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Décisions

CA Paris, Pôle 5 ch. 2, 23 novembre 2018

PARIS

Arrêt

PARTIES

Demandeur :

Entreprendre (SA)

Défendeur :

Du Figaro (SAS)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

Mme Gaber

Conseillers :

Mmes Renard, Lehmann

Avocats :

Mes Dominguez, Boccon-Gibod, Fauchoux, Bouhenic

TGI Paris, du 24 mars 2017

24 mars 2017

Vu le jugement contradictoire du 24 mars 2017 rendu par le tribunal de grande instance de Paris, signifié le 13 avril 2017,

Vu l'appel interjeté le 3 mai 2017 par la société Entreprendre,

Vu les dernières conclusions (n°3), remises au greffe et notifiées par voie électronique le 18 décembre 2017, de la société appelante,

Vu les dernières conclusions, remises au greffe et notifiées par voie électronique le 30 mai 2018, de la société Du Figaro, intimée et incidemment appelante,

Vu l'ordonnance de clôture du 21 juin 2018,

Sur ce, la cour,

Il est expressément renvoyé, pour un exposé complet des faits de la cause et de la procédure, à la décision entreprise et aux écritures précédemment visées des parties.

Il sera simplement rappelé que la société Du Figaro, groupe de presse français, édite, entre autres, un magazine féminin trimestriel intitulé " Jours de France " depuis le 7 août 2013, après avoir exploité ce magazine de 1954 à 1989 et en avoir repris l'exploitation sous forme numérique en 2011.

Elle est notamment titulaire de la marque verbale française 'Jours de France', déposée le 13 juin 2013 et enregistrée sous le numéro 134013578 le 3 janvier 2014, pour désigner en particulier les produits et services suivants :

- " Publications digitales et enregistrements vidéos téléchargeables en ligne ou sur tout autre support tel que mobile, tablette ; " (en classe 9)

- " Journaux, revues, magazines, livres, imprimés, [...] posters, " (en classe 16),

- 'services d'édition et de diffusion (publication) de textes (autres que publicitaires), de livres, de publications, sous toutes formes, notamment digitale ;' (en classe 41).

Ayant découvert que la société de presse Entreprendre avait décidé d'éditer un nouveau magazine mensuel intitulé 'Journal de France', ensuite d'un précédent litige aux termes duquel cette cour (chambre 5-1) a notamment jugé, par arrêt du 20 novembre 2015 devenu irrévocable sur ce point, que l'exploitation par ladite société d'un magazine intitulé 'Jour de France' constituait un acte de concurrence déloyale et de parasitisme, la société Du Figaro a, préalablement autorisée par ordonnance du 5 décembre 2016, fait assigner à jour fixe la société Entreprendre le 15 décembre 2016 devant le tribunal de grande instance de Paris en contrefaçon de marque et parasitisme.

Par jugement dont appel, les premiers juges ont essentiellement :

- dit n'y avoir lieu de surseoir à statuer sur les demandes de la société Du Figaro à l'encontre de la société Entreprendre (relevant notamment que la marque invoquée n'était visée par aucune autre action),

- dit qu'en utilisant le signe "Journal de France" pour désigner des magazines papier ou téléchargeables et sur des posters en assurant la promotion, la société Entreprendre a commis des actes de contrefaçon de ladite marque,

- fait interdiction, sous astreinte, à la société Entreprendre de publier ou de faire la promotion de tout magazine sous le signe " Journal de France " sur quelque support que ce soit,

- condamné la société Entreprendre à payer à la société Du Figaro, 10 000 euros au titre du préjudice résultant des actes de contrefaçon de marque,

- débouté la société Du Figaro de ses demandes au titre des actes de parasitisme,

- rejeté la demande reconventionnelle de la société Entreprendre au titre de la procédure abusive,

- condamné cette société à payer à la société Du Figaro 6 000 euros en application des dispositions de1'article 700 du code de procédure civile.

La société Entreprendre, appelante, maintient qu'elle n'a pas commis d'actes de contrefaçon, et reprend dans ses dernières écritures ses demandes de première instance (récapitulées en page 7 du jugement entrepris).

La société Du Figaro, appelante incidente, réaffirme que la société Entreprendre a commis des actes de parasitisme en tentant de rapprocher l'apparence visuelle du titre Journal de France de celle du magazine qu'elle édite.

Elle réitère ses demandes de :

- retrait sous astreinte de tous les éléments visuels (supports publi promotionnels, pages internet, publications sur les réseaux sociaux, vidéos etc.) présentant le magazine litigieux, publiés après le 3 janvier 2014,

- publication sous astreinte d'un communiqué à concurrence de 5 000 euros hors taxes (sauf à y faire mention de l'arrêt à intervenir).

Elle demande par ailleurs d'ajouter la somme de 90 000 euros à celle allouée en première instance au titre du préjudice résultant des actes de contrefaçon de marque, et de condamner la société Entreprendre à lui payer 100 000 euros au titre des actes de parasitisme outre une somme additionnelle de 20 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile.

Il sera préalablement observé que la société Entreprendre réitère, quoique toujours à titre subsidiaire, dans le dispositif de ses écritures sur lequel la cour doit statuer, sa demande de sursis à statuer dans l'attente de l'arrêt de la Cour de cassation dans l'affaire précitée l'opposant à la société Du Figaro.

Toutefois cette demande n'a plus d'objet dès lors que, dans cette affaire, un arrêt de cassation partielle a été rendu le 6 décembre 2017, lequel est au demeurant visé à diverses reprises dans les motifs des dernières écritures de l'appelante (tandis que la question du sursis à statuer n'y est nullement évoquée).

Il sera ajouté, ainsi que justement relevé par le tribunal, que la marque invoquée dans le cadre du présent litige par la société Du Figaro (ainsi qu'il ressort du dispositif de ses écritures devant la cour) n'était pas en cause dans la précédente affaire ayant opposé les parties qui concernait les marques 'Jours de France' n°1514458 (déposée par la société Du Figaro le 24 juillet 1968) et 'Jour de France' n°3211668 (déposée le 25 février 2003 par la société Entreprendre).

La décision entreprise sera en conséquence confirmée en ce qu'elle a dit n'y avoir lieu de surseoir à statuer.

Sur la contrefaçon

Il n'est pas sérieusement discuté que les produits ou services exploités par la société Entreprendre sous le signe "Journal de France"sont identiques ou étroitement similaires à ceux précédemment énoncés désignés par la marque 'Jours de France' n°1340113578 de la société Du Figaro.

Il est par ailleurs établi par les pièces produites (en particulier les deux procès verbaux de constat du 18 octobre 2016) que le magazine imprimé "Journal de France"est proposé au téléchargement, que des offres d'abonnement figurent sur le site et que le magazine fait l'objet d'affiches à l'extérieur des kiosques.

La société Entreprendre conteste, en revanche, tout risque de confusion entre les signes en cause.

Visuellement, le fait que le signe par elle exploité "Journal de France" soit composé de trois mots dont deux " De " et " France " placés en finale comme dans la marque " Jours de France " n'exclut pas l'impression de dissemblance résultant d'un terme d'attaque " Journal " du signe contesté demeurant nettement distinct de celui (" Jours " ) de la marque invoquée par sa longueur, étant composé de 7 lettres au lieu de 5, et ce, même si les 4 premières lettres (formant la séquence " Jour ") en sont reprises dans le même ordre.

Ainsi que pertinemment relevé par les premiers juges, phonétiquement le rythme n'est pas le même, le signe contesté comprenant 4 syllabes au lieu de 3. Nonobstant des sonorités finales communes, la différence de prononciation du terme d'attaque ("Journal" au lieu de "Jours"), tenant à l'adjonction à la syllabe "Jour" d'une seconde syllabe forte et ouverte " Nal ", demeure prépondérante par sa sonorité caractéristique, distincte des autres termes " De France " communs aux deux signes.

Enfin, conceptuellement, le signe " Jours de France " renvoie à des intervalles de temps séparant le lever du coucher du soleil de la France et non spontanément à un écrit, tandis que l'expression "Journal de France" évoque immédiatement une publication quotidienne française.

Même si le consommateur de presse a une attention moyenne, voire limitée au regard du faible coût des publications et de leurs conditions de ventes s'agissant des impressions papier, il ne saurait confondre deux titres produisant ainsi globalement une impression différente.

Certes l'importance invoquée du caractère intrinsèquement distinctif et de la connaissance ancienne du signe 'Jours de France' en matière de presse (43 % des français et 62 % des plus de 60 ans selon étude de notoriété IPSOS du 26 septembre 2013 commandée par la société Du Figaro) implique une protection plus élevée, mais le public habitué de la presse ne peut qu'immédiatement percevoir que le signe " Journal de France" plus évocateur, n'a aucun rapport en la matière avec un signe particulièrement distinctif " Jours de France ", excluant ainsi tout risque de confusion.

La décision dont appel sera, en conséquence infirmée ce qu'elle a retenu que les actes de contrefaçon de marque étaient constitués et accordé à ce titre des dommages et intérêts en ordonnant une mesure d'interdiction.

Sur le parasitisme

Les premiers juges ont retenu l'existence de comportements fautifs avérés dans la présentation par la société Entreprendre de son magazine " Journal De France ", mais estimé que ne serait pas démontrée l'existence d'une captation de valeur économique permettant d'établir des actes parasitaires.

Il est cependant établi qu'antérieurement à l'édition du magazine "Journal de France"la société Du Figaro avait repris la publication, d'abord électronique, puis depuis 3 ans en version papier de son magazine 'Jours de France' laquelle avait antérieurement été suspendue pendant plus de 20 ans après une exploitation de plus de 30 ans. Le nombre de résultats sur les moteurs de recherche Google et Bing dont il est justifié montre l'intérêt du public pour le titre 'Jours de France' en 2016.

La société Du Figaro justifie par la production de factures de 2013 à 2015 et l'attestation de son commissaire aux comptes du 17 janvier 2017 avoir supporté d'importants frais pour la réalisation et la distribution de son magazine, lequel présentait lors de la parution du magazine "Journal de France"en 2016 une réelle valeur économique nonobstant la longue interruption de son exploitation jusqu'en 2013 pour la version papier.

Il n'est pas sans intérêt de rappeler que la société Entreprendre, dont le dirigeant avait pu être présenté dans un article de presse du 13 juin 2015 comme n'ayant 'pas peur de la méprise', a édité son magazine mensuel "Journal de France"après que cette cour lui ait (dans le précédent litige l'ayant opposée à la société Du Figaro par l'arrêt précité du 20 novembre 2015 rectifié le 11 mars 2016) ordonné de cesser la commercialisation de sa revue 'Jour de France'.

Le magazine "Journal de France", alors inconnu, ainsi qu'il ressort de l'attestation produite par la société Du Figaro (pièce 23) a ensuite pu présenter son titre sur certains numéros, tel celui d'octobre 2016 reproduit également en affiche et en ligne, avec une photographie de couverture en masquant partie de sa zone centrale, ne donnant ainsi à voir que les termes 'Journ France'. Elle a ce faisant masqué, comme pertinemment relevé par les premiers juges, l'élément visuel 'nal', différenciant les deux titres. D'autres numéros plus récents du magazine incriminé, tel celui du 22 octobre 2017, montrent une photographie tendant également à occulter partie de cet élément visuel en ne rendant immédiatement perceptible que la mention 'Journa France'.

Même s'il est d'un format légèrement plus grand et ne comporte pas de reliure le magazine "Journal de France", a en outre pu être présenté dans un kiosque le 7 octobre 2016 dans une même pile de vente que le magazine 'Jours de France', étant précisé qu'à l'instar de ce dernier il tend à faire état de l'actualité heureuse et présente en pleine page de couverture la photographie ou le portrait agrandi d'une célébrité ou parfois d'un couple connu.

Le magazine "Journal de France" a également repris la présentation ancienne du titre 'Jours de France' apposé en lettres blanches sur une ligne dans un bandeau à fond rouge, même si celle-ci était en 2016 utilisée par la société Entreprendre pour divers autres titres et avait de longue date été abandonnée par la société Du Figaro, laquelle imprime désormais son titre sur trois lignes en lettres blanches majuscules dans un rectangle rouge placé dans le coin supérieur gauche de la première page de couverture.

La société Entreprendre commercialise par ailleurs son magazine à un prix moindre (3,90 euros au lieu de 4,90 euros pour 'Jours de France') et ses pages intérieures apparaissent imprimées sur un papier plus ordinaire. Elle présente enfin en 3ème page de couverture du magazine "Journal de France" d'autres magazines qu'elle édite afin d'en faire la promotion.

Compte tenu de l'ensemble de ces éléments, elle ne saurait sérieusement dénier avoir entendu bénéficier de l'intérêt porté à la réédition du magazine Jours de France, même s'il ne s'agissait pas du seul magazine féminin axé sur l'actualité de célébrités ou sur " l'actualité heureuse ".

En effet, manifestement en éditant le magazine "Journal de France" elle s'est placée dans le sillage d'un magazine connu, afin de tirer profit de la valeur économique d'un titre de presse, qu'elle ne pouvait pas exploiter, pour en tirer avantage.

Il convient donc de faire droit à la demande de reconnaissance d'actes de parasitisme à l'encontre de la société Entreprendre, pour avoir tenté de rapprocher l'apparence visuelle du titre "Journal de France"de celle du magazine 'Jours de France', étant observé qu'il importe peu à cet égard qu'une publication tierce ait pu également se placer dans le sillage de ce dernier, d'autant que la société Du Figaro justifie qu'il y a été mis fin par transaction, ou que d'autres publications ayant d'autres lignes éditoriales emploient les termes 'jours' ou 'journal de la France'.

La recherche, après le retrait du magazine 'Jour de France' découlant d'une précédente action en justice, de captation de la connaissance du magazine 'Jours de France' ainsi que des investissements opérés depuis sa réédition, et sa banalisation par l'édition, à moindre coût, d'un magazine ayant la même ligne éditoriale et contribuant en outre à promouvoir d'autres magazines de la société Entreprendre, ont nécessairement généré un préjudice pour la société Du Figaro.

La cour estime disposer d'éléments suffisants d'appréciation pour considérer que l'allocation d'une somme totale de 50 000 euros réparera entièrement le dommage ainsi subi.

Il n'y a pas lieu de confirmer la mesure d'interdiction prononcée au fondement de la contrefaçon de marque ni d'ajouter de mesure de retrait sous astreinte, ni de mesure de publication sous astreinte à titre de réparation complémentaire.

Sur l'abus de procédure

Il s'infère du sens de la présente décision que l'action de la société Du Figaro ne saurait être considérée comme abusive, et le jugement entrepris sera confirmé en ce qu'il a rejeté la demande de ce chef.

Par ces motifs, LA COUR Confirme la décision entreprise en toutes ses dispositions, sauf en ce qu'elle a dit qu'en utilisant le signe "Journal de France"la société Entreprendre a commis des actes de contrefaçon de la marque " Jours de France " n°134013578, prononcé une mesure d'interdiction sous astreinte, condamné cette société à payer à la société Du Figaro 10 000 euros au titre du préjudice résultant de la contrefaçon, et débouté la société Du Figaro de ses demandes au titre des actes de parasitisme ; Et statuant à nouveau dans cette limite, Déboute la société Du Figaro de ses demandes au titre de la contrefaçon de la marque 'Jours de France' n°134013578 ; Dit que la société Entreprendre a commis des actes de parasitisme au préjudice de la société Du Figaro ; Condamne la société Entreprendre à payer à la société Du Figaro la somme de 50 000 euros à titre de dommages et intérêts en réparation du préjudice subi pour les actes de parasitisme ; Rejette toutes autres demandes des parties contraires à la motivation ; Condamne la société Entreprendre aux dépens d'appel qui pourront être recouvrés conformément aux dispositions de l'article 699 du code de procédure civile, et, vu l'article 700 du code de procédure civile, la condamne à ce titre à verser à la société Du Figaro une somme complémentaire de 10 000 euros pour ses frais irrépétibles d'appel.