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Décisions

CJUE, 9e ch., 15 janvier 2020, n° C-381/19

COUR DE JUSTICE DE L’UNION EUROPEENNE

Ordonnance

PARTIES

Demandeur :

SC Banca E SA

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Rodin (rapporteur)

Avocat général :

M. Saugmandsgaard Øe

Juges :

Mme Jürimäe, M. Piçarra

CJUE n° C-381/19

15 janvier 2020

LA COUR,

1 La demande de décision préjudicielle porte sur l'interprétation des principes de sécurité juridique et d'effectivité.

2 Cette demande a été présentée dans le cadre d'un litige opposant G.D. à SC Banca E SA, au sujet du caractère prétendument abusif de clauses figurant dans le contrat de crédit immobilier que ceux-ci ont conclu.

Le cadre juridique

Le droit de l'Union

3 En vertu du vingt-quatrième considérant de la directive 93/13/CEE du Conseil, du 5 avril 1993, concernant les clauses abusives dans les contrats conclus avec les consommateurs (JO 1993, L 95, p. 29) :

" [L]es autorités judiciaires et organes administratifs des États membres doivent disposer de moyens adéquats et efficaces afin de faire cesser l'application de clauses abusives dans les contrats conclus avec les consommateurs ".

4 L'article 1er, paragraphe 1, de la directive 93/13 dispose :

" La présente directive a pour objet de rapprocher les dispositions législatives, réglementaires et administratives des États membres relatives aux clauses abusives dans les contrats conclus entre un professionnel et un consommateur. "

5 L'article 7, paragraphe 1, de cette directive prévoit :

" 1. Les États membres veillent à ce que, dans l'intérêt des consommateurs ainsi que des concurrents professionnels, des moyens adéquats et efficaces existent afin de faire cesser l'utilisation des clauses abusives dans les contrats conclus avec les consommateurs par un professionnel. "

Le droit roumain

6 En vertu de l'article XVIII, paragraphe 2, de la legea nr. 2/2013 privind unele masuri pentru degrevarea instan?elor judecatore?ti, precum ?i pentru pregatirea punerii în aplicare a Legii nr. 134/2010 privind Codul de procedura civila (loi n° 2/2013 concernant certaines mesures de désengorgement des juridictions et la préparation de la mise en œuvre de la loi n° 134/2010 portant Code de procédure civile), du 1er février 2013 (M. Of., partie I, n° 89/12 février 2013), dans sa version en vigueur à la date du 9 décembre 2015 (ci-après la " loi n° 2/2013 "), n'étaient pas susceptibles de pourvoi les décisions statuant sur certaines demandes identifiées à cet article, " ainsi que sur les autres demandes évaluables en argent d'un montant inférieur ou égal à 1 000 000 [lei roumains (RON) (environ 210 717 euros)] ".

7 Par arrêt n° 369, du 30 mai 2017, publié au Monitorul Oficial al României, n° 582 du 20 juillet 2017, la Curtea Constitutionala (Cour constitutionnelle, Roumanie) a constaté que les termes " ainsi que sur les autres demandes évaluables en argent d'un montant inférieur ou égal à 1 000 000 RON " figurant à l'article XVIII, paragraphe 2, de la loi n° 2/2013 étaient inconstitutionnels. La juridiction de renvoi précise à cet égard que, conformément à la Constitu?ia (Constitution), l'exclusion du pourvoi dans cette hypothèse en vertu de cette disposition a été suspendue de plein droit à compter du 20 juillet 2017 et a cessé de produire des effets juridiques à compter du 3 septembre 2017, aucune modification de la législation roumaine n'étant intervenue.

8 Par arrêt n° 52, du 18 juin 2018, l'Înalta Curte de Casatie si Justitie (Haute Cour de cassation et de justice, Roumanie) a jugé que l'arrêt n° 369 de la Curtea Constitutionala (Cour constitutionnelle) ne s'appliquait qu'aux décisions juridictionnelles dans les litiges évaluables en argent d'un montant inférieur ou égal à 1 000 000 RON nés après le 20 juillet 2017, date de la publication de cet arrêt n° 369.

9 Par arrêt n° 874, du 18 décembre 2018, la Curtea Constitutionala (Cour constitutionnelle) a cependant accueilli une exception d'inconstitutionnalité visant cette interprétation. Elle a ainsi établi la recevabilité de tous les pourvois formés contre les arrêts rendus sur appel dans le cadre de litiges évaluables en argent après le 20 juillet 2017, et ce indépendamment du fait que la date de dépôt de la requête introductive d'instance soit antérieure ou postérieure à cette date.

10 À la suite de l'arrêt n° 874 de la Curtea Constitutionala (Cour constitutionnelle), le législateur a modifié, par l'article III de la legea nr. 310/2018 pentru modificarea ?i completarea Legii nr. 134/2010 privind Codul de procedura civila, precum ?i pentru modificarea ?i completarea altor acte normative (loi n° 310/2018 modifiant et complétant la loi n° 134/2010 portant Code de procédure civile ainsi que modifiant et complétant d'autres actes normatifs), du 17 décembre 2018 (M. Of., partie I, n° 1074/18 décembre 2018), les dispositions de l'article XVIII, paragraphe 2, de la loi n° 2/2013.

Les faits du litige au principal et la question préjudicielle

11 Le 15 octobre 2007, G.D. et Banca E ont conclu un contrat de crédit immobilier pour un montant de 37 500 euros.

12 À la suite d'un recours introduit par G.D., le 9 décembre 2015, la Judecatoria Turda (tribunal de première instance de Turda, Roumanie) a, par un jugement du 15 novembre 2016, conclu au caractère abusif et à la nullité absolue de certaines clauses de ce contrat, condamnant Banca E au remboursement des sommes indûment versées sur leur fondement. Le recours de G.D. a été rejeté comme non fondé pour le surplus, s'agissant de certaines demandes de remboursement.

13 Tant G.D. que Banca E ont interjeté appel de ce jugement, le premier contestant le montant des remboursements, la seconde contestant le constat du caractère abusif des clauses invalidées.

14 Par un arrêt du 16 octobre 2017, le Tribunalul Specializat Cluj (tribunal spécialisé de Cluj, Roumanie) a rejeté, comme étant non fondés, les appels interjetés par les deux parties au principal.

15 Le 7 décembre 2017, Banca E a formé un pourvoi contre cet arrêt devant la Curtea de Apel Cluj (cour d'appel de Cluj, Roumanie).

16 Devant cette juridiction, Banca E allègue que son pourvoi est recevable dès lors que ledit arrêt a été rendu en appel à une date ultérieure à la publication, au Monitorul Oficial al României, de l'arrêt n° 369 de la Curtea Constitutionala (Cour constitutionnelle).

17 Se fondant sur l'arrêt n° 52 de l'Înalta Curte de Casatie si Justitie (Haute cour de cassation et de justice), G.D. a toutefois excipé de l'irrecevabilité du pourvoi formé par Banca E au motif que la requête de première instance avait été introduite avant la date de publication de l'arrêt n° 369. G.D. souligne que, même si cet arrêt n° 52 a été infirmé par l'arrêt n° 874 de la Curtea Constitutionala (Cour constitutionnelle), le principe de sécurité juridique issu du droit de l'Union s'opposerait à la création d'une nouvelle voie de recours au cours du règlement d'un litige.

18 La Curtea de Apel Cluj (cour d'appel de Cluj) fait observer que, compte tenu de l'arrêt n° 874 de la Curtea Constitutionala (Cour constitutionnelle), le pourvoi formé par Banca E est recevable.

19 Cependant, cette juridiction relève que, avant l'arrêt n° 369 de la Curtea Constitutionala (Cour constitutionnelle), la voie du pourvoi n'était pas ouverte en ce qui concerne le litige au principal, dans la mesure où son montant était inférieur à 1 000 000 RON.

20 Or, selon la Curtea de Apel Cluj (cour d'appel de Cluj), le consommateur qui a engagé une procédure juridictionnelle, afin de faire valoir les droits qu'il tire des dispositions de transposition de la directive 93/13, à une date à laquelle seuls deux degrés de juridiction existaient, se trouverait ainsi dans une situation procédurale nouvelle, en raison de la réintroduction, en cours d'instance, d'une voie de droit supplémentaire, intervenue de façon imprévisible et bouleversant la durée de la procédure ainsi que ses coûts, à son détriment.

21 La juridiction de renvoi tend à considérer que cette situation contrevient au principe de sécurité juridique, en particulier dans le contexte d'un litige opposant un professionnel à un consommateur.

22 En outre, selon la juridiction de renvoi, le consommateur ayant agi en vue de faire valoir les droits qu'il tire des dispositions nationales transposant la directive 93/13, l'introduction d'un degré de juridiction supplémentaire au cours de la procédure rend excessivement difficile l'exercice des droits conférés par l'ordre juridique de l'Union, en raison du caractère imprévisible de l'introduction d'un tel degré de juridiction, ainsi que de la durée et des coûts de la procédure y afférents qui auraient un effet dissuasif sur le consommateur. Cette juridiction s'interroge, dès lors, également sur la compatibilité de cette situation avec le principe d'effectivité.

23 Dans ces conditions, la Curtea de Apel Cluj (cour d'appel de Cluj) a décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour la question préjudicielle suivante :

" Eu égard à la primauté du droit de l'Union, les principes de sécurité des rapports juridiques et d'effectivité doivent-ils être interprétés en ce sens qu'ils s'opposent à ce que, dans un litige en matière de protection des droits des consommateurs, les règles de procédure soient modifiées, après la saisine de la juridiction par le consommateur, par un arrêt contraignant de la Curtea Constitutionala (Cour constitutionnelle) mis en œuvre par une loi modifiant le Codul de procedura civila (Code de procédure civile), en instituant une nouvelle voie de recours ouverte au professionnel, de telle sorte que la procédure est prolongée et que les coûts nécessaires à son aboutissement augmentent ? "

Sur la question préjudicielle

24 En vertu de l'article 99 de son règlement de procédure, la Cour peut, notamment lorsqu'une réponse à une question posée à titre préjudiciel peut être clairement déduite de la jurisprudence ou lorsque la réponse à la question posée ne laisse place à aucun doute raisonnable, décider, à tout moment, sur proposition du juge rapporteur, l'avocat général entendu, de statuer par voie d'ordonnance motivée.

25 Il y a lieu de faire application de cette disposition dans la présente affaire.

26 Par sa question, la juridiction de renvoi demande, en substance, si les principes de sécurité juridique et d'effectivité doivent être interprétés en ce sens qu'ils s'opposent à une règle de procédure qui modifie le système des voies de recours prévu par l'ordre juridique interne, en introduisant une voie de recours et un degré de juridiction supplémentaires, et qui s'applique à une instance déjà en cours au moment de cette modification et dans laquelle s'opposent un consommateur et un professionnel.

27 Il y a lieu de rappeler que, compte tenu de la nature et de l'importance de l'intérêt public que constitue la protection des consommateurs, lesquels se trouvent dans une situation d'infériorité à l'égard des professionnels, la directive 93/13 impose aux États membres, ainsi que cela ressort de son article 7, paragraphe 1, lu en combinaison avec son vingt-quatrième considérant, de prévoir des moyens adéquats et efficaces afin de faire cesser l'utilisation des clauses abusives dans les contrats conclus avec les consommateurs par un professionnel (arrêts du 30 avril 2014, Kásler et Káslerné Rábai, C 26/13, EU:C:2014:282, point 78, ainsi que du 26 juin 2019, Kuhar, C 407/18, EU:C:2019:537, point 44).

28 Si la Cour a déjà encadré, à plusieurs égards, la manière selon laquelle le juge national doit assurer la protection des droits que les consommateurs tirent de la directive 93/13, il n'en reste pas moins que, en principe, le droit de l'Union n'harmonise pas les procédures applicables à l'examen du caractère prétendument abusif d'une clause contractuelle et que celles-ci relèvent, dès lors, de l'ordre juridique interne des États membres (arrêts du 13 septembre 2018, Profi Credit Polska, C 176/17, EU:C:2018:711, point 57, et du 26 juin 2019, Kuhar, C 407/18, EU:C:2019:537, point 45).

29 Selon une jurisprudence constante, en l'absence de réglementation de l'Union en la matière, les modalités de mise en œuvre de ces procédures relèvent de l'ordre juridique interne des États membres en vertu du principe d'autonomie procédurale de ces derniers. Néanmoins, ces modalités doivent répondre à la double condition de ne pas être moins favorables que celles régissant des situations similaires soumises au droit interne (principe d'équivalence) et de ne pas rendre impossible ou excessivement difficile l'exercice des droits conférés aux consommateurs par le droit de l'Union (principe d'effectivité) (voir, en ce sens, arrêts du 12 février 2015, Baczó et Vizsnyiczai, C 567/13, EU:C:2015:88, points 41 et 42 ; du 18 février 2016, Finanmadrid EFC, C 49/14, EU:C:2016:98, point 40, ainsi que du 26 juin 2019, Kuhar, C 407/18, EU:C:2019:537, point 46).

30 En premier lieu, s'agissant du principe d'équivalence, qui ne fait pas l'objet de la demande de décision préjudicielle, il revient à la juridiction nationale d'en vérifier le respect, étant précisé que la Cour ne dispose d'aucun élément de nature à susciter un doute quant au respect de ce principe.

31 En second lieu, s'agissant du principe d'effectivité, il convient de rappeler que chaque cas dans lequel se pose la question de savoir si une disposition de procédure nationale rend impossible ou excessivement difficile l'application du droit de l'Union doit être analysé en tenant compte de la place de cette disposition dans l'ensemble de la procédure, de son déroulement et des particularités de celle-ci, devant les diverses instances nationales. Dans cette perspective, il y a lieu, notamment, de prendre en considération, le cas échéant, la protection des droits de la défense, le principe de sécurité juridique et le bon déroulement de la procédure (arrêts du 14 juin 2012, Banco Español de Crédito, C 618/10, EU:C:2012:349, point 49 ; du 22 février 2018, INEOS Köln, C 572/16, EU:C:2018:100, point 44 ; du 24 octobre 2018, XC e.a., C 234/17, EU:C:2018:853, point 49, ainsi que du 11 septembre 2019, Calin, C 676/17, EU:C:2019:700, point 42).

32 À ce titre, premièrement, il importe de relever que l'introduction, au cours d'une procédure juridictionnelle pendante entamée par un consommateur et visant à contester le caractère abusif de certaines clauses d'un contrat conclu avec un professionnel, d'un degré de juridiction supplémentaire ne saurait être considérée comme étant de nature à porter atteinte à l'effectivité des droits que le consommateur tire de la directive 93/13, dès lors que ce dernier a effectivement pu entamer une telle procédure. De surcroît, dans la mesure où la voie de droit supplémentaire est ouverte, comme au principal, non seulement aux professionnels, mais encore aux consommateurs, l'introduction de cette voie est de nature à contribuer au renforcement de l'effectivité des droits des consommateurs.

33 Deuxièmement, s'agissant plus spécifiquement du principe de sécurité juridique, s'il est vrai que l'introduction, en cours d'instance, d'un degré de juridiction supplémentaire est susceptible d'entraîner un allongement de la procédure et une augmentation des coûts qui n'étaient pas prévisibles en début de procédure, il n'en demeure pas moins que la durée et les coûts d'une procédure juridictionnelle sont difficilement prévisibles lors du dépôt d'une requête. Par ailleurs, il convient de souligner que la décision de former un pourvoi à la suite du rejet d'un appel appartient à chaque partie, de telle sorte que la seule existence de cette voie de recours supplémentaire n'implique pas nécessairement que le professionnel en fasse systématiquement usage.

34 À cet égard, il y a lieu de rappeler que les règles procédurales relatives à la structure des voies de recours internes ainsi qu'au nombre de degrés de juridiction, poursuivant un intérêt général de bonne administration de la justice et de prévisibilité, doivent prévaloir sur les intérêts particuliers, en ce sens qu'elles ne peuvent être aménagées en fonction de la situation économique particulière d'une partie (arrêts du 5 décembre 2013, Asociación de Consumidores Independientes de Castilla y León, C 413/12, EU:C:2013:800, point 38, et du 12 février 2015, Baczó et Vizsnyiczai, C 567/13, EU:C:2015:88, point 51).

35 Eu égard à l'ensemble des considérations qui précèdent, il convient de répondre à la question posée que les principes de sécurité juridique et d'effectivité doivent être interprétés en ce sens qu'ils ne s'opposent pas à une règle de procédure qui modifie le système des voies de recours prévu par l'ordre juridique interne, en introduisant une voie de recours et un degré de juridiction supplémentaires, et qui s'applique à une instance déjà en cours au moment de cette modification dans laquelle s'opposent un consommateur et un professionnel, dès lors que cette nouvelle voie de recours est ouverte au consommateur comme au professionnel.

Sur les dépens

36 La procédure revêtant, à l'égard des parties au principal, le caractère d'un incident soulevé devant la juridiction de renvoi, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens.

Par ces motifs, la Cour (neuvième chambre) ordonne :

Les principes de sécurité juridique et d'effectivité doivent être interprétés en ce sens qu'ils ne s'opposent pas à une règle de procédure qui modifie le système des voies de recours prévu par l'ordre juridique interne, en introduisant une voie de recours et un degré de juridiction supplémentaires, et qui s'applique à une instance déjà en cours au moment de cette modification dans laquelle s'opposent un consommateur et un professionnel, dès lors que cette nouvelle voie de recours est ouverte au consommateur comme au professionnel.