CA Paris, Pôle 5 ch. 4, 22 janvier 2020, n° 18-09139
PARIS
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
Profex (SARL)
Défendeur :
Champi Montagne (SARL)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Conseiller :
M. Gilles
Avocats :
Mes Goumet, Bienvenu, Sylberg, Bordier
FAITS ET PROCÉDURE
La SARL Profex, qui opère sur le marché d'intérêt national (MIN) de Brienne à Bordeaux, a pour activité la vente en gros de fruits et légumes.
La SARL Champi-Montagne, qui est spécialisée dans la vente de champignons, fournissait de longue date la SARL Profex en champignons forestiers.
Cependant, en 2016, la SARL Champi-Montagne n'a livré aucun champignon à la SARL Profex.
Par acte extrajudiciaire du 30 décembre 2016, la société Profex a assigné la société Champi-Montagne devant le tribunal de commerce de Bordeaux, dans le but de la voir condamner à lui payer des dommages et intérêts pour rupture brutale des relations commerciales établies.
C'est dans ces conditions que le tribunal de commerce de Bordeaux, par jugement du 23 mars 2018, a :
- dit qu'il n'y avait pas de rupture brutale des relations commerciales de la part de la société Champi-Montagne envers la société Profex ;
- débouté la société Profex de toutes ses demandes à ce titre ;
- condamné la société Profex à payer à la société Champi-Montagne la somme de 6 000 euros ;
- dit n'y avoir lieu à statuer sur la demande relative aux dispositions de l'article 10 du décret du 10 mars 2001 ;
- ordonné l'exécution provisoire ;
- condamné la société Profex à payer à la société Champi-Montagne la somme de 1 500 euros sur le fondement de l'article 700 CPC ;
- condamné la société Profex aux dépens.
Par dernières conclusions déposées et notifiées le 14 octobre 2019, la société Profex, appelante, demande à la cour de :
vu l'ancien article L. 442-6 en 5° du Code de commerce ;
- la déclarer recevable en son appel ;
- réformer le jugement entrepris en toutes ses dispositions, sauf en ce qu'il a dit n'y avoir lieu à statuer sur la demande relative aux dispositions de l'article 10 du décret du 10 mars 2001 ;
- dire que la société Champi-Montagne a rompu de manière brutale les relations commerciales exclusives établies depuis trente ans ;
- condamner la société Champi-Montagne à lui verser une somme de 60 000 euros HT en re paration du préjudice subi ;
- débouter la société Champi-Montagne de toutes ses demandes ;
- condamner la société Champi-Montagne à lui payer une indemnité de 3 500 euros au titre de l'article 700 du Code de procédure civile, en sus des dépens.
Par dernières conclusions déposées et notifiées le 16 octobre 2019, la société Champi-Montagne, demande à la cour de :
vu l'article L. 442-6 I 5° du Code de commerce ;
vu l'article 32-1 du Code de procédure civile ;
vu l'article 559 du Code de procédure civile ;
à titre principal
- confirmer le jugement rendu par le tribunal de commerce de Bordeaux en ce qu'il dit qu'il n'y a pas rupture de la relation commerciale qui lui soit imputable ;
- en conséquence :
- confirmer le jugement entrepris en ce qu'il a débouté la société Profex de toutes ses demandes à ce titre et notamment de celle tendant à obtenir sa condamnation à lui payer une somme de 60 000 euros en indemnisation du préjudice subi du fait de la rupture ;
à titre reconventionnel
- confirmer le jugement entrepris en ce qu'il a condamné la société Profex à lui payer une somme de 6 000 euros à titre de dommages et intérêts en raison du caractère abusif de sa procédure ;
- y ajoutant :
- juger abusif l'appel interjeté par la société Profex en l'encontre du jugement entrepris ;
- en conséquence :
- condamner la société Profex à lui une somme de 10 000 euros à titre de dommages et intérêts pour appel abusif ;
- en tout état de cause
- confirmer le jugement entrepris en ce qu'il a condamné la société Profex au paiement de la somme de 1 500 euros sur le fondement des dispositions de l'article 700 du Code de proce dure civile ainsi qu'aux entiers dépens ;
- y ajoutant :
- condamner la société Profex à lui payer une somme de 7 000 euros sur le fondement de l'article 700 du Code de procédure civile, en sus des dépens d'appel.
SUR CE, LA COUR
Sur l'existence d'une rupture brutale des relations commerciales établies imputable à la SARL Profex
La société Profex fait valoir n'avoir reçu aucun lot de champignons forestiers de la part de la société Champi-Montagne lors des campagnes 2016, 2017, 2018 et 2019. Elle avance donc que cette dernière a rompu leurs relations commerciales établies, selon elle, depuis 30 ans, sans préavis et de manière définitive.
Elle soutient que le tribunal de commerce de Bordeaux a fait une mauvaise appréciation de la situation de 2016 concernant le marché des cèpes, permettant à tort à son partenaire commercial de se prévaloir de la force majeure.
La société Profex allègue que si le début de campagne 2016 a été laborieux, une embellie a été constatée en octobre.
Surtout, la société Profex fait valoir que la relation commerciale établie entre les deux sociétés ne portait pas uniquement sur les cèpes, mais sur tous les champignons forestiers, de France ou d'Europe, et considère que le chiffre d'affaires de la société Champi-Montagne n'a pas subi, en 2016, les répercussions d'une crise suffisante pour caractériser la force majeure.
La société Profex explique qu'il était possible à la société Champi-Montagne de lui livrer d'autres champignons forestiers, puisqu'ils l'ont fait de toute manière pour d'autres clients, étant donné son chiffre d'affaires de 2016.
La société Profex en déduit qu'il s'agit en réalité d'un refus de la fournir.
Elle conteste l'appréciation du tribunal de commerce de Bordeaux, qui a considéré que la société Champi-Montagne avait eu raison de ne pas lui livrer une palette de cèpes forestiers, qu'elle a pris l'initiative de vendre pourtant à la société Comptoir d'Arcins, son concurrent sur le MIN de Brienne.
La société Profex considère en effet qu'il s'agit d'une violation de l'obligation d'exclusivité à charge de la société Champi-Montagne.
Si, soutient la société Profex, la société Champi-Montagne fait attester par le propriétaire de la société Comptoir d'Arcins que les cèpes se sont révélés finalement impropres à la consommation et qu'ils ont été détruits, il ne serait pas démontré en quoi ces produits étaient réellement impropres à la consommation, ce qui aurait pu être admis si la DGCCRF avait elle-même ordonné leur retrait et destruction.
La société Profex estime donc que c'est en se servant d'un prétexte conjoncturel quant aux cèpes forestiers que la société Champi-Montagne a coupé toute relation, totalement et sans préavis avec elle, préférant travailler avec des concurrents, dont Comptoir d'Arcins.
La société Champi-Montagne soutient quant à elle que la qualité des cèpes n'était pas digne d'être proposée à la société Profex, preuve en étant leur destruction par l'acquéreur. Elle allègue également, sur le fondement d'une attestation de M. X, ancien salarié de la société Profex avec lequel elle était restée en contact, qu'elle a tenté de joindre celle-ci pour préparer la campagne 2016, mais en vain.
La cour retiendra tout d'abord que si, en cause d'appel, la SARL Profex soutient que les parties étaient liées par un contrat d'exclusivité, aucun élément de preuve - et spécialement pas l'attestation de M. Y, trop imprécise sur ce point - ne permet de retenir que la société Champi-Montagne avait renoncé à son droit de fournir les concurrents de la SARL Profex opérant sur le MIN de Brienne.
Ainsi que l'explique la société Profex, et que le justifient les attestations produites, les parties avaient pour habitude que c'était la société Champi-Montagne qui prenait l'initiative de contacter la société Profex avant le début de la campagne commençant à la fin de l'été, cette prise de contact s'effecuant, tout d'abord, en la personne de M. X, directeur du site de la SARL Profex jusqu'en 2007, date de son départ en retraite et de son remplacement par M. Z, mais qui avait conservé après cette date une mission d'approvisionnement en champignons forestiers pour le compte de son ancien employeur, puis, ensuite, en la personne de M. W, gérant de la SARL Profex auprès de qui étaient confirmées les dates d'ouverture de la campagne.
S'agissant des cèpes, au titre de la campagne 2016, il est constant que la SARL Champi-Montagne n'en a livrés qu'une seule fois sur le MIN de Brienne, à une entreprise concurrente de la SARL Profex. Encore la SARL Champi-Montagne démontre-t-elle, par le bon de livraison et les certificats de retrait du 9 septembre 2016 établis par l'agent assermenté du MIN, que ces marchandises ont été déclarées impropres à la consommation par leur propriétaire et ont été retirées.
Rien ne permet d'ailleurs de retenir qu'en réalité ces cèpes auraient pu ne pas être impropres à la consommation.
Quoi qu'il en soit, le caractère de mauvaise année exceptionnelle de la campagne 2016 pour la SARL Champi-Montagne est suffisamment démontré, d'une part, par la reconnaissance par la société Profex de la mauvaise récolte, au moins pendant le mois de septembre, qui correspond à la moitié de la campagne, et, d'autre part, par l'attestation de chiffre d'affaires établie par son expert comptable.
Ainsi, alors que la moyenne annuelle du chiffre d'affaires de la SARL Champi-Montagne était de 1 634 019 euros sur 2014 et 2015, ce chiffre d'affaires est tombé à 962 807 en 2016.
La cour doit ainsi retenir que la mauvaise récolte de cèpes au cours de l'année 2016, due à un phénomène naturel aléatoire, ne permet pas d'imputer à la SARL Champi-Montagne de rupture fautive de relations commerciales établies, du fait de l'absence de livraison de ce champignon en 2016.
S'agissant des champignons forestiers autres que les cèpes, il est seulement établi que la société Champi-Montagne avait livré des girolles chaque année de 2009 à 2014, pour des montants faibles au regard des cèpes.
Toutefois, les propres pièces de la SARL Profex ne démontrent pas que des girolles lui ont été livrées par la société Champi-Montagne au titre de la campagne 2015. Les statistiques de vente (pièce n° 6) n'en font pas état, ni les statistiques par articles pour ce fournisseur (pièce n° 10).
Il s'ensuit que la rupture de relations commerciales établies entre les parties s'agissant des girolles, survenue en 2016, ne peut être imputée à la SARL Champi-Montagne.
Il résulte de ce qui précède qu'en présence de l'assignation mal fondée délivrée à la SARL Champi-Montagne par la SARL Profex dès le 30 décembre 2016, la poursuite des relations commerciales était devenue impossible pour les années suivantes.
Par conséquent, le jugement entrepris doit être confirmé en ce qu'il a rejeté les demandes indemnitaires de la SARL Profex fondées sur la rupture brutale de relations commerciales établies, cette société devant encore être déboutée de ses demandes fondées sur la responsabilité contractuelle.
Sur l'abus du droit d'ester en justice
Le jugement entrepris a condamné la société Profex pour procédure abusive, aux motifs que celle-ci ne rapporte pas la preuve de sa bonne foi, qu'elle a exigé des dommages et intérêts dès la première lettre pré-contentieuse, que l'attestation B. prouve que la société Champi-Montagne avait tenté sans succès de la joindre et que la société Champi-Montagne n'avait pas pu été en mesure de la livrer sans que la société Profex ait demandé à l'être.
Toutefois, non seulement M. X n'a pas attesté que la société Champi-Montagne avait en vain tenté de contacter la société Profex, mais encore la bonne foi étant toujours présumée, c'est à celui qui allègue la mauvaise foi de la prouver.
En outre, il n'est pas établi en l'espèce que l'erreur commise par la société Profex sur l'étendue de ses droits ait procédé de sa mauvaise foi, de sa légèreté blâmable ou d'un abus.
Le jugement sera donc infirmé sur ce point.
Le caractère abusif de l'appel n'est nullement démontré par la société Champi-Montagne qui en a la charge. Sa demande à ce titre sera donc rejetée.
Sur les dépens et les frais
S'agissant des frais et dépens et de l'article 700 du Code de procédure civile, le jugement entrepris a exactement statué par des motifs pertinents que la cour adopte.
Dès lors que chaque partie succombe partiellement en appel, il y a lieu de dire qu'elle conservera à sa charge ses frais de défense en justice.
Il n'y a pas lieu, en équité, à indemnité de procédure au titre de l'article 700 du Code de procédure civile en appel.
Par ces motifs, LA COUR, Infirme le jugement entrepris, mais seulement en ce qu'il a condamné la SARL Profex, au titre de l'abus de procédure, à payer une somme de 6 000 euros à la SARL Champi-Montagne à titre de dommages et intérêts, Statuant à nouveau de ce chef, Déboute la SARL Champi-Montagne de toute demande à ce titre, Pour le surplus, Confirme le jugement entrepris, Déboute la SARL Champi-Montagne de sa demande en dommages-intérêts pour abus du droit d'appel, Dit que chaque partie conservera la charge de ses dépens d'appel, Dit n'y avoir lieu à indemnité de procédure en appel au titre de l'article 700 du Code de procédure civile, Rejette toute autre demande.