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Décisions

CA Paris, Pôle 5 ch. 4, 5 février 2020, n° 18-15200

PARIS

Arrêt

PARTIES

Demandeur :

Ain Jura Expertise (SAS)

Défendeur :

Caisse Nationale de Réassurance Mutuelle Agricole Groupama, Gan Assurances (SA)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Conseiller :

M. Gilles

Avocat :

Me Lesénéchal

T. com. Paris, du 18 avr. 2018

18 avril 2018

FAITS ET PROCÉDURE

Vu le jugement rendu le 18 avril 2018 par le tribunal de commerce de Paris qui a :

- débouté la société Ain Jura expertise de l'ensemble de ses demandes,

- condamné la société Ain Jura expertise à payer à la société Groupama et à la société Gan assurances la somme de 3 000 euros chacune, au titre de l'article 700 du Code de procédure civile,

- débouté les parties de toutes autres demandes,

- condamné la société Ain Jura expertise aux dépens ;

Vu l'appel relevé par la société Ain Jura expertise ;

Vu les dernières conclusions notifiées le 19 octobre 2019 par la société Polygone expertise, venant aux droits de la société Ain Jura expertise par l'effet d'une fusion-absorption du 5 avril 2019, qui demande à la cour, au visa des articles 1153 et suivants, 1134 et suivants du Code civil ainsi que de l'article L. 442-6, I 5° du Code de commerce, de :

- constater que les sociétés Caisse nationale de réassurance mutuelle agricole et Gan avaient des relations commerciales établies avec elle,

- constater que ces deux sociétés ne lui ont pas accordé de préavis suffisants pour la fin de leurs relations, que la première aurait dû lui accorder un préavis de 48 mois et non de 13 mois, que la seconde aurait dû lui accorder un préavis de 36 mois et non de 13 mois,

- débouter ces deux sociétés de l'ensemble de leurs prétentions,

- condamner la société Caisse nationale de réassurance mutuelle agricole à lui payer la somme de 411 191,45 euros, à titre de dommages-intérêts, pour défaut de préavis suffisant pour la fin de leurs relations commerciales établies,

- condamner la société Gan à lui payer la somme de 58 719,04 euros, à titre de dommages-intérêts, pour défaut de préavis suffisant pour la fin de leurs relations commerciales établies,

- condamner la société Caisse nationale de réassurance mutuelle agricole et la société Gan à exécuter la décision à intervenir sous astreinte définitive de 300 euros par jour de retard, et ce sans délai à compter de décision à intervenir,

- condamner la société Caisse nationale de réassurance mutuelle agricole et la société Gan à lui payer, chacune, la somme de 8 000 euros par application de l'article 700 du Code de procédure civile,

- condamner ces deux sociétés aux entiers dépens de première instance et d'appel ;

Vu les dernières conclusions notifiées le 7 novembre 2019 par la Caisse nationale de réassurance mutuelle agricole Groupama (anciennement société Groupama) et par la société Gan assurances qui demandent à la cour de :

- confirmer le jugement en ce qu'il a débouté la société Polygone expertise de toutes ses demandes contre la Caisse nationale de réassurance mutuelle agricole Groupama,

- le confirmer en ce qu'il a débouté la société Polygone expertise de toutes ses demandes contre la société Gan assurances et, subsidiairement, ordonner une expertise aux frais avancés de la société Polygone expertise pour déterminer précisément le préjudice subi,

- condamner la société Polygone expertise à payer à chacune d'elles la somme de 5 000 euros par application de l'article 700 du Code de procédure civile,

- condamner la société Polygone expertise aux entiers dépens d'appel ;

SUR CE LA COUR

Le 29 avril 1993, M. X, expert automobile, a apporté à la société Ain Jura expertise, constituée à la même date, son fonds d'expertise automobile exploité à Saint Martin du Fresne dans l'Ain ; depuis sa création, cette société exerce l'activité d'expert d'assurance, notamment dans les domaines automobile et agricole.

Par lettre recommandée avec avis de réception datée du 28 novembre 2012, la société Gan assurances a notifié à la société Ain Jura expertise sa décision de mettre fin à leurs relations le 31 décembre 2013.

Par lettre recommandée avec avis de réception datée du 28 novembre 2012, Groupama Rhône-Alpes Auvergne a notifié à la société Ain Jura expertise sa décision de mettre fin à leurs relations le 31 décembre 2013 ; la société Ain Jura expertise a contesté cette décision par lettre du 7 décembre 2012 ; dans sa réponse du 21 décembre 2012, Groupama Rhône-Alpes lui a répondu que la mesure n'était pas une sanction mais qu'elle répondait à l'optimisation de ses coûts de gestion et que le délai de prévenance proposé se situait au-delà des usages et de la jurisprudence.

C'est en cet état que le 24 mars 2016, la société Ain Jura expertise a fait assigner la société Groupama et la société Gan assurances devant le tribunal de commerce de Paris pour voir juger que les préavis accordés étaient insuffisants et les entendre condamner au paiement de dommages-intérêts ; par le jugement déféré qui l'a déboutée de ses demandes, le tribunal a retenu :

- que l'existence d'une relation commerciale avec la société Groupama n'était pas démontrée,

- que le préavis de 13 mois accordé par la société Gan assurances était suffisant au regard de la durée de la relation, soit 5 ans, et de la part que représentait cette société dans le chiffre d'affaires de la société Ain Jura expertise.

Il convient d'examiner successivement les demandes de l'appelante, devenue Polygone expertise, à l'encontre de chacune des intimées.

Sur la demande de la société Polygone expertise contre la Caisse nationale de réassurance mutuelle agricole, anciennement dénommée Groupama SA

L'appelante, qui invoque une relation commerciale établie avec la société Groupama, fait valoir :

- qu'en 1970, la société Groupama a sollicité M. X pour qu'il assure des prestations d'expertise en matière automobile pour assister ses assurés en cas de sinistre, que depuis cette date celui-ci, puis la société Ain Jura expertise, ont effectué de manière constante et régulière des missions d'expertise pour le compte de Groupama,

- que la lettre de résiliation à l'en-tête de la société Groupama Rhône-Alpes Auvergne n'est pas représentative de la réalité des relations entre les deux sociétés,

- que la société Groupama SA est la société mère du groupe Groupama, SA holding de tête, que sa mission est de définir et déployer la stratégie opérationnelle du groupe et qu'elle est le réassureur des caisses régionales,

- que depuis la loi du 26 juillet 2013, la société Groupama SA est l'organe central du réseau Groupama,

- qu'il résulte de sa pièce n° 16 qu'elle-même a effectué des prestations pour différentes filiales du groupe Groupama, notamment Groupama Rhône-Alpes Auvergne, Groupama Grand est, Groupama d'Oc, Groupama Alsace, Groupama assurances, Groupama Ouest, Groupama Centre,

- que par la seule lettre de résiliation du 28 novembre 2012, il a été mis fin à la relation avec toutes ces entités, Groupama Rhône-Alpes Auvergne s'étant comportée comme leur mandante,

- que la société Groupama SA, créée en 1987, est issue de la fusion de plusieurs sociétés dont la Samda qui, par lettre du 6 décembre 1978, avait confié à M. X toute mission d'expertise dans le pays de Gex et que M. X ayant fait apport de sa clientèle à la société Ain Jura expertise, celle-ci a poursuivi cette mission,

- que par lettre du 20 juin 1998 (pièce 14) il lui a été indiqué que " son cabinet avait été choisi parmi l'ensemble des collaborateurs de Groupama " et que l'objectif était " de réunir au cours du dernier trimestre de l'année 1998 l'ensemble des experts Protection juridique automobile de Groupama ",

- que les caisses régionales de Groupama n'existaient pas en 1987, ni en 1993, notamment Groupama Rhône-Alpes qui a été créé en 2015,

- qu'il existait une relation contractuelle entre Groupama SA et Ain Jura expertise.

L'appelante ajoute qu'il importe peu que qu'il n'y ait pas eu de flux financiers entre elle et la société Groupama SA dans la mesure où :

- lorsque des sociétés n'ont pas l'autonomie pour nouer ou rompre des relations commerciales, c'est la société décisionnaire qui doit être déclarée responsable de la rupture des relations commerciales,

- qu'il ressort du contrat conclu avec la société Samda et des pièces versées aux débats qu'elle a travaillé pour l'ensemble des caisses régionales du groupe Groupama,

- que c'est en sa qualité de " tête de groupe " que la société Groupama SA a décidé de réduire le nombre de ses prestataires.

L'appelante allègue encore qu'il existe une confusion entre les sociétés du groupe Groupama qui utilisent toutes la même marque Groupama, qu'elle n'avait qu'un seul interlocuteur au sein de la Caisse régionale Rhône-Alpes Auvergne pour toutes les caisses régionales avec lesquelles elle travaillait et qu'elle a ainsi pu légitimement croire que la société Groupama sa était débitrice envers elle.

Mais il ressort des pièces produites par la Caisse nationale de réassurance mutuelle agricole Groupama :

- que les caisses d'assurances et de réassurances mutuelles agricoles sont régies par les articles L. 322-27 à L. 322-27-2 du Code des assurances et L. 771-1 à L. 771-4 du Code rural et de la pêche maritime,

- qu'elles bénéficiaient d'un statut particulier, leur immatriculation au registre du commerce et des sociétés n'étant pas prévue et ne conditionnant pas l'octroi de la personnalité morale,

- que cependant à partir de 2005-2006, les caisses régionales d'assurances mutuelles agricoles se sont immatriculées au registre du commerce et des sociétés, dont la Caisse régionale d'assurances mutuelles agricoles Rhône-Alpes Auvergne le 20 novembre 2015,

- que la SA Groupama a été créée en 1987 pour fédérer les assurances mutuelles agricoles, qu'elle était détenue par deux sociétés holding elles-mêmes détenues par neuf caisses régionales,

- que la loi n° 2013-672 du 26 juillet 2013 sur la séparation et la régulation bancaire réformant les assurances mutuelles agricoles a doté les caisses d'assurances mutuelles agricoles d'un organe central défini par l'article 322-27-2 du Code des assurances qui dispose : " l'organe central est chargé de veiller à la cohésion et au bon fonctionnement du réseau. Il exerce un contrôle administratif, technique et financier sur l'organisation et la gestion de organismes du réseau. Il fixe les orientations stratégiques de ce dernier, émet toutes instructions utiles à cet égard et veille à leur application effective. Il prend également toutes mesures nécessaires pour garantir la solvabilité et le respect des engagements de chacun des organismes du réseau comme de l'ensemble du groupe ",

- qu'en 2018, la forme et la dénomination sociale de la société anonyme Groupama ont été modifiées, cette société étant transformée en caisse de réassurance mutuelle agricole et prenant la dénomination Caisse nationale de réassurance mutuelle agricole Groupama, ses activités étant définies comme la réassurance et l'organe central des caisses régionales Groupama,

- que sa désignation en tant qu'organe central n'a pas pour autant effet de rendre la Caisse nationale tenue des obligations contractuelles ou délictuelles des caisses régionales, composant le réseau mutualiste qui ont leur propre autonomie juridique,

- que la rupture des relations a été notifiée par une lettre du 28 novembre 2012 signée " Pour Groupama Rhône-Alpes Auvergne P. Brinio ", portant encore en bas de page la mention " Groupe Rhône Alpes Auvergne ", sans aucune indication pouvant laisser croire que cette caisse régionale aurait été mandatée par Groupama SA et que cette notification vaudrait pour l'ensemble des autres caisses régionales du groupe.

L'appelante, qui ne produit pas la moindre facture, ne démontre en aucune façon que la SA Groupama, devenue Caisse nationale de réassurance mutuelle agricole Groupama, lui aurait confié des missions d'expertise, ni qu'elle aurait un pouvoir de direction sur les caisses régionales qui sont des personnes morales indépendantes dans le cadre d'un réseau mutualiste, ni qu'elle serait intervenue dans la rupture des relations commerciales.

L'appelant ne justifie pas de l'existence d'une confusion entre les sociétés du groupe Groupama qui aurait pu créer une apparence trompeuse; c'est en vain qu'elle fait état de la fusion de plusieurs sociétés, dont la Samda avec laquelle elle aurait entretenu des relations; en effet le transfert à la société Groupama SA d'obligations de la Samda, qui regroupait des assurés non agricoles, n'est pas démontré, étant observé que les assurés de la Samda sont devenus sociétaires des caisses régionales lorsque celles-ci ont été autorisées à assurer des non-agriculteurs.

En conséquence, le jugement doit être confirmé en ce qu'il a débouté la société Ain Jura expertise, devenue Polygone expertise, de sa demande à l'encontre de la SA Groupama devenue Caisse nationale de réassurance mutuelle agricole Groupama.

Sur la demande de la société Polygone expertise contre la société Gan assurances

Pour soutenir que le préavis de 13 mois accordé par la société Gan assurances était insuffisant compte tenu de la durée des relations, l'appelante fait valoir :

- qu'en 1978 M. X a acquis le cabinet d'expertise de M. Z qui travaillait déjà avec l'Assurance Nationale qui est une compagnie à l'origine du Gan,

- que M. Y, agent du Gan, atteste que depuis 1980 M. X était l'expert attitré du Gan,

- que M. X a apporté sa clientèle à la société Ain Jura expertise en 1993,

- que la relation a ainsi été continue depuis 1979, soit pendant 34 ans,

- qu'un préavis de 36 mois aurait dû lui être consenti pour lui permettre de se réorganiser, étant précisé qu'elle a dû licencier des salariés et qu'elle n'a pas retrouvé le chiffre d'affaires perdu avec le Gan.

La société Gan assurances dénie l'existence de relations commerciales établies depuis 1979 aux motifs :

- que le fait qu'une personne physique apporte son activité d'expertise à une société dont il devient le dirigeant n'entraîne pas de plein droit l'obligation de prendre en compte la période antérieure à la constitution de la société,

- que s'agissant de missions ponctuelles susceptibles d'être confiées à un expert, il n'existe pas de continuum évident entre la personne physique et la personne morale auxquelles des missions différentes ont pu être confiées,

- qu'il ne peut être exigé de l'auteur d'une rupture de faire " l'historique de son cocontractant " pour déterminer la durée des relations et en déduire la durée du préavis à respecter,

- que l'autonomie des personnes morales et la sécurité juridique imposent de ne prendre en considération que les relations ayant pu exister entre elle et la société appelante depuis 1993.

Mais il convient de rechercher si, en fait, les relations engagées par la société Gan assurances avec M. X ont perduré avec la société appelante ; or :

- M. Y, agent du Gan, atteste que le 1er janvier 1988 il a repris le portefeuille Gan à Bellegarde sur Valserine dont le titulaire était son père, que l'expert automobile était M. XX depuis 1980 et que le 14 juin 2004 l'expert automobile qui a repris l'activité était M. X,

- le 29 avril 1993, M. XX a apporté son fonds d'expertise automobile à la société Ain Jura expertise dont M. X était le dirigeant.

Il en résulte que les relations commerciales établies nouées par le Gan avec M. XX se sont poursuivies avec la société Ain Jura expertise, même si les expertises étaient confiées de manière ponctuelle.

Cependant, outre la durée des relations, il y a lieu de prendre en considération le fait que depuis 2008 le chiffre d'affaires réalisé par l'appelante avec le Gan ne représentait :

- pour l'exercice 2009/2010, que 5,69 % de son chiffre d'affaires total,

- pour l'exercice 2010/2011, que 5,35 % de son chiffre d'affaires total,

- pour l'exercice 2011/2012, que 4,91 % de son chiffre d'affaires total.

Dès lors, le préavis de 13 mois accordé par le Gan était suffisant pour permettre à l'appelante de réorganiser son activité en trouvant d'autres compagnies d'assurance susceptibles de lui confier des missions d'expertise générant un chiffre d'affaires du même ordre.

Le jugement sera donc confirmé et la société Ain Jura expertise, devenue Polygone expertise, déboutée de sa demande contre la société Gan assurances.

Sur les dépens et l'application de l'article 700 du Code de procédure civile

L'appelante, qui succombe, doit supporter les dépens.

Vu les dispositions de l'article 700 du Code de procédure civile, il y a lieu d'allouer la somme de 4 000 euros à chacune des sociétés intimées et de rejeter la demande de l'appelante de ce chef.

Par ces motifs : LA COUR, Confirme le jugement en toutes ses dispositions, sauf celle condamnant la société Polygone expertise au titre de l'article 700 du Code de procédure, Statuant sur l'application de cet article, Condamne la société Polygone expertise à payer : - la somme de 4 000 euros à la Caisse nationale de réassurance mutuelle agricole Groupama, - la somme de 4 000 euros à la société Gan assurances, Déboute la société Polygone expertise de toutes ses demandes, Condamne la société Polygone expertise aux entiers dépens d'appel.