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Décisions

CA Paris, Pôle 5 ch. 5, 13 décembre 2018, n° 16-09706

PARIS

Arrêt

Infirmation

PARTIES

Demandeur :

Cantrel (SAS)

Défendeur :

Collet (Sasu)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Birolleau

Conseillers :

Mmes Soudry, Moreau

T. com. Paris, du 18 avr. 2016

18 avril 2016

FAITS ET PROCÉDURE :

La société Cantrel exerce une activité de négoce de salaisons, épicerie, conserves et biscuiterie en gros, demi-gros et détail de tous produits alimentaires à Rungis.

La société Collet a pour activité la fabrication de plats cuisinés, notamment des barquettes de paëlla, qu'elle vend à des commerçants.

Entre mars 2007 et 2014, le flux d'affaires entre les sociétés Cantrel et Collet s'est développé et s'est matérialisé par des commandes téléphoniques, notamment de paëlla Valenciana, et des factures régulières, aucun contrat écrit n'ayant été signé par les parties.

Au début du mois d'avril 2014, les relations entre les sociétés Collet et Cantel se sont tendues, la première reprochant à la seconde de pratiquer de faibles prix de revente sur le marché du plat cuisiné.

Par lettre recommandée avec demande d'avis de réception du 23 avril 2014, la société Cantrel a vainement mis en demeure la société Collet de lui livrer sa commande de paëlla passée le 3 avril 2014.

Par lettre recommandée avec demande d'avis de réception du 26 juin 2014, la société Collet a notifié à la société Cantrel la rupture de leur relation commerciale à l'issue d'un délai de préavis de quatre mois, reprochant à ladite société la revente sur le marché des plats cuisinés de la société Collet manifestement sans marge ou à marge extrêmement réduite, ce qui la mettait dans une situation extrêmement problématique vis-à-vis de ses autres clients.

C'est dans ce contexte que par acte délivré du 31 octobre 2014, la société Cantrel a fait assigner la société Collet devant le tribunal de commerce de Paris pour obtenir la réparation de son préjudice au titre de la rupture brutale de leur relation commerciale établie du fait du défaut de livraison de sa commande du 3 avril 2014.

Par jugement rendu le 18 avril 2016, le tribunal de commerce de Paris a :

- fixé à six mois la durée du préavis qui aurait dû être accordé par la société Collet à la société Cantrel pour la rupture de la relation commerciale établie de sept ans et demi ;

- condamné la société Collet à payer à la société Cantrel la somme de 1 930 euros en réparation du préjudice causé par la brutalité de la rupture de cette relation ;

- débouté la société Cantrel de ses demandes en dommages intérêts au titre de la perte de clientèle et de la perte de réputation commerciale ;

- débouté les parties de leurs demandes autres, plus amples ou contraires ;

- dit n'y avoir lieu à exécution provisoire ;

- condamné la société Collet aux dépens, dont ceux à recouvrer par le greffe, liquidés à la somme de 82,44 euros dont 13,52 euros de TVA.

Vu l'appel interjeté le 27 avril 2016 par la société Cantrel à l'encontre de cette décision ;

Vu les dernières conclusions notifiées le 21 octobre 2016 par la société Cantrel, appelante, par lesquelles il est demandé à la cour, au visa des dispositions des articles 1134 et 1147 du code civil, L. 442-6, I, 5° du Code de commerce de :

- confirmer le jugement tribunal de commerce de Paris du 18 avril 2016 en ce qu'il a constaté que la relation revêtait un caractère suivi, stable et continu depuis 2007,

- réformer ledit jugement,

Y ajoutant,

- constater que la rupture de la relation commerciale entre les deux sociétés, en avril 2014, est brutale, sans aucun préavis et unilatérale de la part de la société Collet,

- dire et juger que la société Collet s'est rendue responsable de réticence dolosive par son comportement,

- dire et juger que la société Collet lui a causé plusieurs préjudices résultant de la brutalité de la rupture, la décrédibilisant auprès de ses clients et lui en faisant perdre d'importants ;

En conséquence,

- condamner la société Collet à lui payer la somme de 75 000 euros au titre de la perte économique subie,

- condamner la société Collet à lui payer la somme de 15 000 euros au titre de la perte de clientèle,

- condamner la société Collet à lui payer la somme de 10 000 euros au titre de l'atteinte à la réputation commerciale,

- condamner la société Collet à lui payer une somme de 5 000 euros sur le fondement des dispositions de l'article 700 du Code de procédure civile,

- condamner l'intimée aux entiers dépens.

MOYENS :

La société Cantrel fait valoir l'existence d'une relation commerciale établie avec la société Collet depuis la première commande passée le 6 mars 2007, et la rupture brutale, imprévisible, soudaine et violente, sans préavis écrit, de ladite relation au mois d'avril 2014, imputable à la société Collet qui ne lui a pas livré la commande effectuée par ses soins le 3 avril 2014 nonobstant l'envoi d'une lettre de mise en demeure le 23 avril 2014, alors que rien dans les précédentes commandes hebdomadaires et régulières ne laissait présager l'intention de la société Collet de rompre leur relation commerciale établie.

Elle réfute être à l'origine de la rupture de la relation commerciale établie, la société Collet échouant à démontrer ses allégations selon lesquelles elle aurait revendu la paëlla en dessous du prix du marché.

Elle conteste le courrier du 26 juin 2014 dont se prévaut la société Collet, par lequel celle-ci lui aurait prétendument notifié la rupture de leur relation commerciale établie avec un préavis de quatre mois, nul ne pouvant se constituer un titre à soi-même.

Compte tenu du préavis qui aurait dû être de six mois s'agissant d'une relation commerciale établie de sept ans, de son taux de marge de 28,14 % et de la baisse massive des ventes de paëlla d'avril 2014 à décembre 2014, celles-ci représentant un montant de 1 294,17 euros à cette période et de 184 034,28 euros l'année précédant la rupture, elle fait valoir une perte financière directe liée à la brutalité de la rupture correspondant à cinq années de marge brute, soit une somme de 75 000 euros.

Elle prétend également avoir subi une perte de clientèle du fait de la brutalité de la rupture, ses clients ayant cessé de s'approvisionner auprès d'elle après qu'elle leur ait fourni une paëlla de substitution et de moindre qualité trouvée en urgence, et fait valoir à ce titre un préjudice de 15 000 euros.

Elle fait enfin valoir l'atteinte à sa réputation commerciale en raison du comportement dolosif de la société Collet, dès lors qu'elle n'a plus été en mesure, du jour au lendemain du fait de la rupture, d'honorer les commandes de ses clients réguliers qu'elle fournissait en paëlla Valenciana, de particulière qualité, depuis sept ans, préjudice qu'elle évalue à hauteur de 10 000 euros.

Vu les dernières conclusions notifiées le 27 septembre 2017 par la société Collet, intimée, par lesquelles il est demandé à la cour de :

- dire et juger que les conditions de l'article L. 442-6 I, 5° du Code de commerce ne sont pas réunies en l'espèce dès lors qu'aucune rupture de la relation commerciale n'est intervenue à son initiative au mois d'avril 2014,

- dire et juger que le préjudice de la société Cantrel n'est pas caractérisé,

- infirmer le jugement rendu par le tribunal de commerce de Paris en date du 18 avril 2016 en ce qu'il a fixé à six mois la durée du préavis qui aurait dû être accordé à la société Cantrel pour la rupture de la relation commerciale et a condamné en conséquence la société Collet à payer la somme de 1 930 euros en réparation du préjudice causé par la brutalité de la rupture ;

- débouter la société Cantrel de l'ensemble de ses demandes, fins et prétentions ;

A titre subsidiaire,

- confirmer le jugement rendu par le tribunal de commerce de Paris en date du 18 avril 2016 en ce qu'il a limité la condamnation de la société Collet à la somme de 1 930 euros et a débouté la société Cantrel de l'ensemble de ses autres demandes ;

En tout état de cause,

- condamner la société Cantrel à lui payer à la société Collet la somme de 3 500 euros, sur le fondement de l'article 700 du Code de procédure civile, au titre des frais irrépétibles de première instance et d'appel ;

- la condamner aux entiers dépens.

MOYENS :

La société Collet fait valoir qu'aucune rupture de la relation commerciale établie, nouée avec la société Cantrel depuis mars 2007, n'est intervenue à son initiative au mois d'avril 2014, mais à la fin du mois d'octobre 2014 après l'envoi d'une lettre recommandée adressée à la société Cantrel le 26 juin 2014 lui notifiant la fin de leur relation commerciale à la fin du mois d'octobre 2014.

Elle soutient qu'au mois d'avril 2014, elle n'a pas manifesté à la société Collet son intention de rompre leur relation commerciale, contrairement à ladite société qui a pris l'initiative de ne plus lui passer de commandes à compter de ce mois, comme il était pourtant d'usage depuis le mois de mars 2007. Elle considère que les allégations de la société Collet sur la prétendue commande qu'elle lui aurait passée le 3 avril 2014 et non honorée par ses soins sont inopérantes dès lors que ladite société n'a pas usé de la faculté de lui passer des commandes jusqu'au mois d'octobre 2014 offerte dans son courrier de rupture du 26 juin 2014, et a trouvé un autre fournisseur dès le 16 avril 2014. Elle ajoute que la lettre recommandée afférente à cette commande prétendue, que l'appelante lui a adressée le 23 avril 2014 pour les besoins de la cause, est dépourvue de valeur probante.

Elle précise qu'elle a rompu la relation commerciale par lettre recommandée avec demande d'avis de réception du 26 juin 2014, compte tenu des difficultés engendrées par la vente, par la société Cantrel, de la paëlla fournie par ses soins sans marge ou à des marges très réduites, et avec un délai de préavis de quatre mois suffisant, prenant en compte la capacité de la société Cantrel à se réorganiser, laquelle a trouvé un autre fournisseur dès le 16 avril 2014, quelques jours après le prétendu refus de livraison de la commande du 3 avril 2014.

Enfin, elle conteste les préjudices allégués. Elle soutient que seul le manque à gagner lié à l'absence de préavis peut être indemnisé, et non pas le préjudice découlant de la rupture elle-même, et qu'aucune rupture n'est intervenue de son initiative au mois d'avril 2014. Elle ajoute que la perte de clientèle en lien causal avec la rupture de la relation commerciale n'est pas caractérisée, étant précisé que la société Cantrel n'est pas exclusivement spécialisée dans la vente de paëlla, qu'elle n'était pas le seul fournisseur exclusif en paëlla de la société Cantrel et que celle-ci n'a plus passé de commande à compter du mois d'avril 2014 alors qu'elle en avait la possibilité jusqu'en octobre 2014. Elle relève que le fondement du dol est inapplicable au cas d'espèce et que le préjudice allégué au titre de l'atteinte à la réputation n'est pas caractérisé.

MOTIFS :

Sur la rupture brutale de la relation commerciale établie :

Les sociétés Cantrel et Collet s'accordent sur l'existence d'une relation commerciale établie nouée entre elles depuis 2007 et font porter le débat sur la date de la rupture, les modalités et l'imputabilité de ladite relation commerciale.

Selon l'article L. 442-6 I, 5° du Code de commerce, "Engage la responsabilité de son auteur et l'oblige à réparer le préjudice causé le fait, par tout producteur, commerçant industriel ou personne immatriculée au répertoire des métiers :

5° De rompre brutalement, même partiellement, une relation commerciale établie, sans préavis écrit tenant compte de la durée de la relation commerciale et respectant la durée minimale de préavis déterminée, en référence aux usages du commerce, par des accords interprofessionnels. Lorsque la relation commerciale porte sur la fourniture de produits sous marque de distributeur, la durée minimale de préavis est double de celle qui serait applicable si le produit n'était pas fourni sous marque de distributeur. A défaut de tels accords, des arrêtés du ministre chargé de l'économie peuvent, pour chaque catégorie de produits, fixer, en tenant compte des usages du commerce, un délai minimum de préavis et encadrer les conditions de rupture des relations commerciales, notamment en fonction de leur durée. Les dispositions qui précèdent ne font pas obstacle à la faculté de résiliation sans préavis, en cas d'inexécution par l'autre partie de ses obligations ou en cas de force majeure. Lorsque la rupture de la relation commerciale résulte d'une mise en concurrence par enchères à distance, la durée minimale de préavis est double de celle résultant de l'application des dispositions du présent alinéa dans les cas où la durée du préavis initial est de moins de six mois, et d'au moins un an dans les autres cas".

Constitue une rupture brutale une rupture effectuée sans préavis écrit et suffisant tenant compte des relations commerciales antérieures. La rupture ne peut résulter que d'une décision caractérisant l'intention délibérée de son auteur de ne pas poursuivre la relation commerciale.

Par lettre recommandée du 23 avril 2014 dont la société Collet a accusé réception le 24 avril 2014, la société Cantrel, rappelant à la société Collet qu'elle la fournissait depuis plus de sept années en plats préparés (paëlla Valenciana) à raison de deux ou trois commandes par semaine, lui a reproché la rupture brutale de leur relation commerciale établie pour ne pas lui avoir livré la commande de "20 barquettes de 6 kilos de paëlla et 10 barquettes de 3 kilos" qu'elle lui avait passée le 3 avril 2014, et l'a mise en demeure de lui adresser sans délais cette commande.

Par lettre recommandée avec demande d'avis de réception du 26 juin 2014, la société Collet a notifié à la société Cantrel la rupture de leur relation commerciale à l'issue d'un délai de préavis de quatre mois, reprochant à ladite société la revente sur le marché des plats cuisinés de la société Collet manifestement sans marge ou à marge extrêmement réduite, ce qui la mettait dans une situation extrêmement problématique vis-à-vis de ses autres clients.

La société Cantrel ne démontre par aucune pièce versée aux débats avoir passé auprès de la société Collet une commande de paëlla le 3 avril 2014, alors que ladite société conteste l'avoir reçue, soutenant qu'au début du mois d'avril 2014, leurs relations se sont dégradées à raison des prix trop faibles pratiqués par la société Cantrel pour la revente des produits Collet sur le marché des plats cuisinés, la conduisant à envisager une augmentation de ses propres prix, et que cette tension s'est cristallisée lors d'un appel téléphonique le 3 avril 2014 au cours duquel M. X, gérant de la société Cantrel, a brutalement coupé court à la conversation sans passer la moindre commande comme cela était pourtant d'usage depuis le mois de mars 2017. La société Cantrel, qui ne conteste pas l'existence, à cette période, de tensions avec la société Collet au sujet des tarifs de revente de paëlla pratiqués par ses soins, a attendu un délai de vingt jours pour adresser une lettre de mise en demeure à ladite société et faire valoir le défaut de livraison de cette commande prétendue, et n'a pas passé d'autres commandes depuis lors alors que, selon ses propres allégations, elle passait deux à trois commandes par semaine.

Faute d'établir qu'une commande de paëlla a bien été passée par la société Cantrel le 3 avril 2014, il ne peut être déduit du défaut de livraison de cette commande par la société Collet malgré la lettre de mise en demeure adressée par la société Cantrel le 23 avril 2014, la volonté manifeste de la société Collet de mettre fin à sa relation commerciale avec la société Cantrel, alors que la société Collet a, par lettre recommandée du 26 juin 2014, manifesté sa volonté de maintenir ladite relation jusqu'au délai de préavis fixé et expirant fin octobre 2014.

En revanche, la volonté délibérée de la société Collet de mettre fin à la relation commerciale établie ressort clairement des termes de sa lettre de mise en demeure du 26 juin 2014, notifiant à la société Cantrel la rupture de ladite relation à l'issue d'un préavis de quatre mois. La société Cantrel, qui échoue à caractériser la volonté antérieure de la société Collet de rompre leur relation commerciale, ne conteste pas avec pertinence la portée de cette lettre au seul motif que "nul ne peut se constituer un titre à soi-même".

Dès lors qu'un préavis de quatre mois a été notifié par écrit par la société Collet et compte tenu de l'ancienneté de la relation commerciale établie entre les parties, d'une durée de sept ans, de la nature des produits vendus par la société Collet, qui constituent des produits alimentaires de consommation courante, et de l'absence de situation de dépendance économique de la société Cantrel, le délai de préavis de quatre mois, notifié par la société Collet, ce préavis était suffisant pour permettre à la société Cantrel de se ré-organiser, laquelle a d'ailleurs trouvé un nouveau fournisseur de paëlla dès le 16 avril 2014 et poursuivi son activité de revente de paëlla, ainsi qu'il résulte de son prospectus publicitaire daté du 10 au 27 juin 2014.

Les dispositions de l'article L. 442-6 I, 5° du Code de commerce n'imposant que la délivrance d'un préavis écrit tenant compte de la durée de la relation commerciale et respectant la durée minimale de préavis déterminée en référence aux usages du commerce, par des accords interprofessionnels, et le préavis de quatre mois notifié par écrit par la société Collet étant conforme à ces dispositions, la société Cantrel fait vainement valoir que les motifs avancés par la société Collet au titre de la délivrance de ce préavis seraient infondés.

La rupture de la relation commerciale établie à l'initiative de la société Collet, notifiée à la société Cantrel par lettre recommandée du 26 juin 2014 avec un délai de préavis suffisant de quatre mois, n'est donc pas brutale au sens des dispositions de l'article L. 442-6 I, 5° du Code de commerce.

Il convient, en conséquence, de réformer le jugement entrepris dans toutes ses dispositions et de débouter la société Cantrel de l'ensemble de ses demandes.

Sur les dépens et l'article 700 du Code de procédure civile :

La société Cantrel échouant sera condamnée aux dépens exposés en première instance et en cause d'appel.

L'équité commande, en outre, de la condamner au paiement d'une indemnité de 2 000 euros au titre des dispositions de l'article 700 du Code de procédure civile.

Par ces motifs, LA COUR, statuant publiquement par arrêt contradictoire rendu en dernier ressort, infirme le jugement rendu par le tribunal de commerce de Paris le 18 avril 2016 dans l'intégralité de ses dispositions, statuant à nouveau, deboute la société Cantrel de l'ensemble de ses demandes, condamne la société Cantrel à payer à la société Collet une indemnité de 2 000 euros au titre de l'article 700 du Code de procédure civile, condamne la société Cantrel aux dépens exposés en première instance et en cause d'appel.