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Décisions

CA Paris, Pôle 5 ch. 4, 8 janvier 2020, n° 18-07802

PARIS

Arrêt

PARTIES

Demandeur :

ADS (SARL)

Défendeur :

Julbo (Sasu)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Avocats :

Mes Pelit-Jumel, Roux, Etevenard, Tarriotte, Duvergne

T. com. Lyon, du 19 févr. 2018

19 février 2018

FAITS ET PROCÉDURE

Vu le jugement rendu le 19 février 2018 par le tribunal de commerce de Lyon qui a :

- dit, compte tenu de la durée des relations commerciales, les 20 mois de préavis proposé comme suffisants,

- débouté la société ADS de l'ensemble de ses demandes,

- rejeté comme non fondés tous autres moyens fins et conclusions des parties,

- dit qu'il n'y avait pas lieu d'ordonner l'exécution provisoire,

- dit qu'il n'y avait pas lieu à condamnation en application de l'article 700 du Code de procédure civile,

- condamné solidairement les sociétés ADS et Julbo aux dépens ;

Vu l'appel relevé par la société ADS ;

Vu les dernières conclusions de l'appelante notifiées le 30 septembre 2019 et prises au nom de la société ADS, anciennement dénommée Sylvea, par lesquelles elle demande à la cour, au visa de l'article L. 442-6-I 5° du Code de commerce, de :

- lui donner acte de qu'elle vient aux droits de la société ADS,

- réformer le jugement en ce qu'il a jugé suffisant le préavis de 20 mois accordé par la société Julbo, en ce qu'il l'a déboutée de sa demande de dommages-intérêts à raison d'un délai de préavis trop court et en ce qu'il l'a déboutée de sa demande indemnitaire formée en application de l'article 700 du Code de procédure civile,

- dire que la responsabilité délictuelle de la société Julbo est engagée en application de l'article L. 442-6-I 5° du Code de commerce et la condamner à lui payer la somme de 600 807 euros, à titre de dommages-intérêts, en réparation de son préjudice,

- confirmer le jugement en ce qu'il a débouté la société Julbo de sa demande en paiement de la somme de 10 000 euros de dommages-intérêts à titre reconventionnel et débouter la société Julbo de sa demande en paiement de dommages-intérêts formée à titre reconventionnel,

- en tout état de cause :

* débouter la société Julbo de l'intégralité de ses demandes,

* condamner la société Julbo aux entiers dépens et à lui payer la somme de 10 000 euros en application de l'article 700 du Code de procédure civile ;

Vu les dernières conclusions n° 1 auxquelles sont jointes les pièces 1 à 65, seules régulièrement transmises par le RPVA notifiées le 27 septembre 2018 par lesquelles la société Julbo qui demande à la cour, au visa des articles L. 442-6-I 5° du Code de commerce ainsi que de l'article 32-1 du Code de procédure civile, de :

- confirmer le jugement en ce qu'il a débouté la société ADS de l'ensemble de ses demandes,

- le réformer en ce qu'il n'a pas fait droit à ses demandes reconventionnelles et condamner la société ADS à lui payer la somme de 10 000 euros pour procédure abusive ainsi que la somme de 10 000 € au titre de l'article 700 du Code de procédure civile,

- condamner la société ADS à lui payer la somme de 10 000 pour procédure abusive ainsi que la somme de 10 000 E au titre de l'article 700 du Code de procédure civile,

- condamner la société ADS aux entiers dépens ;

SUR CE LA COUR

Il convient de donner acte à la société ADS., anciennement dénommée Sylvea, de ce qu'elle vient aux droits de la société ADS ensuite de la fusion-absorption par la société Sylvae de sa filiale ADS à la date du 1er janvier 2019, la société Sylvae étant désormais dénommée ADS.

La société Julbo, qui a pour activité notamment la fabrication de lunettes de vue et de lunettes de soleil, sous-traitait à la société ADS, spécialisée dans la fabrication de lunettes et de produits lunetiers, la fabrication de montures de lunettes.

Par lettre recommandée avec accusé de réception du 20 mai 2014, la société Julbo a informé la société ADS de sa décision de mettre fin à leur collaboration à compter du 15 juillet 2015, en faisant état de désaccords persistants sur les conditions de leurs relations et de la livraison très partielle de la collection Life lui causant un préjudice en termes de chiffre d'affaires et d'image.

Des discussions ont ensuite eu lieu entre les parties mais n'ont pas abouti à un accord.

La société ADS, par lettre de son conseil du 18 mai 2015, a soutenu qu'un préavis de 3 ans aurait dû lui être accordé ; elle s'est plainte que la société Julbo ne maintenait pas la relation commerciale aux conditions antérieures en visant, en particulier, l'annulation d'une commande en septembre 2014 et la reprise de machines et moules l'empêchant de réaliser correctement son travail.

La société Julbo, par lettre de son conseil du 16 juin 2015, a fait valoir que le préavis de 14 mois était suffisant pour permettre à la société ADS de se réorganiser et que celle-ci avait refusé sa proposition de prolonger leurs relations ; puis par lettre du 7 décembre, elle a ajouté que le préavis avait été respecté et que, concernant les factures non payées, il s'agissait de factures contestées pour lesquelles elle réitérait sa demande d'échanges avec la société ADS.

Le 11 avril 2016, la société ADS a fait assigner la société Julbo devant le tribunal de commerce de Lyon en paiement de dommages-intérêts aux motifs qu'un préavis de 24 mois aurait dû lui être accordé et que le préavis de 14 mois n'avait été que partiellement respecté ; le tribunal, par le jugement déféré, l'a déboutée de toutes ses demandes et a rejeté la demande de dommages-intérêts de la société Julbo pour procédure abusive.

La société ADS, appelante, expose :

- que le fonds de commerce de fabrication de lunettes a été créé par M. X, le sigle ADS signifiant " Application X Sérigraphie " et qu'il a été racheté par MM. A et B en 2001,

- que suite au rachat du fonds de commerce, les relations nouées avec la société Julbo en 1995 ont perduré jusqu'en 2014,

- que les lunettes étaient fabriquées avec des éléments fournis par la société Julbo, à savoir la matière première, les moules et les outillages permettant de fabriquer la face, les branches et différents accessoires, tels que embouts, logos et autres, elle-même ne fournissant que la main d'œuvre qualifiée et son savoir-faire,

- qu'elle réalisait 90 % de son chiffre d'affaires avec la société Julbo et que l'existence du marché de sous-traitance la privait de la possibilité de travailler avec des concurrents directs de cette société,

- qu'à partir de 2013, la société Julbo a choisi de délocaliser une partie de sa production de lunettes solaires en Roumanie et a décidé de lui confier à elle la production de lunettes d'optique nécessitant une finition plus importante et une main d'œuvre qualifiée,

- qu'à partir de 2014, elle a rencontré des difficultés avec son donneur d'ordre telles que des commandes émises sans fourniture de pièce étalon ou sans l'ensemble des moules et outillages nécessaires à leur production, une annulation de commande pour un montant de 128 156 euros HT, un non-paiement de factures,

- que le 13 mars 2014, la société Julbo lui a adressé un bon de commande portant en particulier sur des lunettes Life mais que, précédemment, en février 2014, elle lui avait repris les moules et outillages nécessaires à cette production, qu'elle lui a ensuite restitué mais a annulé la commande le 12 septembre 2014,

- que le 23 février 2015, la société Julbo a repris les moules permettant la fabrication des gammes optiques Tango, Beebop et Loola, ne lui laissant que les moules nez rigide et de surmoulage, que le 9 mars 2015 elle lui a passé commande de lunettes optiques pour enfants portant sur ces gammes mais qu'elle ne lui a pas restitué les moules nécessaires à la production, lui occasionnant un manque à gagner de 45 561,20 euros HT.

L'appelante soutient encore que la relation commerciale établie remonte à 1995 et non à 2011 comme retenu par le tribunal et qu'un préavis de 24 mois aurait dû lui être accordé compte tenu des circonstances de l'espèce, à savoir :

- 20 ans de relations commerciales,

- le fait qu'elle réalisait près de 90 % de son chiffre d'affaires avec la société Julbo, ce qui la plaçait dans une très grande dépendance économique,

- la relation de sous-traitance avec un acteur majeur du marché de la lunette entraînant de ce fait une quasi exclusivité imposée,

- les investissements réalisés dans ses outillages à hauteur de 235 506 euros entre 2011 et 2013, pour les besoins de la production Julbo.

Elle fait valoir qu'elle n'a jamais refusé la prolongation des relations pendant 6 mois proposée par la société Julbo et, en tout état de cause, que les conditions commerciales imposées par la société Julbo n'étaient pas conformes aux conditions antérieures et se révélaient non rentables pour elle, s'agissant d'une réduction drastique des volumes sur la fabrication des lunettes et de l'arrêt de la sous-traitance des présentoirs et du marquage publicitaire.

Elle conteste avoir commis des manquements à ses obligations, soulignant que l'octroi d'un préavis même insuffisant par la société Julbo exclut de facto l'existence de manquements graves de sa part.

En réparation de son préjudice, la société ADS demande la somme de 600 807,40 euros calculée comme suit : moyenne annuelle de marge brute sur les 3 dernières années :

720 968,87 euros, soit une moyenne mensuelle de 60 080,74 euros multipliée par 10 mois de préavis supplémentaire.

Pour conclure à la confirmation du jugement, la société Julbo allègue que plusieurs éléments justifient la rupture de la relation et l'absence de brutalité dans cette rupture.

Elle invoque en premier lieu les manquements de la société ADS, soutenant n'avoir eu d'autre choix que de mettre fin à la relation commerciale, tout en accordant un préavis alors qu'elle n'y était pas obligée au regard des manquements répétés de sa cocontractante ; elle fait valoir en ce sens :

- qu'à partir de 2013, elle a constaté des défauts sur les produits livrés de plus en plus nombreux,

- que sur la seule année 2014, le nombre de rebuts total est de 2 113 à rapprocher des 41 094 pièces livrées pendant 16 semaines,

- qu'à ce jour elle stocke 6 palettes de rebuts, ce qui représente près de 6 000 produits invendables et immobilisés, ces rebuts portant sur des défauts esthétiques, notamment une mauvaise application de la peinture,

- que la gamme Life, commandée en novembre 2013, n'a été livrée qu'à la mi-avril 2014 alors que la société ADS disposait de stocks de pièces semi-finies, à savoir des pièces moulées, en quantité suffisante pour terminer les commandes en cours,

- que la société ADS ne respectait pas ses engagements en termes de délais ni de qualité et lui adressait des factures comportant de nombreuses erreurs.

L'intimée prétend ensuite que le préavis accordé de 14 mois était suffisant pour les motifs ci-après :

- la relation n'a pas été suivie, stable et établie avant 2001 et le préavis accordé est amplement suffisant pour une relation de 14 années,

- elle a proposé à la société ADS d'augmenter le préavis de 6 mois, ce que celle-ci a refusé,

- elle est fabricante de lunettes, qui sont commercialisées par des opticiens, et entretenait avec la société ADS une relation avec un sous-traitant et non une relation avec un distributeur,

- elle n'a jamais imposé d'exclusivité à la société ADS qui pouvait fabriquer des produits pour ses concurrents et développer une autre clientèle, ce qu'elle n'a pas fait,

- les investissements réalisés par la société ADS, à savoir un robot de peinture et une presse à injecter, correspondent à des équipements standards pour la fabrication plastique.

L'intimée ajoute qu'elle a respecté le préavis de 14 mois et que c'est la société ADS qui a refusé des commandes, a décidé unilatéralement de cesser la fabrication d'une gamme de produits qui lui avait été confiée et n'a pas respecté ses engagements en termes de délais de livraison.

La cour constate, d'une part que le litige porte sur le caractère brutal ou non de la rupture de la relation commerciale, d'autre part que la société ADS ne demande pas une indemnisation qui serait fondée sur une inexécution partielle du préavis de 14 mois accordé, mais seulement un allongement du préavis de 10 mois pour aboutir à 24 mois.

Il convient de relever que la société Julbo n'aurait pas manqué de rompre la relation commerciale sans préavis si la société ADS avait commis des fautes suffisamment graves dans l'exécution de ses obligations ; au contraire, elle lui a accordé un préavis de 14 mois et ne formule aucune demande de dommages-intérêts dans le cadre de la présente instance ; en tout état de cause, les quelques défauts constatés en 2013 et début 2014 ne constituent pas des manquements graves ; par ailleurs la société Julbo ne peut valablement reprocher à la société ADS un retard dans la livraison de la gamme Life, commandée en novembre 2013 et le 13 mars 2014, sans précision de délais de livraison, alors qu'elle avait repris les moules nécessaires à la fabrication en février 2014.

Un préavis était ainsi dû à la société ADS. ; celle-ci justifie de l'ancienneté de la relation commerciale établie depuis 1995 par une attestation de M. X qui précise que, propriétaire de l'entreprise ADS jusqu'au 31 mars 2001, il a eu la société Julbo comme cliente depuis 1995 jusqu'à la date de cession de son entreprise ; de plus, Mme Y atteste qu'elle a été employée de la société Julbo de janvier 1998 à mars 2018, qu'elle a collaboré avec la société ADS par l'intermédiaire de M. X jusqu'en avril 2001 puis avec M. Z par la suite et que la société ADS était l'un des fournisseurs principaux pour la fabrication et le conditionnement des produits Julbo ; s'il apparaît qu'une convention de rupture conventionnelle du contrat de travail a été signée entre la société Julbo et Mme Y, dont le contenu n'est pas révélé, cette circonstance ne suffit pas à remettre en cause la véracité des faits relatés par Mme Y ; ainsi la relation commerciale établie, initialement nouée avec M. X en 1995, s'est poursuivie en 2001 après la cession du fonds de commerce.

La société ADS ne démontre pas avoir réalisé des investissements spécialement dédiés à la réalisation des produits de son donneur d'ordre.

Cependant, si aucune clause d'exclusivité ne lui était imposée, la société ADS, qui fabriquait des montures pour son donneur d'ordre, acteur majeur sur le marché de la lunette, à l'aide de moules et outillages mis à sa disposition par celui-ci, ne pouvait avoir que de grandes difficultés à diversifier sa clientèle auprès d'entreprises concurrentes.

Contrairement à ce qu'elle affirme, la société Julbo n'a pas proposé à la société ADS une prolongation du délai de préavis de 6 mois ; en effet, une telle prolongation aurait impliqué un maintien des conditions commerciales antérieures ; or il apparaît que par courriel du 24 mars 2015 et ses pièces jointes, la société Julbo a proposé de prolonger de 6 mois leur collaboration dans certaines conditions, notamment une charge moyenne de 3 500 pièces par semaine, au lieu de 4 700 avant la rupture, et l'arrêt de la fabrication de présentoirs ainsi que d'un marquage publicitaire; il n'est pas contesté que ces deux dernières activités avaient généré les chiffres d'affaires respectifs de 78 296 euros et de 43 687 euros en 2013, le reste du chiffre d'affaires 2013, soit 922 432 euros, étant constitué par la production de lunette; dès lors, la société Julbo est mal fondée à reprocher à la société ADS d'avoir refusé sa proposition ; le tribunal ne pouvait donc retenir l'existence d'un préavis de 20 mois.

Au regard de l'ensemble de ces éléments, la société Julbo aurait dû accorder à la société ADS un préavis de 18 mois, nécessaire pour lui permettre de ré-organiser son activité ; l'insuffisance de préavis est donc de 4 mois.

La société Julbo conteste le préjudice invoqué en faisant valoir que le taux de marge brute dans le domaine de la plasturgie est inférieur à 10 % ; mais la société ADS justifie, par la production de ses comptes sociaux et par attestation de son expert-comptable, avoir réalisé une marge brute moyenne de 720 968,87 euros par an sur les trois dernières années 2012, 2013 et 2014, soit une marge brute moyenne de 60 080,74 euros ; en conséquence, la société Julbo devra lui payer la somme de 240 323 euros, à titre de dommages-intérêts.

La société ADS n'ayant pas agi avec une légèreté blâmable, la société Julbo doit être déboutée de sa demande de dommages-intérêts pour procédure abusive.

La société Julbo qui succombe doit supporter les dépens de première instance et d'appel ; vu les dispositions de l'article 700 du Code de procédure civile, il ya lieu d'allouer la somme de 8 000 euros à l'appelante et de rejeter la demande de l'intimée ce chef.

Par ces motifs LA COUR, Donne acte à la société ADS, anciennement dénommée Sylvae, de ce qu'elle vient aux droits de la société ADS. ; Infirme le jugement en toutes ses dispositions, sauf en ce qu'il a débouté la société Julbo de sa demande de dommages-intérêts pour procédure abusive ; Statuant à nouveau, Condamne la société Julbo à payer à la société ADS : - la somme de 240 323 euros, à titre de dommages-intérêts, pour rupture brutale de la relation commerciale établie, - la somme de 8 000 euros par application de l'article 700 du Code de procédure civile ; Déboute les parties de toutes leurs autres demandes ; Condamne la société Julbo aux dépens de première instance et d'appel.