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Décisions

CA Paris, Pôle 5 ch. 7, 21 juin 2018, n° 17/11795

PARIS

Arrêt

PARTIES

Demandeur :

Cegedim (SA)

Défendeur :

Euris (SA), Autorité de la concurrence, Ministre chargé de l'Economie

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Mollard

Conseillers :

M. Douvreleur, M. Cladière

Avocats :

Me Boccon Gibod, Me de Gaulle, Me Djavadi

CA Paris n° 17/11795

21 juin 2018

LA COUR,

Vu la citation aux fins de révision de l'arrêt de la cour d'appel de Paris du 24 septembre 2015 (n° RG 2014/17586), délivrée le 6 juin 2017 à la société Euris et le 8 juin 2017 au ministre chargé de l'Économie ainsi qu'à l'Autorité de la concurrence, par la société Cegedim ;

Vu la dénonciation de cette citation le 7 juin 2017 au parquet général de la cour d'appel de Paris, par la société Cegedim ;

Vu les conclusions récapitulatives in limine litis de sursis à statuer et au fond, déposées au greffe de la cour les 11 janvier et 16 février 2018 par la société Cegedim ;

Vu les conclusions en réponse déposées au greffe de la cour les 13 novembre 2017 et 27 février 2018 par la société Euris ;

Vu les observations de l'Autorité de la concurrence déposées au greffe de la cour le 12 octobre 2017 ;

Vu les observations du ministre chargé de l'Économie déposées au greffe de la cour le 12 octobre 2017 ;

Vu l'avis du ministère public en date du 13 mars 2018, communiqué aux parties le 14 mars 2018 ; Après avoir entendu à l'audience publique du 15 mars 2018 en leurs observations orales le conseil de la requérante, qui a été mis en mesure de répliquer, le conseil de la société Euris, l'Autorité de la concurrence et le ministre chargé de l'Économie ainsi que le ministère public.

Faits et procédure

1. Cette affaire s'inscrit dans un contentieux entre deux sociétés gérant des fichiers d'informations médicales.

2. Afin de rendre le plus efficace possible les visites de leurs représentants aux médecins, les laboratoires pharmaceutiques utilisent, d'une part, des bases de données de clientèle, régulièrement mises à jour, d'autre part, des logiciels de gestion visant à aider leurs directions de marketing et de vente à mieux comprendre la localisation des prescripteurs et des vendeurs de médicaments ainsi que les méthodes et les raisons de la prescription.

3. La société Euris a mis au point des solutions de gestion de clientèle et propose un ensemble de logiciels, utilisés en ligne, désignés sous la dénomination " solution Net Reps ".

4. En 2002, la société Euris a signé un contrat de partenariat avec la société Synavant, qui avait développé une base de données dénommée " Pharbase ", regroupant des informations sur les professionnels de santé. Ce contrat autorisait la société Euris à proposer à ses propres clients de conclure, en même temps que la licence sur son logiciel, un contrat d'abonnement à " Pharbase ".

5. En juin 2003 la société Synavant a été acquise par la société Dendrite, elle-même rachetée en mai 2007 par la société Cegedim.

6. À la suite de cette acquisition, la société Cegedim, qui avait intégré la base de données " Pharbase " dans sa propre base, dite " OneKey ", a, les 19 mars et 8 juin 2007, résilié le contrat de partenariat avec la société Euris.

7. Par acte en date du 5 novembre 2007, la société Cegedim a assigné en contrefaçon devant le tribunal de commerce de Nanterre la société Euris, soutenant que cette dernière utilisait des extractions de la base de données " Pharbase " pour constituer et mettre à jour une base de données concurrente intitulée " Médibase ".

8. Dans le cadre de cette procédure, ont été autorisées des saisies-contrefaçons, effectuées les 22 octobre et 9 novembre 2007. Un expert judiciaire a été nommé et chargé de relever les ressemblances entre les deux bases de données ; il a remis son rapport le 15 novembre 2011.

9. Par jugement du 24 octobre 2012, la société Cegedim a été déboutée de son action en contrefaçon. Ce jugement a été confirmé dans toutes ses dispositions par un arrêt de la cour d'appel de Versailles du 29 avril 2014 (n° RG 12/07881), la cour retenant " [q]u'il résulte de l'ensemble de ces éléments que la Société Cegedim ne rapporte pas la preuve de l'utilisation par la société Euris de la base de données Pharbase pour le client Meda Pharma, ni de manière générale de toute utilisation illicite par la société Euris d'une partie substantielle de cette base de données ".

10. De son côté, la société Euris a,le 25 novembre 2008, saisi le Conseil de la concurrence sur des pratiques contraires aux articles L.420-2 du Code de commerce et 102 du traité sur le fonctionnement de l'Union européenne (ci-après TFUE), constituées, selon elle, par le refus de la société Cegedim de la laisser accéder, ainsi que ses clients, à la base de données " OneKey ", présentée comme le fichier mondial de référence des professionnels de santé, et ce en vue de l'évincer du marché des bases de données d'informations médicales.

11. L'Autorité de la concurrence (ci-après l'Autorité) a, par une décision n° 14-D-06 du 8 juillet 2014 relative à des pratiques mises en œuvre par la société Cegedim dans le secteur des bases de données d'informations médicales, considéré qu'il était établi que la société Cegedim avait enfreint les dispositions des articles 102 du TFUE et L. 420-2 du Code de commerce en mettant en œuvre, entre octobre 2007 et avril 2013, sur le marché des bases de données d'informations médicales, un abus de position dominante caractérisé par le refus discriminatoire de vendre sa base de données " OneKey " aux utilisateurs actuels et potentiels de solutions logicielles commercialisées par la société Euris. Elle a infligé à la société Cegedim une sanction pécuniaire de 5 767 000 euros.

12. La société Cegedim a formé contre cette décision un recours, qui a été rejeté par un arrêt de la cour d'appel de Paris du 24 septembre 2015 (n° RG 2014/17586), devenu irrévocable après le rejet par la Chambre commerciale de la Cour de cassation, statuant par arrêt du 21 juin 2017 (pourvoi n° 15-25. 941), du pourvoi dont elle avait été saisie.

13. Par citation délivrée les 6 et 8 juin 2017, la société Cegedim a formé un recours en révision contre l'arrêt de la cour d'appel de Paris du 24 septembre 2015.

14. A l'appui de son recours, la société Cegedim expose que, postérieurement à cet arrêt, elle a chargé une société d'intelligence économique, la société Peregrina Mentis, de prendre contact avec d'anciens salariés de la société Euris pour recueillir leur témoignage sur les conditions dans lesquelles s'étaient déroulées les saisies-contrefaçons ordonnées par le tribunal de commerce et que deux d'entre eux ont affirmé qu'à la demande de leurs supérieurs hiérarchiques, ils avaient effacé certaines informations contenues dans la base de données " Medibase ", de sorte que les données soumises à l'expert pour qu'il remplisse sa mission s'étaient trouvées altérées et falsifiées. La société Peregrina Mentis a transmis ces deux témoignages au conseil de la société Cegedim par un courrier électronique du 10 avril 2017.

15. La requérante explique qu'elle n'a pas demandé la révision de l'arrêt de la cour d'appel de Versailles du 29 avril 2014, car un tel recours aurait été, en pratique, voué à l'échec. Selon elle, en effet, les actions en contrefaçon et concurrence déloyale dont elle a été déboutée impliquent de pouvoir comparer les bases " PharBase " et " Médibase " ; or, du fait de la falsification et de l'altération des données saisies, il ne serait plus possible de replacer les parties dans l'état dans lequel elles se trouvaient à l'époque de cette procédure.

16. Enfin, elle expose qu'elle a saisi, le 26 avril 2017, le procureur de la République de Nanterre d'une plainte contre X pour délits d'altération et falsification de preuves et d'escroquerie au jugement. Elle ajoute avoir, le 27 septembre 2017, déposé plainte avec constitution de partie civile des mêmes chefs, la consignation ayant été versée le 23 janvier 2018.

17. La société Cegedim demande, en conséquence, à la cour, au visa des articles 378 et suivants du Code de procédure civile ainsi que de l'article 4 du Code de procédure pénale, de :

- in limine litis, ordonner un sursis à statuer de la présente procédure dans l'attente de la décision à intervenir dans le cadre de la procédure pénale ;

- à défaut, constater que la société Euris a entravé les opérations de saisie-contrefaçon, falsifié et effacé des données sur lesquelles l'expert s'est fondé ;

- rétracter l'arrêt du 24 septembre 2015 aux fins qu'il soit à nouveau statué en fait et en droit ; et, statuant à nouveau,

- annuler la décision n° 14-D-06 de l'Autorité, excepté son article 2 ayant jugé qu'il n'y a pas lieu de poursuivre l'entreprise au titre des autres pratiques visées dans la saisine ;

- ordonner le remboursement, par le Trésor public, de la somme payée par elle en exécution de la décision ;

- rejeter les demandes, fins et prétentions de la société Euris ;

- condamner la société Euris à lui payer la somme de 30 000 euros par application de l'article 700 du Code de procédure civile ainsi qu'aux dépens.

18. La société Euris soulève, à titre principal, l'irrecevabilité du recours en révision, aux motifs qu'il a été formé hors délai et que les suspicions dont fait état la société Cegedim avaient déjà été invoquées par elle devant l'Autorité, la cour d'appel et la Cour de cassation. Elle conclut, à titre subsidiaire, au rejet du recours, au motif que la fraude alléguée n'a pas été décisive dans l'arrêt dont la révision est demandée. Enfin, elle sollicite la condamnation de la société Cegedim au paiement de la somme de 50 000 euros pour procédure abusive et la publication, à ses frais, de l'arrêt à intervenir dans trois quotidiens ou hebdomadaires de la presse régionale ou nationale, outre sa condamnation aux dépens ainsi qu'au paiement de la somme de 50 000 euros au titre de l'article 700 du Code de procédure civile.

19. L'Autorité, le ministre chargé de l'Économie et le ministère public concluent, à titre principal, à l'irrecevabilité du recours en révision et, à titre subsidiaire, à son rejet.

Sur ce,

Sur la recevabilité du recours en révision

Sur la prescription

20. La société Euris soutient que l'action de la requérante est irrecevable en ce qu'elle a été intentée en dehors des délais prévus à l'article 596 du Code de procédure civile, qui fixe à deux mois le délai de l'action en révision, délai qui court à compter du jour où la partie a eu connaissance de la cause de révision qu'elle invoque. Elle expose, d'une part, que la société Cegedim était en mesure de prendre connaissance des témoignages litigieux avant la date à laquelle elle a mandaté une officine de renseignement pour procéder à une enquête, enquête qui aurait pu être réalisée antérieurement.

Elle précise, d'autre part, que ces propos ont été recueillis pour le compte de la société Cegedim le 4 avril 2017, soit plus de deux mois avant la citation aux fins de révision du 6 juin 2017, un simple courrier électronique n'étant pas suffisant pour démontrer avec certitude que la société Cegedim n'aurait eu connaissance des déclarations de ses deux anciens salariés que le 10 avril 2017.

21. Elle fait valoir, par ailleurs, que ces déclarations ne respectent pas le formalisme qu'impose l'article 202 du Code de procédure civile, puisqu'elles ne sont pas signées de leur auteur, dont, de surcroît, l'identité n'est justifiée par aucun document officiel, et qu'il n'est pas établi que ces déclarants ont été avertis qu'une fausse attestation de leur part les exposerait à des sanctions pénales.

Elle en conclut que ces déclarations, qui ne présentent aucune garantie de sincérité, sont dépourvues de toute force probante et elle demande, en conséquence, à la cour d'écarter des débats le rapport du 10 avril 2017, dans lequel elles sont rapportées, produit par la société Cegedim en pièce n° 13. La société Euris ajoute que les propos prêtés aux salariés sont mensongers et elle cite le compte-rendu de la déclaration de l'un d'entre eux, qui a indiqué qu'" avec X et un autre, on s'est retrouvés à passer la nuit à effacer les infos pour que les huissiers ne les trouvent pas ", alors qu'il n'était devenu salarié de la société Euris que le 23 octobre 2007, soit un jour après les saisies effectuées par les huissiers de justice, le 22 octobre 2007.

22. L'Autorité soutient également que le recours en révision de la société Cegedim est irrecevable, car formé hors délais, puisque les témoignages des deux anciens salariés de la société Euris, dont elle se prévaut, ont été recueillis pour son compte le 4 avril 2017 par une officine de renseignement mandatée pour agir en son nom. Le mandataire, agissant en son nom, avait donc connaissance de la cause de la révision invoquée dès le 4 avril 2017, soit plus de deux mois avant la citation signifiée le 8 juin 2017.

23. La société Cegedim réplique que son recours en révision a été formé dans le délai fixé par l'article 596 du Code de procédure civile et qu'il est donc recevable. Elle fait valoir, en effet, que les déclarations des anciens salariés de la société Euris, recueillies le 4 avril 2017 par la société Peregrina Mentis qu'elle avait chargée d'une enquête, ont été transmises à son conseil par un courrier électronique du 10 avril suivant. Elle considère que ce n'est donc qu'à compter de cette dernière date qu'elle a eu connaissance de la cause de révision qu'elle invoque et qu'a couru le délai de deux mois prévu par l'article 596 du Code de procédure civile, de sorte que son recours, formé le 6 juin 2007, est recevable.

24. Par ailleurs, elle conteste le fait que l'admissibilité du rapport d'enquête privée du 10 avril 2017 et des témoignages y figurant puisse être remise en cause sur le fondement de l'article 202 du Code de procédure civile. Elle soutient que les formalités prévues par les dispositions de ce dernier article ne sont pas prescrites à peine de nullité, n'étant pas d'ordre public. Elle ajoute que même à considérer ces attestations irrégulières, ce qu'elle réfute, la cour pourrait néanmoins fonder sa décision sur celles-ci. Enfin, elle fait valoir qu'aux termes de l'article L. 110-3 du Code de commerce, la preuve est libre à l'égard des commerçants.

25. L'article 596 du Code de procédure civile dispose :

" Le délai du recours en révision est de deux mois.

Il court à compter du jour où la partie a eu connaissance de la cause de révision qu'elle invoque. "

26. La société Cegedim produit un courrier électronique de la société Peregrina Mentis adressé le 10 avril 2017 à ses avocats, leur transmettant en pièces jointes le résultat de son enquête, dont le compte rendu des deux entretiens précités. Ce courrier électronique suffit à démontrer que ses conseils ont reçu ledit rapport à cette date, de sorte que la société Cegedim justifie n'avoir eu connaissance que le 10 avril 2017 de la cause de la révision invoquée, à savoir l'existence d'une fraude lors des opérations de saisie-contrefaçon.

27. Il est en effet indifférent que la société Peregrina Mentis ait recueilli les témoignages des anciens salariés de la société Euris le 4 avril 2017. La société Cegedim ayant seulement donné mission à cette société de rechercher des éléments matériels propres à étayer sa défense, elle ne lui a confié aucun mandat d'accomplir en son nom un acte juridique ni, a fortiori, le pouvoir de la représenter en justice. Par conséquent, seule importe la date à laquelle la société Cegedim a elle-même eu connaissance desdits témoignages.

28. Par ailleurs, contrairement à ce que soutient la société Euris, il est indifférent que la société Cegedim n'ait entrepris de nouvelles diligences qu'en 2017, alors que les saisies litigieuses ont eu lieu en octobre et novembre 2007 et que le rapport d'expertise a été rendu en 2011, car l'article 596 du Code de procédure civile ne fixe le point de départ du délai de recours en révision qu'à compter de la date de la connaissance de la cause de la révision, indépendamment de la date de la survenue des faits, causes du litige, ou de la date de la décision dont la révision est demandée.

29. Il en résulte que la société Cegedim n'a eu connaissance du motif de révision qu'elle allègue que le 10 avril 2017 et que son action, diligentée le 6 juin 2017, dans le délai de deux mois prévu à l'article 596 du Code de procédure civile, n'est pas tardive.

30. Enfin, l'appréciation du caractère probant des attestations, dont l'éventuelle non-conformité à l'article 202 du Code de procédure civile n'est pas une cause de nullité, ne relève pas des conditions de recevabilité de l'action en révision et sera examiné, le cas échéant, dans le cadre de l'appréciation du bien-fondé de la demande.

Sur la connaissance antérieure de la fraude alléguée

31. Rappelant qu'aux termes de l'article 595 du Code de procédure civile, le recours en révision est notamment ouvert " [s]'il se révèle, après le jugement, que la décision a été surprise par la fraude de la partie au profit de laquelle elle a été rendue ", la société Cegedim soutient que sa demande répond à cette cause d'ouverture. Selon elle, en effet, les témoignages d'anciens salariés de la société Euris qu'elle produit, portés à sa connaissance après l'arrêt du 24 septembre 2015, démontrent l'existence d'une fraude.

32. La société Euris objecte qu'aux termes du dernier alinéa de l'article 595 du Code de procédure civile, dans tous les cas d'ouverture, le recours n'est recevable que si le demandeur n'a pas pu faire valoir la cause qu'il invoque avant que la décision ne soit définitive.

33. Elle fait valoir que les suspicions de fraude avaient déjà été soulevées par la société Cegedim devant l'Autorité, ainsi que devant la cour d'appel de Paris, et que ces suspicions ont également été invoquées au soutien de son pourvoi en cassation. Elle rappelle que la société Cegedim a notamment étayé ses soupçons de fraude par la production de procès-verbaux et que ces éléments ont fait l'objet d'un débat devant l'Autorité, de sorte que la société Cegedim ne peut pas soutenir qu'elle était dans l'impossibilité de faire valoir lesdites suspicions.

34. L'Autorité et le ministre chargé de l'Économie considèrent également que les suspicions de fraude de la part de la société Euris, qui constituent la cause de révision invoquée, ont été alléguées pour la défense de la société Cegedim tant devant l'Autorité et la cour d'appel de Paris qu'au soutien de son pourvoi en cassation. La requérante ne saurait, dès lors, prétendre qu'elle était dans l'impossibilité de faire valoir ses suspicions de fraude à l'encontre de la société Euris devant la cour d'appel de Paris.

35. L'article 595, dernier alinéa, du Code de procédure civile dispose :

" Le recours en révision n'est ouvert que pour l'une des causes suivantes :

1. S'il se révèle, après le jugement, que la décision a été surprise par la fraude de la partie au profit de laquelle elle a été rendue ;

Dans tous ces cas, le recours n'est recevable que si son auteur n'a pu, sans faute de sa part, faire valoir la cause qu'il invoque avant que la décision ne soit passée en force de chose jugée ".

36. Le dernier alinéa de cet article doit être interprété en ce sens qu'est irrecevable le recours en révision lorsque son auteur, bien qu'il ait eu connaissance de la cause de révision qu'il invoque à une date où les voies de recours ordinaires lui étaient encore ouvertes, ne les a pas exercées.

37. Contrairement à l'interprétation qu'en retiennent la société Euris, l'Autorité et le ministre chargé de l'Économie, ce texte ne fait pas obstacle à ce qu'une partie ayant déjà formulé des accusations contre son adversaire dans l'instance ayant abouti à la décision dont la révision est demandée, fonde son recours en révision sur l'allégation d'une fraude reposant sur les mêmes accusations, la cause de la révision, au sens de l'article 595 du Code de procédure civile, pouvant résider dans l'obtention par cette partie d'éléments de preuve de la fraude alléguée, dont elle ne disposait pas au moment où la décision a été prononcée. Toute autre interprétation conduirait à faire obstacle à la prise en compte d'éléments probatoires nouveaux, en contradiction avec les dispositions de l'article 595 du Code de procédure civile, qui permettent d'obtenir une révision lorsque " se révèle " une fraude ou une dissimulation.

38. En l'espèce, les deux témoignages dont la société Cegedim soutient qu'ils établissent la réalité de la fraude commise par la société Euris, n'ont été portés à la connaissance de la requérante qu'à une date où l'arrêt de la cour d'appel de Paris avait acquis un caractère irrévocable, de sorte que, indépendamment du fait que la société Cegedim avait déjà invoqué l'existence d'une fraude, mais sans pouvoir en établir la réalité, elle justifie d'éléments nouveaux.

39. Il s'ensuit que les conditions posées par le dernier alinéa de l'article 595 du Code de procédure civile sont remplies.

40. En conséquence, il convient d'écarter les fins de non-recevoir soulevées par la société Euris, l'Autorité et le ministre chargé de l'Économie.

Sur le bien-fondé du recours en révision

41. La société Cegedim soutient que le jugement du tribunal de commerce de Nanterre du 24 octobre 2012 comme l'arrêt de la cour d'appel de Versailles du 29 avril 2014 ont été surpris par la fraude de la société Euris, qui aurait ordonné à ses salariés d'effacer et de falsifier les données internes dans la base de sa plateforme " Medibase ". Elle expose que les soupçons qui l'avaient conduite à refuser de vendre un abonnement à sa base de données " OneKey " à des clients de la société Euris étaient donc légitimes. En conséquence, elle estime que l'arrêt de la cour d'appel de Paris du 24 septembre 2015 doit être révisé.

42. Elle conteste l'analyse de la société Euris, de l'Autorité et du ministre chargé de l'Économie qui rappellent que la fraude doit avoir été déterminante dans la décision sur laquelle porte le recours pour que celui-ci soit recevable. Invoquant la jurisprudence de la présente cour (CA Paris, arrêt du 31 octobre 1996, n° XP311096X), elle fait valoir qu'il suffit qu'il existe un risque que, si la fraude avait été connue, la juridiction trompée ait pu statuer différemment.

43. Or, selon elle, l'Autorité et, à sa suite, la cour d'appel de Paris, auraient statué différemment en cas de condamnation de la société Euris pour contrefaçon et/ou concurrence déloyale et parasitaire. Plus précisément, elle considère que la société Euris a " manipulé " l'Autorité en lui indiquant que l'action en contrefaçon et en concurrence déloyale intentée par la société Cegedim sur le fondement des constatations de l'expert judiciaire, à qui elle avait transmis des éléments falsifiés, était fantaisiste.

44. Elle soutient que le refus d'accès à sa base de données constituait une réaction proportionnée, limitée dans le temps et justifiée par des soupçons légitimes de contrefaçon. Il manifestait, selon elle, son unique souci de défendre ses droits de propriété intellectuelle et ses investissements, conformément à la jurisprudence de la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE, arrêt du 14 février 1978, United Brands et United Brands Continental/Commission, 27/76).

45. La société Euris conclut au rejet du recours en révision au motif que la fraude, à la supposer prouvée, n'a pas été déterminante dans la prise de la décision dont la révision est demandée.

46. Elle souligne que la jurisprudence considère que la mise en œuvre d'une pratique anticoncurrentielle ne peut pas être légitimée par le comportement illicite d'un opérateur contre lequel existent des voies de recours, de sorte que les soupçons de la société Cegedim sur d'éventuelles pratiques de contrefaçon ne pouvaient la conduire qu'à introduire les actions judiciaires prévues pour la protection de ses droits, ce qu'elle a d'ailleurs fait, mais ne l'autorisaient pas à mettre en œuvre des pratiques discriminatoires. La société Euris rappelle que l'Autorité a d'ailleurs statué en ce sens en considérant, au point 227 de sa décision, qu' " [e]n l'espèce, le seul acte justifiable était donc la saisine des juridictions compétentes ".

47. De plus, la société Euris rappelle que ni l'Autorité ni la cour d'appel ne se sont concentrées exclusivement sur la question de la contrefaçon, dont elles n'étaient pas saisies, mais qu'elles ont au contraire examiné l'abus de position dominante reproché à la société Cegedim.

48. L'Autorité et le ministre chargé de l'Économie concluent également au rejet du recours. Ils opposent à la requérante que la fraude alléguée doit avoir été décisive dans le jugement en ce sens que, si elle avait été connue du juge, sa décision aurait été différente (Civ. 2e, arrêts du 17 mars 1983, pourvoi n° 82-10. 120, et du 2 octobre 1985). Or, selon eux, la décision du 8 juillet 2014 de l'Autorité et l'arrêt de la cour d'appel de Paris du 24 septembre 2015 n'ont pas été " surpris par la fraude " de la société Euris, au sens de cette disposition. Ils expliquent que les suspicions de fraude alléguées pour sa défense par la société Cegedim tant devant l'Autorité que devant la cour d'appel, puis au soutien de son pourvoi en cassation, ont, au contraire, été prises en compte. C'est donc en toute connaissance de cause que l'Autorité, dans sa décision, et la cour d'appel de Paris, dans son arrêt, auraient considéré que la fraude, même à la supposer établie, n'était pas de nature à justifier les pratiques anticoncurrentielles mises en œuvre par la société Cegedim, à qui il appartenait d'introduire les actions judiciaires prévues pour la protection de ses droits.

49. La cour relève, à titre liminaire, que, bien que le caractère décisif de la fraude alléguée soit, au premier chef, une condition de la recevabilité du recours en révision, ni la société Euris ni l'Autorité et le ministre chargé de l'Économie ne soulèvent cette fin de non-recevoir.

50. Ainsi que le font justement valoir la société Euris et l'Autorité comme le ministre chargé de l'Économie, le recours en révision n'est possible que si la fraude alléguée a été décisive dans le jugement, en ce sens que, si elle avait été connue du juge, sa décision aurait été différente.

51. En l'espèce, l'Autorité a rappelé, au paragraphe 225 de sa décision du 8 juillet 2014, qu'" une situation prétendument illicite n'autorise pas les entreprises à commettre elles-mêmes des pratiques anticoncurrentielles ", et en a justement conclu qu'en regard de soupçons de contrefaçon, le seul acte justifiable était la saisine des juridictions compétentes, le refus de vente revêtant un caractère discriminatoire et illégitime.

52. Cette analyse a été confirmée par la cour d'appel de Paris, qui a rappelé en page 15 de son arrêt, que " la mise en œuvre d'une pratique anticoncurrentielle ne peut être légitimée par un comportement illicite d'un opérateur contre lequel existe des voies de droit appropriées ".

53. Il s'en déduit que, ainsi que le soutient l'Autorité, la contrefaçon, quand bien même elle serait établie, ne pouvait pas justifier la pratique anticoncurrentielle qui a été sanctionnée.

54. Partant, même si la contrefaçon avait pu être établie, la décision de la cour d'appel de Paris aurait été identique, l'existence d'actes de contrefaçon ne pouvant pas être l'élément justificatif d'un refus de vente caractérisant un abus de position dominante.

55. En tout état de cause, à supposer même que la cour d'appel de Paris eût statué différemment si avait été rapportée devant elle la preuve de la contrefaçon de la base " PharBase " par la société Euris, force est de constater que les deux témoignages produits par la société Cegedim au soutien de son recours en révision, sont impuissants à rapporter cette preuve.

56. En effet, la société Cegedim a justement souligné que ces témoignages ne sont pas de nature à lui permettre d'établir la réalité de la contrefaçon dont elle accuse la société Euris, raison pour laquelle elle n'a pas sollicité la révision de l'arrêt de la cour d'appel de Versailles l'ayant déboutée de son recours en contrefaçon.

57. La cour ajoute, en tant que de besoin, que le simple soupçon de contrefaçon, fût-il renforcé par la connaissance des agissements décrits dans les témoignages, n'aurait pas pu amener la cour d'appel de Paris à prendre une décision différente, faute que la contrefaçon soit positivement établie.

58. Dès lors, et sans qu'il soit besoin de surseoir à statuer dans l'attente de la décision à intervenir à l'issue de la procédure pénale introduite par la société Cegedim, il convient de débouter cette société de son recours en révision.

Sur les demandes de la société Euris

Sur la demande en dommages-intérêts pour procédure abusive

59. La société Euris sollicite la condamnation de la société Cegedim au paiement de la somme de 50 000 euros à titre de dommages-intérêts pour procédure abusive. Elle estime, en particulier, que le recours intenté par la requérante vise à l'empêcher d'obtenir l'indemnisation des pratiques anticoncurrentielles sanctionnées par la décision de l'Autorité du 8 juillet 2014, puis confirmées par la cour d'appel de Paris et la Cour de cassation, suite à l'action en réparation qu'elle a introduite devant le tribunal de commerce de Paris le 31 janvier 2017.

60. Elle indique que le caractère dilatoire de cette action est prouvé par le fait que l'action en révision vise l'arrêt de la cour d 'appel de Paris, qui n'était pas saisie d'une action en contrefaçon, et ne vise pas l'arrêt de la cour d'appel de Versailles, qui, à l'inverse, en était saisie, alors qu'elle soutient que la décision de la cour d'appel de Paris a été surprise par la fraude. Une telle contradiction démontre que le seul objet de ce recours est dilatoire par rapport à son action en indemnisation.

61. La société Cegedim sollicite le rejet de la demande de la société Euris et fait valoir que son recours n'est pas abusif.

62. Le simple fait de recourir à la procédure de recours en révision, qui est une voie de droit ouverte à chaque partie en application des articles 593 et suivants du Code de procédure civile, ne constitue pas en soi une procédure abusive.

63. De plus, la société Euris ne démontre ni l'existence d'une intention malicieuse ni le caractère dilatoire du présent recours, le seul enchaînement chronologique de procédures contentieuses entre les deux sociétés relevant de l'utilisation de voies de droit ouvertes à chaque partie.

64. Il s'ensuit que la demande dommages et intérêts doit être rejetée. Sur la demande de publication de l'arrêt

65. La société Euris demande à la cour d'ordonner la publication, aux frais de la société Cegedim, de l'arrêt à intervenir, dans trois quotidiens ou hebdomadaires de la presse régionale ou nationale, sans que le coût de cette publication dépasse la somme de 50 000 euros.

66. Mais la cour se bornant à juger que ne sont pas remplies les conditions d'une révision de l'arrêt du 24 septembre 2015, par lequel elle a statué au fond sur le recours dirigé contre la décision de l'Autorité ayant prononcé contre la société Cegedim une sanction pécuniaire pour abus de position dominante, il n'y a pas lieu d'ordonner la publication du présent arrêt dans la presse. Sur les dépens et la demande au titre de l'article 700 du Code de procédure civile

67. La requérante, qui succombe en son recours, sera condamnée aux entiers dépens, ainsi qu'au paiement de la somme de 5 000 euros au titre de l'article 700 du Code de procédure civile.

Par ces motifs : LA COUR, Écarte les fins de non-recevoir soulevées par la société Euris, l'Autorité de la concurrence et le ministre chargé de l'Économie ; Déboute la société Cegedim de l'ensemble de ses demandes ; Déboute la société Euris de ses demandes de condamnation pour procédure abusive et de publication du présent arrêt ; Condamne la société Cegedim à payer à la société Euris la somme de 5 000 euros au titre de l'article 700 du Code de procédure civile ; Condamne la société Cegedim aux dépens du recours.