ADLC, 6 mars 2018, n° 18-A-03
AUTORITÉ DE LA CONCURRENCE
Avis
portant sur l'exploitation des données dans le secteur de la publicité sur internet
L'Autorité de la concurrence (formation plénière) ;
Vu la décision n°16-SOA-02 du 23 mai 2016 relative à une saisine d'office pour avis portant sur l'exploitation des données dans le secteur de la publicité en ligne, enregistrée sous le numéro 16/0044 A ; Vu le livre IV du Code de commerce ; Vu le document de consultation publique publié par l'Autorité le 11 juillet 2017 ; Vu les contributions reçues jusqu'au 15 septembre 2017 ; Vu les autres pièces du dossier ;
Les rapporteurs, le rapporteur général adjoint et le commissaire du Gouvernement entendus lors des séances de l'Autorité de la concurrence des 17 octobre et 30 novembre 2017 ;
Les représentants de l'Union des annonceurs, du Syndicat des Régies Internet, des sociétés Facebook Inc., Google Inc., AppNexus, Gravity, Le Monde, Le Figaro, entendus lors de la séance du 17 octobre 2017, sur le fondement des dispositions de l'article L. 463-7 du Code de commerce ;
Adopte l'avis suivant :
Synthèse
Publicité en ligne : la constitution d'un écosystème en forte croissance et tiré par deux acteurs
Les données numériques (datas) sont désormais partout. Le développement d'internet, l'engouement pour les réseaux sociaux et le commerce en ligne, la progression des débits autorisent la circulation de vastes quantités de données, à des vitesses quasi instantanées.
C'est dans ce contexte que l'Autorité de la concurrence s'est penchée sur le secteur de la publicité en ligne, qui se développe principalement à partir d'une exploitation commerciale des données. Ce type de publicité prend une part croissante dans le financement des applications et du web dit " gratuit "1.
Le premier constat qui s'impose est celui de la valeur croissante tirée des données. Le vaste ensemble des données disponibles sur internet et, tout particulièrement, les données dites " personnelles " ont été qualifiées de " nouvel or noir " du XXIème siècle2. Elles constituent l'ingrédient permettant d'offrir de nouveaux services aux utilisateurs et clients, au point que les entreprises de tous les secteurs de l'économie développent des stratégies ambitieuses pour contrôler l'accès à ces données et les valoriser3. Deux acteurs ont notamment fondé leur exceptionnelle réussite sur leurs capacités en la matière : Google et Facebook. En contrepoint, les conditions dans lesquelles ces données personnelles sont collectées et utilisées, et le juste niveau de protection de la vie privée sont de plus en plus débattus : les internautes sont-ils suffisamment informés des conditions dans lesquelles leurs données personnelles sont collectées et utilisées par les entreprises, leur consentement est-il obtenu dans des conditions transparentes et loyales, les règles d'ordre public imposées aux entreprises par les États doivent-elles être renforcées ? Certains prônent des changements profonds dans les règles actuelles comme l'affirmation du principe selon lequel l'internaute serait propriétaire de ses données personnelles et en concéderait l'usage aux plateformes (ou au contraire conserverait ses données privées et payerait pour le service rendu par celles-ci)4. L'Europe a, pour sa part, choisi la voie d'un renforcement des règles et d'une harmonisation accrue, avec le Règlement général sur la protection des données et le projet de règlement dit " e-privacy " (pour la vie privée sur internet). Prenant acte de cette décision de renforcement des règles de protection de la vie privée, l'Autorité appelle à la vigilance pour que leur mise en œuvre ne perturbe pas le jeu concurrentiel en favorisant certains acteurs au détriment des autres.
Quels constats peuvent être dégagés de cette étude ?
Un nouveau monde fondé sur des technologies complexes
En l'espace de quelques années, c'est tout un écosystème de la publicité en ligne qui a pris forme, avec des métiers, des technologies et des acteurs d'un genre nouveau, autour de la publicité dite " programmatique " et, plus largement, des diverses formes de publicité ciblée vers l'utilisateur en temps réel. De nouveaux métiers ont émergé : par exemple, du côté des éditeurs, ceux qui consistent à permettre la constitution d'offres cohérentes par types de supports ou de publics et, du côté des annonceurs, à optimiser toujours plus l'envoi de leurs publicités à des internautes susceptibles d'être intéressés par leurs produits et de convertir cet intérêt en acte d'achat. Se sont ainsi constituées les plateformes qui sont centrées sur l'offre d'espaces publicitaires en ligne des éditeurs (plateformes " du côté de l'offre ", les SSP) ou celles du côté de la demande des annonceurs (plateformes " du côté de la demande ", les DSP).
Ce sont aussi de nouvelles techniques qui se développent, telles celles qui sous-tendent les enchères en temps réel (ou real-time bidding) ou encore celles qui permettent de réaliser les mesures d'audience appliquées à ce type particulier de publicité. L'interface entre les plateformes des annonceurs et celles regroupant les " inventaires " publicitaires (soit l'ensemble des espaces disponibles sur les différentes pages) se fait par des processus d'enchères sophistiqués et s'accompagne d'outils d'optimisation et de mesures d'audience perfectionnés.
Les processus mis en œuvre font intervenir des acteurs nombreux sur des processus eux-mêmes fondés sur des prestations technologies pointues et très " séquencées ". En conséquence, le marché peut donner une impression d'opacité, qui tient pour partie au caractère très innovant des processus et à la multiplicité des intervenants. Et plus les technologies sont complexes, plus la capacité à les comprendre et à les utiliser au mieux devient un avantage concurrentiel.
Une forte croissance captée prioritairement par quelques acteurs
Le secteur de la publicité en ligne est marqué par une forte progression de son chiffre d'affaires global : les dépenses publicitaires qui alimentaient hier les médias " traditionnels " (presse écrite, télévision, cinéma ) tendent à migrer vers les supports de la publicité en ligne, et tout spécialement vers les réseaux sociaux. A ce mouvement général s'ajoute une évolution interne, entre la catégorie désormais bien installée des publicités liées aux recherches sur internet, et celle, à plus forte croissance, qualifiée de " display ", qui recouvre toutes les formes de publicité affichée sur les écrans et non spécifiquement liée aux recherches. Celle-ci peut prendre diverses formes : bannière simple ou animée, vidéos, publicité dite native, qui s'insère de façon très intégrée dans la page web, etc.
La progression du marché n'est pas homogène : le segment du marché qui se développe le plus est la publicité affichée sur les réseaux sociaux. Enfin, l'un des constats qui ressort fortement de l'étude est le poids économique considérable de deux acteurs, tant en volume absolu qu'en part de progression, Google et Facebook, qui tirent aujourd'hui l'essentiel de leurs revenus de la vente de services publicitaires (90%).
La physionomie du marché : panorama des différents acteurs.
La publicité est la source principale de revenus pour des milliers d'éditeurs sur internet en France et dans le monde et constitue ainsi un enjeu pour le financement des médias (presse et audiovisuel). La valeur du marché de la publicité sur internet en France est estimée à plus de 4 milliards d'euros en 2017. Internet est, en France et dans le monde, désormais le premier média publicitaire, devant la télévision, avec une croissance soutenue, portée par la généralisation des technologies programmatiques, le développement de la publicité vidéo, et le fort taux d'utilisation des réseaux sociaux, des moteurs de recherche et des plateformes de partage de vidéos. Au cours des dix dernières années, ce secteur a connu une croissance rapide, qui s'est accélérée en 2017, avec un taux de croissance en France de 12% (source : SRI). Il se caractérise aujourd'hui par un foisonnement de nouveaux acteurs dont les services sont fondés, à des degrés divers, sur l'exploitation massive des gisements de données sur les individus, grâce aux capacités informatiques nouvelles. Le moteur fondamental des bouleversements du secteur est l'efficacité du ciblage promise par les nouvelles formes de publicité, qui, selon ses promoteurs, permettraient une efficacité supérieure à celles d'autres publicités en termes de retour sur investissement.
Si ce secteur se développe dans le cadre d'une dynamique technologique puissante, son équilibre concurrentiel est fragile. De nombreux fournisseurs de services d'intermédiation et d'exploitation de données sont certes entrés sur le marché, et captent aujourd'hui une partie de la valeur issue de la commercialisation des espaces publicitaires des éditeurs et de l'exploitation des données des individus (Smart Adserver, Weborama, Teads ). Toutefois, qu'ils fournissent des services aux annonceurs ou aux éditeurs, ils sont confrontés à la concurrence d'acteurs globaux, au premier rang desquels Google et Facebook.
Deux géants de l'univers internet, Google et Facebook, occupent des positions stratégiques sur ce nouveau marché en utilisant leurs atouts considérables : effets de réseau, capacité à produire des innovations technologiques, audiences considérables et vastes ensembles d'inventaires et de données. Ainsi Google peut s'appuyer sur les atouts que constitue son moteur de recherche général, des plateformes comme YouTube ou sa présence sur toute la chaîne de la publicité en ligne, notamment l'intermédiation technique. Facebook, de son côté, peut mettre à profit sa capacité à utiliser les données de ses abonnés et commercialiser les inventaires, particulièrement recherchés, de son réseau social, le site le plus utilisé en France après Google Search, et d'Instagram. Facebook et Google apparaissent comme les deux leaders du secteur de la publicité en ligne. Ils fournissent principalement des services gratuits aux internautes et génèrent l'essentiel de leurs revenus à travers la commercialisation de services publicitaires aux éditeurs et annonceurs, qui sont fondés sur l'exploitation de volumes colossaux d'informations sur les individus, les éditeurs, et les annonceurs. Ces données sont ensuite valorisées et commercialisées par leur intégration à différents services publicitaires, permettant notamment de cibler des segments d'audience, d'adresser les publicités, et de fournir des informations sur le déroulement des campagnes pour améliorer leurs performances.
On voit, ensuite, émerger des acteurs d'un type nouveau, dont le développement est directement issu de ce secteur et s'appuie sur l'optimisation de processus technologiques innovants. Ainsi, une entreprise comme Criteo a fondé sa croissance sur les procédés permettant de " cibler " un internaute et de lui adresser des publicités spécifiquement liées à ses données de navigation et d'intention d'achat. Weborama, une entreprise fournissant des services de serveurs publicitaires pour les annonceurs, a, ces dernières années, fait évoluer son modèle économique et exploite aujourd'hui une des plateformes de gestion de données établies en France, qui aide ses clients dans la conception de nouvelles offres ou l'identification de nouveaux marchés. Ces entreprises, issues de start-up pour un grand nombre d'entre elles, ont été développées directement autour de métiers et technologies propres à la publicité en ligne, et, notamment, en " programmatique ".
Enfin les acteurs " traditionnels " - éditeurs, agences de publicité par exemple - interviennent toujours sur ce marché pour y offrir leurs espaces publicitaires ou en acheter (comme ils le font sur les médias traditionnels) mais selon des modalités nouvelles. Ils ont été contraints de s'adapter, très vite, pour ne pas être supplantés par les nouveaux acteurs venus de l'univers d'Internet. C'est le mouvement que l'on constate avec des nouvelles alliances entre éditeurs et offreurs d'espaces, comme Skyline ou Gravity. La situation des éditeurs se caractérise par la présence de très nombreux acteurs, dont la taille, le modèle économique et le degré de dépendance à la publicité varient significativement. Certains d'entre eux se trouvent dans des situations délicates et voient leurs revenus publicitaires diminuer, en dépit de la croissance soutenue du secteur. Ceux qui ne peuvent offrir de publicité ciblée (par exemple les chaînes de télévision linéaires, à ce jour) peuvent s'en trouver pénalisés, tandis que le développement de l'écosystème conduit un certain nombre d'intermédiaires à capter une part très significative de la valeur.
En réponse à ces défis, les éditeurs les plus puissants, tels qu'Amazon, développent des modèles d'intégration verticale qui leur permettent de commercialiser leurs inventaires sans dépendre d'intermédiaires techniques, alors que d'autres ont fait le choix de se regrouper dans le cadre d'alliances, telles que Gravity. Celle-ci est une plateforme de commercialisation de segments d'audience et d'achats d'espaces publicitaires qui a été lancée à l'initiative de Lagardère, Les Echos, SFR et Solocal et qui est aujourd'hui composée d'acteurs importants de l'économie numérique.
Au final, au niveau mondial comme au niveau français, la majorité des revenus dans le secteur est réalisée par Google et Facebook. Cette situation résulte du cumul de plusieurs avantages concurrentiels.
Dans le monde comme en France, les services de Google et de Facebook qui sont proposés aux internautes sont les plus utilisés, et bénéficient des audiences et des volumes d'impressions publicitaires les plus importants. Ces services génèrent des volumes très importants de données, variées et fréquemment mises à jour, dont l'exploitation constitue le cœur de la prestation de ciblage des publicités. Ces services bénéficient d'effets puissants de réseaux, qui résultent à la fois de la nature des services et des positions de leaders occupées par ces entreprises sur leurs marchés respectifs, et sont interdépendants. En outre, les internautes eux-mêmes peuvent contribuer à l'enrichissement de services tels que YouTube, par la mise en ligne de nombreux contenus audiovisuels et musicaux. Les très fortes audiences des services propriétaires de Google et de Facebook leur permettent de générer des revenus publicitaires bien supérieurs à l'ensemble de leurs concurrents. En outre, Google, et, dans une moindre mesure, Facebook, commercialisent en tant qu'intermédiaires les inventaires publicitaires de nombreux éditeurs tiers de sites web et d'applications mobiles. Ceci leur confère une position particulière qui présente pour eux de nombreux avantages.
Le modèle d'intégration verticale de Google et de Facebook, qui est fondé sur une présence à la fois dans l'édition et l'intermédiation technique, apparaît constituer un avantage concurrentiel significatif. Si d'autres acteurs exercent également ces deux types d'activités, Google a développé une présence inégalée sur l'ensemble des métiers de l'intermédiation, en fournissant des services d'intermédiation, tant aux annonceurs qu'aux éditeurs. Les outils d'achats d'espaces publicitaires de Google ou Facebook constituent par ailleurs l'unique plateforme permettant de mettre en œuvre des campagnes publicitaires sur les sites qu'ils éditent, et qui sont les services bénéficiant de l'audience la plus importante en France.
Google et Facebook bénéficient de capacités d'exploitation de données, qui constituent également de puissants avantages concurrentiels pour la fourniture de services publicitaires.
Elles collectent des données issues de leurs services propriétaires mais aussi de sites et applications tiers qui utilisent leurs services publicitaires et leurs outils de collecte et d'analyse de données. Si Google et Facebook fournissent plusieurs outils aux internautes permettant de limiter la collecte de données et de gérer l'exposition aux annonces publicitaires, elles ont néanmoins accès à des volumes de données sans équivalents, en raison du nombre d'utilisateurs de leurs services, mais aussi en raison de la nature de leurs services.
Les réseaux sociaux, les moteurs de recherche, les plateformes de partage de vidéos ou les services de cartographie sont des services sur lesquels les internautes, mais aussi les éditeurs tiers, fournissent des données nombreuses et variées. En outre, Google et Facebook ont développé des environnements " logués " dans le cadre desquels les utilisateurs s'identifient lors de l'accès au service, et qui constituent des sources de nombreuses données sociodémographiques et comportementales. Il est d'ailleurs à noter que les modalités selon lesquelles Google et Facebook collectent des données ont déjà fait l'objet de plusieurs mises en cause par les pouvoirs publics au regard de l'obligation de recueillir le consentement des utilisateurs. En France, la CNIL a par exemple sanctionné pour des manquements de cette nature Google en 2014 et Facebook en 2017. Récemment en Allemagne et en Belgique, des tribunaux ont condamné le réseau social en raison de l'opacité de ses conditions d'utilisation, qui ont été considérées contraires aux lois de ces pays sur la protection des données, et en Allemagne encore, le Bundeskartellamt a adressé une notification des griefs sur les conditions dans lesquelles Facebook collecte les données de ses utilisateurs sur des sites tiers.
Les données collectées par Google et Facebook sur leurs services propriétaires ou sur des services tiers sont utilisées pour proposer des options de ciblage diverses et qui peuvent être combinées : ciblage contextuel, ciblage par sujet, ciblage par emplacement, ciblage par centre d'intérêt, ciblage fondé sur l'action, ciblage géolinguistique, ciblage sociodémographique et ciblage temporel. Ces différentes formes de ciblage reposent sur la collecte et l'analyse de différentes catégories de données : données sur les individus, données sur les produits, données sur les sites et applications, et données sur les campagnes publicitaires (ex : origine des conversions5)
En matière de ciblage publicitaire, Google et Facebook disposent d'avantages concurrentiels qui sont liés au volume et à la variété des données mais aussi, de manière indissociable, à la taille des inventaires publicitaires mis à disposition des annonceurs, et à leur audience. En effet, l'accès combiné aux données et aux inventaires offre aux annonceurs la possibilité de diffuser des publicités à des segments d'audience larges -grâce au nombre d'utilisateurs des services - et définis précisément - grâce aux nombreuses options de ciblage et aux données exploitables. L'Autorité considère également de façon générale, qu'il convient de tenir compte de la qualité des données qui peuvent être utilisées dans le cadre de campagnes publicitaires, laquelle peut constituer un avantage concurrentiel significatif dès lors qu'elle impacte l'efficacité des campagnes publicitaires. À cet égard, Google et Facebook offrent des capacités de ciblage à travers les terminaux plus performants que d'autres acteurs, notamment en raison de la nature loguée des services qu'elles fournissent aux internautes.
Enfin, Google dispose d'avantages concurrentiels spécifiques, qui résultent à la fois de sa présence dans le secteur de la publicité Display et dans celui de la publicité Search, où il bénéficie d'une position très forte depuis près d'une vingtaine d'années. Google a par ailleurs développé, au fil du temps, plusieurs types de relations entre la publicité Search et 5 Internautes ayant effectué un achat.la publicité Display, à travers ses offres pour les annonceurs, AdWords et DoubleClick, ainsi qu'à travers sa gamme de services Google Analytics. Ces relations concernent les campagnes publicitaires qui peuvent être mises en œuvre les options de ciblage disponibles et l'analyse des données de campagne qui peut être réalisée.
Comment appréhender le secteur de la publicité en ligne sous l'angle du droit de la concurrence ?
Depuis une dizaine d'années, les autorités de concurrence se sont intéressées au secteur de la publicité en ligne : par plusieurs décisions contentieuses et rendues à l'occasion d'opérations de concentration, elles ont élaboré une pratique décisionnelle qui a permis de préciser les enjeux concurrentiels du secteur de la publicité sur internet. En matière de contrôle des concentrations, la Commission a autorisé plusieurs opérations importantes qui ont contribué à la structuration de ce secteur. S'agissant de la lutte contre les pratiques anticoncurrentielles, plusieurs affaires concernant, à des degrés divers, la publicité sur internet ont donné lieu à des sanctions ou à des engagements pris par les entreprises mises en cause. Au niveau européen, la Commission européenne a récemment sanctionné Google en lui infligeant une amende de 2,4 milliards d'euros et en l'obligeant à mettre fin au positionnement et à l'affichage plus favorable de son comparateur de prix. La Commission a notamment pris en compte la position dominante de Google sur le marché de la recherche généraliste en ligne pour qualifier un abus dont les effets portaient sur le marché connexe des comparateurs de prix. En France, l'Autorité de la concurrence a été saisie à plusieurs reprises concernant des pratiques de Google. En 2010, elle a prononcé des injonctions à titre conservatoire puis a accepté des engagements qui portaient sur la définition et l'application des règles Adwords pour les annonceurs.
Le droit de la concurrence permet de traiter un certain nombre de pratiques commerciales dans le secteur de la publicité sur internet, susceptibles de porter atteinte à l'ordre public.
Les préoccupations plus générales que l'on voit émerger sur les avantages tirés par certains acteurs de leur taille et de leurs positions acquises excèdent aussi, pour partie, le champ du droit de la concurrence strictement entendu : elles relèveront, le cas échéant, de décisions prises au niveau gouvernemental ou intergouvernemental.
Dans son avis et au regard des missions propres dont elle a la charge, l'Autorité formule des observations générales relatives à la délimitation des marchés et l'appréciation des positions des acteurs. Elle rappelle que le droit de la concurrence s'applique à l'ensemble des services fournis aux internautes, y compris lorsqu'ils apparaissent gratuits, dans la mesure où ils sont offerts par une plateforme reliant de nombreux utilisateurs, ce qui permet au prestataire de consentir la gratuité aux internautes dès lors que leur fréquentation constitue un support de commercialisation auprès de professionnels ou d'annonceurs.
L'analyse de chacun des marchés concernés, en fonction de leurs caractéristiques propres, est indispensable à l'analyse concurrentielle du secteur de la publicité sur internet. Google, comme Facebook disposent de positions particulièrement fortes sur plusieurs marchés qui constituent également des canaux de distribution stratégiques pour de très nombreux éditeurs et commerçants en ligne : moteurs de recherche, réseaux sociaux, plateformes de partage de vidéos, cartographie, courrier électronique Les fortes positions occupées par Google et Facebook sur ces marchés expliquent en grande partie le fait que ces deux entreprises captent l'essentiel des revenus publicitaires en ligne.
Concernant les marchés de services publicitaires, les éléments recueillis montrent que la publicité sur internet présente encore aujourd'hui certaines spécificités par rapport aux autres formes de publicité, en particulier la publicité télévisuelle, qui concernent les possibilités de ciblage et les modes de tarification. Toutefois ce constat pourrait être conduit à évoluer à l'avenir en fonction du développement de la publicité télévisée ciblée et programmatique.
Ce créneau, qui se développe d'ores et déjà autour de la télévision sur mobile et des services de télévision de rattrapage, pourrait demain concerner aussi la diffusion télévisuelle via les box des FAI. D'ores et déjà, l'accès aux données à travers les box des FAI constitue un enjeu important dans les relations entre FAI et éditeurs de services de télévision. En outre, la possibilité de différencier localement les publicités par diverses formes de décrochage locaux est un enjeu du réexamen du cadre législatif de l'audiovisuel.
Les conditions de concurrence dans le secteur de la publicité sur internet diffèrent également par rapport au marché de la publicité télévisuelle, bien que la convergence et la complémentarité entre les deux types de publicité se soient accentuées ces dernières années.
De manière comparable, la publicité liée aux recherches, ou Search et la publicité Display sur internet sont également complémentaires dans les campagnes des annonceurs sur internet, et se distinguent encore par leurs modalités de ciblage. Dans la publicité Search, l'internaute cible lui-même les publicités qui sont affichées instantanément requête par requête, ce qui n'est pas le cas pour les autres formes de publicité sur internet. Alors que la situation concurrentielle du marché de la publicité Search se caractérise toujours par une très forte position de Google, dans le secteur de la publicité Display, Facebook a pu développer très rapidement ses revenus ; le réseau social tire toutefois ses revenus principalement de la vente directe d'espaces publicitaires sur ses propres inventaires, et n'est pas encore un intermédiaire comparable à Google. Google demeure l'acteur le plus important de l'intermédiation publicitaire, de la diffusion des annonces et de l'exploitation de données.
Ces dernières années aucune entreprise n'a réussi à gagner des parts de marché significatives en Europe dans le secteur de la publicité Display, face à Google et Facebook. Le développement de positions fortes repose avant tout sur l'exploitation de sites et de services populaires pour les internautes, et peu d'entreprises, à l'exception d'Amazon, géant du commerce en ligne mais qui est aujourd'hui un acteur marginal dans le secteur de la publicité en ligne, représentent une menace potentielle significative à horizon de quelques années.
Parmi les intermédiaires techniques, de nombreux acteurs ne disposent pas de sites propriétaires dont ils peuvent commercialiser directement les espaces publicitaires, et leur position apparaît fragile à plusieurs égards. Ils ne peuvent proposer aux annonceurs un accès à des inventaires aussi étendus que ceux proposés par Google et demeurent dans une situation d'incertitude s'agissant de leurs possibilités de collecter de données sur des sites et des applications tierces, afin de pouvoir offrir des publicités personnalisées. En effet, les internautes se montrent de plus en plus réservés vis-à-vis de l'exploitation de leurs données et utilisent de manière croissante des solutions technologiques proposées par des éditeurs de logiciels ou des fabricants de terminaux (notamment Apple) limitant la collecte de données et l'affichage de publicités, ce qui a un effet immédiat sur le chiffre d'affaires et la rentabilité des éditeurs et de certains intermédiaires dont l'activité repose sur l'exploitation de données.
Plusieurs acteurs estiment que leur situation est fragilisée par des pratiques individuelles et des pratiques collectives et ont mis en avant des types de comportements qui seraient selon eux susceptibles de constituer des pratiques anticoncurrentielles. Selon eux, de telles pratiques seraient susceptibles d'être appréhendées par le droit de la concurrence, mais leur examen ne relève pas de l'activité consultative de l'Autorité.
Conclusion
Le dynamisme économique du secteur de la publicité en ligne le démontre : les innovations technologiques sont un facteur de croissance mais aussi de différenciation pour les entreprises qui savent les maîtriser. Tous les acteurs du marché ne bénéficient pas de la croissance globale du secteur : ceux qui tirent le mieux leur épingle du jeu sont les entreprises qui ont accès à de vastes ensembles de données personnelles de qualité et ont les capacités de les exploiter au mieux sur le plan des technologies, des services offerts et de la commercialisation de leurs inventaires. Ceci confirme le constat selon lequel la détention de données en grand nombre et à forte valeur ajoutée, ainsi que la maîtrise des outils technologiques permettant de les utiliser et de les valoriser sont désormais des avantages concurrentiels déterminants.
L'Autorité note, enfin que de nombreux acteurs du marché ont mis en avant des comportements dont ils estiment qu'ils perturbent le jeu concurrentiel du marché. Ceci justifiera une attention soutenue de la part de l'Autorité de la concurrence, y compris pour se saisir d'office le cas échéant pour examiner d'éventuelles pratiques anticoncurrentielles si elle devait estimer que les éléments pour ce faire sont suffisants.
NOTES
1 Dès 2016, dans son étude " Droit de la concurrence et données ", coréalisée avec l'Autorité de concurrence allemande, l'Autorité avait souligné les enjeux économiques et concurrentiels liés à l'utilisation de vastes ensembles de données ou Big data.
2 Voir par exemple " The World's most valuable resource " -Data and the new rules of competition, - " Fuel of the future ", The Economist, 6 mai 2017
3 L'article précité relève ainsi que " Data are to this century what are to the last one : a driver of growth and change " - ou " Les données sont pour ce siècle ce que le pétrole était pour le précédent : un moteur de croissance et de changement ".
4 Voir le manifeste " Mes data sont à moi. Pour une patrimonialité des données personnelles ", publié par le think tank GenerationLibre présidé par Gaspard Koenig.