CA Paris, Pôle 5 ch. 4, 12 décembre 2018, n° 16-12784
PARIS
Arrêt
Infirmation
PARTIES
Demandeur :
Europ France Distribution (SARL)
Défendeur :
Antoine Semidei (SARL)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
Mme Luc
Faits et procédure
A compter d'au moins 2008, la société Europ France Distribution, qui a pour activité le commerce de gros de charcuterie, volaille et gibier, a commandé à la société Antoine Semidei (ci-après la société Semidei), qui fabrique de la charcuterie artisanale corse, des produits qu'elle revendait à la grande distribution. Le prix était négocié d'un commun accord entre les parties.
Par courriel du 19 mai 2015, la société Semidei a signifié à la société Europ France Distribution une augmentation de ses tarifs de 30 % à partir de sa prochaine commande au motif "que les prix qui vous sont actuellement appliqués sont désormais périmés comme étant pratiqués il y a quelques années".
Par courrier d'avocat du 9 juin 2015, la société Europ France Distribution s'est inquiétée de l'absence de livraison de marchandises commandées, a rappelé que cette pratique pouvait être assimilée à un refus de vente injustifié et constituer une rupture brutale des relations commerciales établies et a mis en demeure la société Semidei de rétablir les relations commerciales dans les conditions tarifaires antérieures.
Le 15 juin 2015, la société Semidei, par l'intermédiaire de son conseil, a expliqué qu'ayant prospecté avec succès de nouveaux débouchés à des tarifs plus élevés, il lui était désormais impossible de continuer à appliquer les anciens tarifs sous peine de perdre sa nouvelle clientèle, mais dans un souci d'apaisement elle a proposé à la société Europ France Distribution une augmentation progressive des tarifs, à raison de 10 % par trimestre pendant neuf mois.
Par courrier d'avocat du 22 juillet 2015, la société Europ France Distribution a notifié à la société Semidei le rejet de cette nouvelle proposition et a sollicité, en vain, le versement d'une indemnité de 20 000 euros en réparation de la perte subie, en l'absence de préavis, sur une année.
Par exploit du 17 novembre 2015, la société Europ France Distribution a assigné la société Semidei devant le tribunal de commerce de Marseille en indemnisation pour rupture brutale de la relation commerciale établie.
Par jugement du 23 mars 2016, le tribunal de commerce de Marseille a, sous le régime de l'exécution provisoire :
- constaté que le préavis de 9 mois donné par la société Antoine Semidei à la société Europ France Distribution quant à ses augmentations tarifaires était suffisant,
- dit que la rupture brutale des relations commerciales entre la société Europ France Distribution et la société Antoine Semidei n'est pas établie,
- débouté la société Europ France Distribution de toutes ses demandes, fins et conclusions,
- condamné la société Europ France Distribution à payer à la société Antoine Semidei la somme de 1 000 euros (mille euros) au titre des dispositions de l'article 700 du Code de procédure civile,
- condamné la société Europ France Distribution aux dépens,
- rejeté pour le surplus toutes autres demandes, fins et conclusions contraires aux dispositions du jugement.
La société Europ Distribution France a relevé appel de ce jugement.
L'instruction du dossier devant la cour a été clôturée par ordonnance du 9 octobre 2018.
Vu les dernières conclusions déposées et notifiées le 26 août 2016, par lesquelles la société Europ Distribution France, appelante, invite la cour, au visa de l'article L. 442-6, I, 5° du Code de commerce, à :
- dire recevable l'appel formé par la société Europ France Distribution,
en conséquence,
- réformer en toutes ces dispositions le jugement dont appel,
et statuant à nouveau :
- condamner la société Antoine Semidei à payer à la société Europ France Distribution la somme de 20 000 euros à titre de dommages et intérêts en réparation du préjudice, somme portant intérêts à compter de la mise en demeure du 9 juin 2015,
- dire que les intérêts des sommes que la société Antoine Semidei sera condamnée à régler donneront lieu à capitalisation,
- condamner la société Antoine Semidei à payer à la société Europ France Distribution la somme de 3 000 euros au titre de l'article 700 du Code de procédure civile,
- condamner la société Antoine Semidei aux entiers dépens de première instance et d'appel,
- dire qu'à défaut de règlement spontané des condamnations prononcées par la présente décision et qu'en cas d'exécution par voie extrajudiciaire, les sommes retenues par l'huissier instrumentaire en application des dispositions de l'article 10 du décret du 18 décembre 1996 modifié par le décret du 08 mars 2001, celui du 22 mai 2008 et celui du 25 juin 2014 devront être intégralement supportées par la société Antoine Semidei en sus de l'indemnité mise à sa charge sur le fondement des dispositions de l'article 700 du Code de procédure civile ;
Vu les dernières conclusions déposées et notifiées le 24 octobre 2016, par lesquelles la société Antoine Semidei, intimée, demande à la cour de :
- confirmer en toutes ses dispositions le jugement entrepris,
- débouter la société Europ-France Distribution de toutes ses demandes, fins et conclusions en cause d'appel,
- condamner la société Europ-France Distribution à payer à la société Antoine Semidei la somme de 3 000 euros sur le fondement de l'article 700 du Code de procédure civile,
- condamner la société Europ-France Distribution aux entiers dépens de première instance et d'appel dont le recouvrement sera effectué pour ceux la concernant par l'Aarpi JRF Avocats représentée par Maître X conformément aux dispositions de l'article 699 du Code de procédure civile ;
Sur ce, LA COUR,
La société Europe Distribution France soutient que la société Semidei a brutalement rompu la relation établie entre les deux sociétés, en lui imposant, sans aucune négociation, de nouveaux tarifs augmentés de 30 %, aucunement justifiés par une hausse du cours de la matière première et en refusant de lui livrer de la marchandise qu'elle lui avait commandée (alors même qu'elle était à jour de ses paiements) de sorte qu'elle a été mise devant le fait accompli. Elle ajoute que le préavis de 9 mois proposé par la société Antoine Semidei donnait lieu à une augmentation de 10 % par trimestre de sorte que ce préavis ne s'exécutait pas aux conditions antérieures. Elle estime qu'elle aurait dû bénéficier d'un préavis d'un an, avant tout changement de tarifs.
En réplique, la société Semidei rappelle qu'elle consentait des tarifs préférentiels à la société Europe Distribution France qui n'avaient pas été révisés depuis plusieurs années malgré la conjoncture économique, les coûts de la production artisanale et des transports, la concurrence, et enfin la mondialisation des marchés, cette dernière s'y opposant de manière systématique et persistante. Elle estime que l'appelante n'était plus fondée à persister dans son opposition à payer le prix que ses concurrents de la grande distribution avaient accepté de payer. Elle fait valoir que la rupture brutale n'est pas caractérisée, dès lors que la baisse des commandes, imputable à la société Europ Distribution France, l'a conduite à rechercher de nouveaux débouchés et qu'elle n'a jamais eu l'intention de rompre les relations commerciales existantes. Elle considère que la preuve du caractère fautif de son comportement n'est pas rapportée, au regard des circonstances de l'espèce. Suivant bordereau, elle ne communique aux débats que trois pièces, à savoir une copie du courrier électronique du 18 mai 2015, une copie de la lettre officielle de son conseil du 15 juin 2015 et une copie d'une publication internet Odarc.
La société Europ France Distribution entend rechercher la responsabilité de la société Semidei sur le fondement de l'article L. 442-6, I, 5° du Code de commerce, qui dispose qu' "Engage la responsabilité de son auteur et l'oblige à réparer le préjudice causé le fait par tout producteur, commerçant industriel ou personne immatriculée au registre des métiers (...) de rompre brutalement, même partiellement une relation commerciale établie sans préavis écrit tenant compte de la durée de la relation commerciale et respectant la durée minimale de préavis déterminée en référence aux usages du commerce par des accords interprofessionnels. Les dispositions qui précèdent ne font pas obstacle à la faculté de résiliation sans préavis en cas d'inexécution par l'autre partie de ses obligations ou en cas de force majeure".
La société Europ France Distribution, qui soutient avoir effectué des commandes auprès de la société Semidei depuis près de 20 ans, ne justifie de l'existence de relations commerciales établies que du 5 janvier 2008 au 30 avril 2015, soit pendant 7 ans et 4 mois comme l'attestent les extraits de son compte fournisseur qu'elle communique et qui font apparaître des montants réguliers facturés sur cette période, aucun élément n'étant produit pour la période antérieure. Par ailleurs, elle établit avoir passé une commande de "figatelli prépesé" début mai 2015 qui ne lui a pas été livrée compte tenu du fait qu'elle a refusé l'application des tarifs actualisés (pièce appelante n° 6).
La société Semidei ne conteste pas l'existence de ces relations commerciales établies, constituées d'une succession de commandes qu'elle livrait, le prix des produits étant fixé d'un commun accord. Elle reconnaît avoir notifié à la société Europ France Distribution, le 18 mai 2015, une augmentation de ses tarifs de l'ordre de 30 %, applicable dès la prochaine commande, et à défaut d'accord de la société Europ France Distribution sur sa proposition du 15 juin 2015 de lisser cette augmentation de 30 % sur 9 mois (10 % par trimestre), ne pas avoir livré la dernière commande et la cessation des relations commerciales qui s'en est suivie.
Elle prétend en revanche n'avoir pas eu l'intention de rompre ces relations avec la société Europ France Distribution, expliquant avoir été contrainte d'augmenter les tarifs préférentiels qu'elle lui appliquait, pour les aligner sur ceux de sa nouvelle clientèle, qu'elle a dû prospecter du fait d'une baisse de commandes de la société Europ France Distribution, sous peine de perdre cette nouvelle clientèle.
Mais la société Semidei ne justifie pas de la baisse de commandes qu'elle invoque. En effet, la seule pièce dont elle se prévaut est constituée d'une lettre de son conseil du 15 juin 2015 par laquelle celui-ci, tout en reconnaissant l'existence de relations commerciales depuis plusieurs années, indique seulement de manière évasive "il s'avère aussi que pendant une période relativement longue, plus aucune commande n'avait été passée", de sorte que, non étayée par d'autres éléments, elle est sans valeur probante à cet égard. Elle ne justifie pas non plus de circonstances particulières l'ayant conduite à augmenter subitement ses tarifs de 30 %, ne faisant état que de généralités (conjoncture économique, augmentation du coût des matières premières, concurrence, mondialisation...), non corroborées par la production de documents.
La société Semidei qui a, unilatéralement et sans rechercher un accord conformément à la pratique antérieure usuelle entre les parties, augmenté ses tarifs de 30 % puis refusé de livrer la dernière commande au tarif ancien, a pris l'initiative de la rupture, la société Europe France Distribution n'étant nullement tenue d'accepter une telle augmentation, non négociée, même lissée sur 9 mois. La société Semidei ne pouvait pour cet unique motif refuser de livrer la société Europ France Distribution et cesser ainsi les relations commerciales que les deux sociétés entretenaient sauf à respecter un délai suffisant pour permettre à cette dernière de se réorganiser. En l'absence de circonstances particulières, l'octroi d'un préavis suppose le maintien de la relation commerciale aux conditions antérieures. En effet, le préavis ayant essentiellement pour finalité de permettre à la victime de la rupture de préparer sa reconversion en cherchant de nouveaux débouchés et de nouveaux partenaires commerciaux, il ne peut remplir sa fonction que si la relation est maintenue temporairement aux mêmes conditions que celles qui ont régi la relation commerciale jusqu'à la notification de la rupture. C'est donc à tort que les premiers juges ont considéré que "le préavis de 9 mois", qu'elle avait accordé quant à ses augmentations tarifaires, était suffisant.
Par suite, la rupture est brutale et la société Semidei qui a rompu les relations commerciales par refus de livraison aux conditions antérieures sans accorder un préavis suffisant, a engagé sa responsabilité et doit réparation.
Il ressort de l'article L. 442-6, I, 5° du Code de commerce que la brutalité de la rupture résulte de l'absence de préavis écrit ou d'un préavis suffisant. Le délai de préavis suffisant, qui s'apprécie au moment de la notification de la rupture, doit s'entendre du temps nécessaire à l'entreprise délaissée pour se réorganiser, c'est-à-dire pour préparer le redéploiement de son activité, trouver un autre partenaire ou une solution de remplacement. Les principaux critères à prendre en compte sont l'ancienneté des relations, le degré de dépendance économique, le volume d'affaires réalisé, la progression du chiffre d'affaires, les investissements effectués, les relations d'exclusivité et la spécificité des produits et services en cause.
En l'espèce, il n'est pas discuté qu'au moment de la rupture, il n'existait aucune relation d'exclusivité réciproque de sorte que la société Europ France Distribution était libre de commander des produits de charcuterie artisanale à tous partenaires de son choix, concomitamment aux fournitures de la société Semidei. Par ailleurs, il résulte des pièces produites que la part de facturation relative à la société Semidei était inférieure à 10 % du chiffre d'affaires total de la société Europ France Distribution.
Dans ces conditions, eu égard à l'ancienneté des relations commerciales de 7 ans et 4 mois, à la nature de l'activité et à ses contraintes, au volume d'affaires, en l'absence d'accord d'exclusivité entre les parties, le délai de préavis suffisant pour permettre à la société Europ France Distribution de prendre toutes dispositions utiles pour se réorganiser, doit être fixé à 4 mois.
La société Europ Distribution France sollicite la condamnation de la société Semidei à lui verser la somme de 20 000 euros, correspondant aux recettes qu'elle aurait pu se procurer durant une année en continuant à acheter aux conditions habituelles. En réplique, l'intimée sollicite le rejet des prétentions indemnitaires formées par la société Europ France Distribution, en l'absence de preuve.
Il est constant que le préjudice résultant du caractère brutal de la rupture est constitué par la perte de la marge dont la victime pouvait escompter bénéficier pendant la durée du préavis qui aurait dû lui être accordé. La référence à retenir est la marge sur coûts variables, définie comme la différence entre le chiffre d'affaires dont la victime a été privée sous déduction des charges qui n'ont pas été supportées du fait de la baisse d'activité résultant de la rupture. En l'espèce, la société Europ France Distribution avance un chiffre d'affaires moyen annuel de l'ordre de 20 000 euros. Ce montant, qui est compatible avec le montant des achats tel qu'il ressort des extraits de compte fournisseur qu'elle produit, et qui n'est pas sérieusement contesté par la société Semidei, laquelle pouvait, le cas échéant, les contredire par des éléments tirés de sa propre comptabilité, sera retenu. Compte tenu des pièces produites et du secteur d'activité, la cour dispose d'éléments suffisants pour évaluer le taux de marge à 25 %. Dès lors, le gain manqué pendant la durée du préavis qui aurait dû être accordé à la société Europ France Distribution, s'établit à 5 000 euros (20 000 - 25% /12 x 4 mois). S'agissant d'une créance indemnitaire, cette somme portera intérêts au taux légal à compter du jugement du 23 mars 2016, conformément aux dispositions de l'article 1153 ancien du Code civil. Il sera fait droit à la demande de capitalisation des intérêts dans les conditions de l'article 1154 ancien du Code civil.
Le jugement entrepris sera donc infirmé en toutes ses dispositions, en ce compris la condamnation de la société Europ France Distribution aux dépens et à verser à la société Semidei la somme de 1 000 euros au titre de l'article 700 du Code de procédure civile.
La société Semidei qui succombe, supportera les dépens de première instance et d'appel et devra verser à la société Europ France Distribution la somme de 3 000 euros au titre de l'article 700 du Code de procédure civile.
Les dépens d'appel ne comprenant pas les frais d'exécution de la décision, la demande de la société Europ France Distribution tendant à ce qu'il soit dit qu'à défaut de règlement spontané des condamnations prononcées par la présente décision et qu'en cas d'exécution par voie extrajudiciaire, les sommes retenues par l'huissier instrumentaire en application des dispositions de l'article 10 du décret du 18 décembre 1996 modifié par le décret du 8 mars 2001, celui du 22 mai 2008 et celui du 25 juin 2014 devront être intégralement supportées par la société Antoine Semidei en sus de l'indemnité mise à sa charge sur le fondement des dispositions de l'article 700 du Code de procédure civile, sera rejetée.
Par ces motifs LA COUR, Infirme le jugement entrepris en toutes ses dispositions ; statuant à nouveau, Condamne la société Antoine Semidei à verser à la société Europ France Distribution la somme de 5 000 euros augmentée des intérêts au taux légal à compter du 23 mars 2016, à titre de dommages et intérêts pour rupture brutale des relations commerciales établies ; Ordonne la capitalisation des intérêts dans les conditions de l'article 1154 ancien du Code civil ; Déboute les parties de leurs demandes plus amples ou contraires ; Condamne la société Antoine Semidei aux dépens de première instance et d'appel ; Condamne la société Antoine Semidei à verser à la société Europ France Distribution la somme de 3 000 euros au titre de l'article 700 du Code de procédure civile ; Déboute la société Europ France Distribution de sa demande de tendant à ce qu'il soit dit qu'à défaut de règlement spontané des condamnations prononcées par la présente décision et qu'en cas d'exécution par voie extrajudiciaire, les sommes retenues par l'huissier instrumentaire en application des dispositions de l'article 10 du décret du 18 décembre 1996 modifié par le décret du 8 mars 2001, celui du 22 mai 2008 et celui du 25 juin 2014 devront être intégralement supportées par la société Antoine Semidei en sus de l'indemnité mise à sa charge sur le fondement des dispositions de l'article 700 du Code de procédure civile.