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Décisions

CA Paris, Pôle 5 ch. 4, 12 février 2020, n° 18-08879

PARIS

Arrêt

PARTIES

Demandeur :

Sogemac Habitat (SA)

Défendeur :

WM (Sté)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

Mme Dallery

Conseillers :

Mme Bodard-Hermant, M. Gilles

T. com. Paris, du 17 avr. 2018

17 avril 2018

FAITS ET PROCÉDURE

La société WM, créée en 1989, a pris la suite d'un entrepreneur en nom personnel et exerce une activité de menuiserie, fabrication de meubles.

La société Sogemac Habitat est une entreprise sociale pour l'habitat, autrefois désignée société anonyme d'habitations à loyer modéré.

Vu le jugement rendu le 17 avril 2018 par le tribunal de commerce de Paris qui a :

- dit que la société Sogemac Habitat a rompu brutalement la relation commerciale établie de 7 ans et 5 mois qui la liait, elle et les sociétés qui lui faisaient ensemble gérer leurs travaux, à la société WM en lui accordant un préavis insuffisant de 16 jours alors qu'il aurait dû être de 5 mois ;

- condamné la société Sogemac Habitat à verser à la société WM à titre de dommages-intérêts la somme de 69 287 euros, augmentée des intérêts au taux légal à compter du 18 juillet 2016, en réparation du préjudice subi de ce fait ;

- débouté la société WM de sa demande tendant à obtenir des dommages-intérêts en réparation d'un préjudice moral subi ;

- condamné la société Sogemac Habitat à payer à la société WM la somme de 2 000 euros au titre de l'article 700 CPC ;

- débouté les parties de leurs demandes autres, plus amples ou contraires ;

- ordonné l'exécution provisoire ;

- condamné la société Sogemac Habitat aux dépens.

Vu les dernières conclusions de la société Sogemac Habitat, appelante suivant déclaration du 2 mai 2018, déposées et notifiées le 19 juillet 2018, par lesquelles il est demandé à la cour d'infirmer ce jugement sauf en ce qu'il a débouté la société WM de sa demande de dommages-intérêts pour préjudice moral et, statuant à nouveau, de rejeter les demandes adverses et de condamner la société WM à lui payer une indemnité de procédure de 5 000 euros ainsi qu'aux dépens.

Vu les dernières conclusions de la société WM, intimée, déposées et notifiées le 17 octobre 2018, par lesquelles il est demandé à la cour d'infirmer le jugement dont appel mais seulement en ce qu'il a limité la condamnation de la société Sogemac au titre de la rupture brutale de leur relation commerciale à la somme de 69 287 euros et, statuant à nouveau :

- condamner celle-ci à lui payer la somme de 400 714 euros, subsidiairement 153 970 euros à ce titre ;

- subsidiairement, confirmer le jugement entrepris de ce chef ;

- en tout état de cause, condamner la société Sogemac Habitat aux dépens et à lui payer une indemnité de procédure de 2 000 euros.

La cour renvoie à la décision entreprise et aux conclusions susvisées pour un exposé détaillé du litige et des prétentions des parties, conformément à l'article 455 du Code de procédure civile.

SUR CE LA COUR

A titre liminaire, il convient de rappeler qu'au terme de l'article 954 alinéa 2 et 3 du Code de procédure civile, les conclusions comprennent distinctement un exposé des faits et de la procédure, l'énoncé des chefs de jugement critiqués, une discussion des prétentions et des moyens ainsi qu'un dispositif récapitulant les prétentions. (...) La cour ne statue que sur les prétentions énoncées au dispositif et n'examine les moyens invoqués au soutien de ces prétentions que s'ils sont invoqués dans la discussion.

Les conclusions de la société Sogemac Habitat ne sont pas conformes à ces dispositions.

Sur la rupture brutale et la durée du préavis

En appel, la société WM conteste la durée de la relation commerciale retenue par les premiers juges qu'elle dit remonter à 1989 et prétend que le préavis fixé à 5 mois doit être doublé s'agissant d'une rupture brutale résultant d'une mise en concurrence par enchère à distance dont le préavis initial est de moins de six mois.

La société Sogemac Habitat, dont les conclusions ne sont pas conformes à la présentation requise par les dispositions de l'article 954 précitées, soutient qu'elle a respecté un préavis de 2 mois suffisant dès lors que les parties n'étaient en relation commerciale que depuis 2013 et que cette relation, précaire, sans exclusivité ni accord-cadre était dépourvue de probabilité de poursuite.

L'article L. 442-6, I, 5° du Code de commerce, applicable en l'espèce, dispose qu'engage sa responsabilité et s'oblige à réparer le préjudice causé, celui qui rompt brutalement une relation commerciale établie, sans préavis écrit tenant compte de la durée de la relation commerciale.

A cet égard, le délai de préavis doit s'entendre du temps nécessaire à l'entreprise délaissée pour préparer le redéploiement de son activité, trouver un autre partenaire ou une autre solution de remplacement. Les principaux critères à prendre en compte sont la dépendance économique, l'ancienneté des relations, le volume d'affaires et la progression du chiffre d'affaires, les investissements spécifiques effectués et non amortis, les relations d'exclusivité et la spécificité des produits et services en cause.

Pour retenir la brutalité de la rupture imposée par la société Sogemac Habitat à la société WM, le jugement entrepris retient que :

- leur relation commerciale était établie depuis 2009 dans la continuité de celle ayant débuté en 1989,

- les sociétés regroupées sous le sigle groupe GIC - soit les sociétés Maisons Saines Air et Lumières (MSAL), SCIPA, ASI et SCI du Général Leclerc - ont travaillé avec la société WM sous l'égide de la société Sogemac Habitat agissant pour leur compte et ce, de 2009 à la rupture notifiée par lettre de la société Sogemac Habitat à la société WM datée du 26 mai 2016 lui accordant un préavis de 16 jours,

- la société Sogemac Habitat qui n'était pas tenue de faire participer la société WM à l'appel d'offre lancée le 8 janvier 2016 auquel celle-ci à participé spontanément sans être retenue, devait néanmoins l'en avertir et respecté un préavis conforme aux dispositions ci-dessus rappelées

- la brutalité de la rupture résulte de cette circonstance et de l'insuffisance du délai du préavis accordé.

La cour adopte ces motifs, retenant au surplus ce qui suit.

Sur l'existence et la durée de la relation commerciale établie entre les parties

Le tribunal n'a pas statué ultra petita ni inversé la charge de la preuve en retenant la date de 2009 au vu d'une facture de 2009 établie dans la continuité de quelques autres depuis 2009 et corroborée par le flux d'affaires justifié pour la période 2009-2012, dès lors que la société WM invoquait cette date, comme en appel.

Pour les années 1989-2009, en l'absence de preuve de flux d'affaires réguliers et significatifs avec les sociétés du groupe GIC, que pièces 7, 8, 15 et 19 ne suffisent pas à établir, la société WM soutient vainement que la continuité de ses relations avec les sociétés de ce groupe depuis 1989 jusqu'à 2009 suffit à caractériser sa relation commerciale établie avec elles dès cette première date.

Quant à la période 2009-2013, les flux d'affaires réguliers et significatifs avec certaines de ces sociétés, retenus par le jugement entrepris (p. 6 et 8), suffisent à établir une relation commerciale établie poursuivie à compter de 2013 sous l'égide de la société Sogemac Habitat, pour le compte desquelles elle délivrait des ordres de services au profit de la société WM (pièces intimée 11 et 14), étant relevé en outre l'identité d'adresses de ces sociétés et de signature des ordres de services comme des bons de commandes, ce dont il est exactement déduit une communauté d'intérêts de ces sociétés, une gestion et une animation communes. Ce d'autant que l'appel d'offres portant sur l'ensemble du parc immobilier sur lequel intervenait jusqu'alors la société WM a été lancé par la seule société Sogemac Habitat en sa qualité expressément mentionnée de " coordonnateur général " de cet appel d'offres et " composante principal du Pôle immobilier du groupe GIC " (pièce intimée 9).

Par suite, peu importe l'autonomie juridique de ces sociétés et peu importe que la société Sogemac Habitat ne soit pas détentrice d'intérêts capitalistiques auprès des sociétés MSAL et ASI.

En cet état, l'absence de contrat-cadre et d'exclusivité ne permet pas d'exclure le caractère établi de la relation commerciale des parties depuis 2009 et l'obligation de mise en concurrence de la commande publique imposée par les ordonnances des 6 juin 2005 et 23 juillet 2015 ne suffit pas en soi à rendre cette relation commerciale précaire, ce dont atteste d'ailleurs la dernière phrase de l'article L. 442-6 I 5° du Code de commerce relative à la rupture brutale résultant d'une mise en concurrence par enchère à distance, alors qu'en dépit de cette obligation la relation commerciale a duré de 2009 à 2016.

Sur la brutalité de la rupture et la durée du préavis

Le jugement entrepris retient exactement que l'activité de travaux de la société WM n'est pas d'une technicité telle qu'elle l'empêche de se redéployer en l'état d'un marché fluide et que la part de son chiffre d'affaires réalisé avec la société Sogemac Habitat et les sociétés du groupe GIC correspond à 67 % de son chiffre d'affaires global sur la période 2013 - 2015, ce qui la place dans un état de dépendance relative cependant sans incidence notable sur la durée du préavis puisque cette dépendance ne lui a pas été imposée.

La société Sogemac Habitat ne justifie pas du maintien d'un flux d'affaires équivalent au précédent pendant la période de préavis de quatre mois qu'elle invoque, la fin de la relation commerciale des parties ne pouvant correspondre au seul règlement de la dernière facture le 30 septembre 2016. Et elle soutient vainement que l'appel d'offre fait partir le délai de préavis dès lors qu'elle n'en a pas avisé la société WM, peu important sa publication.

En revanche, elle soutient à bon droit que le point de départ de ce délai doit être fixé au 7 janvier 2016, date à laquelle la société WM reconnaît avoir eu connaissance de cet appel d'offres.

Et sa durée doit être doublée conformément à l'article L. 442-6 I 5° in fine du Code de commerce, soit un préavis au moins égal aux dix mois sollicités par la société WM, courant du 7 janvier 2016 au 6 novembre 2017, s'agissant d'une rupture brutale résultant d'une mise en concurrence par enchère à distance dont le préavis initial est de moins de six mois, étant observé que la société Sogemac Habitat ne s'explique pas sur ce point de droit.

La société Sogemac Habitat ne justifiant d'aucune commande postérieure à sa lettre de rupture précitée du 26 mai 2016, la durée du préavis manquant est donc de 6 mois et 20 jours.

Sur l'évaluation du préjudice de la société WM

Il est constant que le préjudice résultant d'une rupture brutale correspond au taux de marge brute sur coûts variables non obtenu pendant les mois de préavis manquants, calculé à partir des comptes de résultats des trois années précédent la rupture et déduction faite des frais variables non engagés du fait de celle-ci.

Le jugement entrepris a fixé à 58,3 % le taux moyen de marge sur coûts variables réalisé sur les commandes en examen pour la période 2013-2015 au vu des chiffres fournis par l'expert-comptable de la société WM correspondant à un chiffre d'affaires annuel moyen de 316 922 euros sur cette période.

La cour dispose des éléments suffisants pour fixer ce taux à 55 % sur la base d'un chiffre d'affaires annuel moyen de 230 000 euros, tenant compte de ce que :

- la SCIPA figure bien sur le tableau produit en pièces 13 par l'intimée, contrairement à ce qu'affirme la société Sogemac Habitat,

- le chiffre d'affaires de la SCI Général Leclerc y figure deux fois pour 77 151,36 euros, ainsi que le fait valoir la société Sogemac Habitat,

- la société Sogemac Habitat renvoie pour étayer ses dires à des " annexes " manifestement dénuées de pertinence, telles par exemple les annexes 13 (extrait Kbis) et 16 (factures) au point 149 de ses conclusions relatif au taux de marge brute brute ou encore annexe 8 p.11 (ses conclusions de première instance) au point 151 concernant un aveu prétendu de la société WM ou encore l'annexe 13 précitée au point 141 pour étayer le chiffre d'affaires moyen de 45 500 euros réalisé avec elle sur les trois dernières années.

Le préjudice de la société WM s'évalue donc comme suit : 126 500 (soit 230 000 X 55 %) X 6/12 + 126 500 X 20/365 = 63 250 + 6 831 = 70 081 euros.

La société Sogemac Habitat sera donc condamnée à payer cette somme à la société WM, avec intérêts au taux légal à compter du 18 juillet 2016, date de la première mise en demeure.

Sur les demandes accessoires

Conformément aux articles 696 et 700 du Code de procédure civile, la société Sogemac Habitat, partie perdante pour l'essentiel doit supporter la charge des dépens sans pouvoir prétendre à une indemnité de procédure et l'équité commande de la condamner à ce dernier titre dans les termes du dispositif de la présente décision.

Par ces motifs : LA COUR, Infirme le jugement entrepris mais seulement en ce qu'il : - dit la société Sogemac Habitat a rompu brutalement la relation commerciale établie de 7 ans et 5 mois qui la liait, elle et les sociétés qui lui faisaient ensemble gérer leurs travaux, à la société WM en lui accordant un préavis insuffisant de 16 jours alors qu'il aurait dû être de 5 mois ; - condamné la société Sogemac Habitat à verser à la société WM à titre de dommages-intérêts la somme de 69 287 euros, augmentée des intérêts au taux légal à compter du 18 juillet 2016, en réparation du préjudice subi de ce fait ; Statuant à nouveau de ces chefs infirmé et y ajoutant, Dit que la société Sogemac Habitat a rompu brutalement la relation commerciale établie de 7 ans qui la liait, elle et les sociétés qui lui faisaient ensemble gérer leurs travaux, à la société WM en lui accordant un préavis insuffisant qui aurait dû être de 10 mois ; Condamne la société Sogemac Habitat à verser à la société WM à titre de dommages-intérêts la somme de 70 081 euros, augmentée des intérêts au taux légal à compter du 18 juillet 2016, en réparation du préjudice subi de ce fait ; Condamne la société Sogemac Habitat aux dépens d'appel ; Condamne la société Sogemac Habitat à payer à la société WM une indemnité de procédure de 2 000 euros ; Rejette toute autre demande.