hussor (pièce Transco n° 15), de 64 %, et du chiffre d'affaires annuel moyen au titre des trois dernières années complètes (67 505,53 + 46 415,92 + 45 310,18 / 3 = 53 077,21 euros), la société Transco est fondée à obtenir la somme de 16 984 euros à titre de dommages et intérêts ; que, si un préjudice moral peut s'inférer du caractère brutal de la rupture d'une relation commerciale établie, Transco ne rapporte pas la preuve d'un tel préjudice en l'espèce ; qu'elle sera déboutée de sa demande de ce chef ;

Considérant que l'équité commande de condamner la société Hussor à payer à la société Transco la somme de 4 000 euros en application de l'article 700 du Code de procédure civile ;

Par ces motifs LA COUR, Statuant publiquement, contradictoirement et en dernier ressort, Annule le jugement entrepris ; Vu l'article 562 du Code de procédure civile ; Statuant en faisant application de son pouvoir d'évocation ; Dit que la SAS Hussor a rompu brutalement la relation commerciale établie entretenue avec la SAS Transco ; Dit que la SAS Hussor aurait dû respecter un préavis de rupture d'une durée de six mois ; Condamne la SAS Hussor à payer à la SAS Transco la somme de 16 984 euros à titre de dommages et intérêts ; Condamne la SAS Hussor à payer à la SAS Transco la somme de 4 000 euros en application de l'article 700 du Code de procédure civile ; Deboute la SAS Transco du surplus de ses demandes ; Condamne la SAS Hussor aux dépens qui seront recouvrés conformément à l'article 699 du Code de procédure civile.