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Décisions

CA Paris, Pôle 5 ch. 5, 27 février 2020, n° 17-19000

PARIS

Arrêt

Confirmation

PARTIES

Demandeur :

Cabinet Boukris (Selas)

Défendeur :

Crédit Immobilier de France Développement (SA)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Avocat :

Me Delachaux

TGI Paris, du 12 sept. 2017

12 septembre 2017

FAITS ET PROCÉDURE :

En 2009, la Banque Patrimoine & Immobilier (ci-après la société BPI), filiale de la société Crédit Immobilier de France Développement et spécialisée dans les crédits immobiliers, a confié au cabinet d'avocat Boukris le contentieux des dossiers de l'affaire " Appolonia " avec pour mission notamment de représenter les intérêts de la société BPI dans le cadre des actions en responsabilité engagées à son encontre par les emprunteurs et d'assigner en paiement les emprunteurs défaillants.

Par lettre recommandée avec avis de réception en date du 2 octobre 2015, la société BPI a mis fin à sa relation avec le Cabinet Boukris concernant les dossiers " Appolonia ", au motif d'une réorganisation par suite d'une fusion-absorption de la société BPI par la société Crédit Immobilier de France Développement.

Par courrier recommandé en date du 6 janvier 2016, la société BPI a retiré au Cabinet Boukris les autres affaires ne relevant pas de l'affaire " Appolonia ".

Alléguant que le Cabinet Boukris n'aurait pas correctement exécuté ses obligations contractuelles, la société BPI a, par courrier en date du 19 décembre 2016, mis en demeure le Cabinet Boukris de réparer le préjudice en résultant ; ce à quoi le Cabinet Boukris s'est opposé par deux courriers en réponse en date des 2 janvier et 9 janvier 2017.

A ce titre, un courrier a été adressé par la société BPI en date du 27 janvier 2017, au Cabinet Boukris qui y a répondu par courrier en date du 6 février 2017.

Un contentieux est né au sujet des honoraires du Cabinet Boukris, qui a, à ce titre, saisi, en date du 18 avril 2016, le Bâtonnier de l'Ordre des Avocats, d'une demande de taxation d'honoraires.

Par une décision en date du 15 septembre 2016, le Bâtonnier de l'Ordre des Avocats a fixé à la somme de 46 600 euros HT les honoraires et à la somme de 6 228,57 euros, les débours dus par la société BPI au Cabinet Boukris. La société BPI a interjeté appel de cette décision.

S'estimant victime d'une rupture des relations commerciales établie, au sens des dispositions de l'article L. 442-6, I, 5° du Code de commerce de la part de la société BPI, le Cabinet Boukris a, par acte en date du 14 mars 2016, fait assigner celle-ci aux fins d'obtenir la réparation de son préjudice.

Par jugement contradictoire rendu le 12 septembre 2017, le tribunal de grande instance de Paris a révoqué l'ordonnance de clôture du 28 mars 2017, a prononcé la clôture de l'instruction de l'affaire à la date du 27 juin 2017 et a :

- donné acte à la société Crédit Immobilier de France Développement (CIFD) de ce qu'elle vient aux droits de la société Banque Patrimoine & Immobilier (BPI) ;

- débouté la société Cabinet Boukris de l'ensemble de ses demandes ;

- condamné la société Cabinet Boukris à payer à la société Crédit Immobilier de France Développement (CIFD) la somme de 3 000 euros au titre de l'article 700 du Code de procédure civile ;

- dit n'y avoir lieu à exécution provisoire du jugement ;

- l'a condamnée aux dépens, qui pourront être recouvrés conformément aux dispositions de l'article 699 du Code de procédure civile par Maître X.

Par déclaration du 15 octobre 2017, la Selas Cabinet Boukris a interjeté appel de cette décision :

Aux termes de ses dernières conclusions notifiées le 29 mai 2018, la Selas Cabinet Boukris, appelante, demande à la cour de :

- infirmer le jugement attaqué en toutes ses dispositions

Vu les dispositions des articles 1134 et suivants du Code civil,

Vu les dispositions des articles 1984 et suivants du Code civil,

Vu les dispositions de l'article L. 442-6, I, 5° du Code de commerce,

- constater la relation qui s'est nouée entre la Banque Patrimoine & Immobilier et la société (Selarl) Cabinet Boukris aujourd'hui société (SAS) Boukris ;

- dire et juger que la BPI a rompu unilatéralement cette relation,

- dire et juger que cette rupture brutale est constitutive d'une faute préjudiciable pour la société Cabinet Boukris ;

En conséquence,

- condamner la société Crédit Immobilier de France et Développement venant aux droits de la société Banque Patrimoine et Immobilier à payer à la société Cabinet Boukris, la somme de 357 170 euros en réparation de son préjudice financier ;

- condamner la société Crédit Immobilier de France Développement venant aux droits de la société Banque Patrimoine et Immobilier à payer à la société Cabinet Boukris, la somme de 5 000 euros en réparation de son préjudice moral ;

- condamner la société Crédit Immobilier de France Développement venant aux droits de la société Banque Patrimoine et Immobilier à payer à la société Cabinet Boukris la somme de 10 000 euros au titre de l'article 700 du Code de procédure civile ;

- condamner la société Crédit Immobilier de France Développement venant aux droits de la société Banque Patrimoine et Immobilier aux entiers dépens qui seront recouvrés conformément à l'article 699 du Code de procédure civile.

Aux termes de ses dernières conclusions notifiées le 10 octobre 2019, la société Crédit Immobilier de France Développement, intimée, demande à la cour de :

Vu les articles 1984 et suivants du Code civil,

- confirmer le jugement déféré en toutes ses dispositions ;

Partant,

- dire et juger que la société CIFD venant aux droits de BPI n'a commis aucune faute dans la résiliation des mandats confiés au Cabinet Boukris pour la gestion des dossiers Appolonia ;

En conséquence,

- débouter le Cabinet Boukris de l'ensemble de ses demandes, fins et conclusions ;

A défaut, et en cas de réformation,

- dire et juger que le Cabinet Boukris ne justifie pas du montant de son prétendu préjudice ;

En conséquence,

- débouter le Cabinet Boukris de l'ensemble de ses demandes, fins et conclusions ;

En cas de réformation et à titre subsidiaire,

- dire que l'indemnisation du Cabinet Boukris ne saurait être supérieure à 1 771 euros ou à défaut, 7 767 euros ;

En tout état de cause :

- condamner le Cabinet Boukris à payer à CIFD venant aux droits de BPI la somme de 10 000 euros sur le fondement de l'article 700 du Code de procédure civile, ainsi qu'aux entiers dépens de l'instance d'appel, dont distraction au profit de Maître X.

L'ordonnance de clôture a été prononcée le 17 octobre 2019.

La cour renvoie, pour un plus ample exposé des faits et des prétentions et moyens des parties, à la décision déférée et aux écritures susvisées, en application des dispositions de l'article 455 du Code de procédure civile.

MOTIFS DE LA DECISION

Sur la rupture abusive du contrat de mandat

Le Cabinet Boukris fait valoir que son mandant devait respecter un préavis suffisamment long pour lui permettre de prendre toutes ses dispositions au regard des graves difficultés financières et morales nécessairement encourues et engendrées par la perte d'un très important chiffre d'affaires, ce que la société CIFD n'a pas fait,

La société CIFD réplique que :

- aucune intention de nuire, ni aucune légèreté blâmable de sa part n'est envisagée, condition pourtant imposée par la jurisprudence pour permettre de caractériser un abus de révocation du mandat ;

- la résiliation des mandats Apollonia n'a manifestement entraîné aucune réorganisation de la structure du demandeur ;

- les dossiers Apollonia étaient, par nature, éphémères.

L'article 2004 du Code civil dispose que : " Le mandant peut révoquer sa procuration quand bon lui semble et contraindre, s'il y a lieu, le mandataire à lui remettre soit l'écrit sous seing privé qui la contient, soit l'original de la procuration, si elle a été délivrée en brevet, soit l'expédition, s'il en a été gardé minute ".

Si sur le fondement de l'article 1134 ancien du Code civil, les contrats doivent être exécutés de manière loyale, la déloyauté ne peut résulter du fait même de la rupture du mandat même soudaine, le mandant étant libre de révoquer à tout moment et de manière discrétionnaire son mandat sauf à ne pas commettre un abus de droit.

Les dossiers Appolonia ont été en partie confiés à compter de 2009 au Cabinet Boukris ce qui a généré pour celui-ci le chiffre d'affaires suivant :

Année Honoraires HT en euros

2009 : 159 044

2010 : 434 567

2011 : 506 118

2012 : 339 174

2013 : 249 274

2014 : 256 717

Par courrier du 2 octobre 2015, la société CIFD a mis fin au mandat du Cabinet Boukris dans les termes suivants : " La société CIFD a décidé pour des raisons d'organisation et de cohérence dans le traitement des dossiers, de regrouper la gestion de la totalité des dossiers et des procédures se rapportant à l'affaire " Apollonia " sous la responsabilité d'un seul cabinet d'avocats. Cette décision s'inscrit dans le cadre de la simplification juridique et de la gouvernance centralisée imposée au groupe CIF par le plan de résolution ordonnée, approuvé par la Commission européenne en fin novembre 2013. Cette simplification conduit ainsi à regrouper au sein de CIFD, par des opérations de fusion-absorption, l'ensemble des encours des filiales financières affiliées au réseau bancaire. ".

Le 27 octobre suivant, le Cabinet Boukris répondait à BPI : " Comme vous le savez, la banque Patrimoine et Immobilier a décidé de confier désormais les dossiers relatifs au contentieux " Appolonia " à un autre cabinet d'avocats.

Cette décision pour le moins brutale et inattendue, tant par sa méthode que par sa forme et sans aucun préavis, aura à l'évidence des conséquences préjudiciables pour mon cabinet. Je vous remercie de bien vouloir me recevoir dans les meilleurs délais afin de m'entretenir avec vous et essayer de trouver ensemble une solution amiable ".

Si en 2010 et 2011, le chiffre d'affaires du Cabinet Boukris lié aux dossiers Apollonia, a atteint 43 % du contentieux du cabinet, il a ensuite diminué à 26 % en 2013 et 2014 et 28 % sur 9 mois en 2015 ce qui ne peut caractériser un état de dépendance, en supposant que ce critère doive être pris en considération.

Il y a lieu de préciser qu'il s'agit d'un contentieux sériel puisque le Cabinet Boukris ne conteste pas que la mission qui lui a été confiée était de :

- représenter les intérêts de l'intimée dans le cadre des actions en responsabilité engagées à son encontre par les emprunteurs ;

- assigner en paiement les emprunteurs défaillants dans le délai biennal de l'article 137-2 du Code de la consommation ;

Le contentieux confié résultant d'un sinistre n'était ni stable ni destiné à perdurer dans le temps ce que ne pouvait ignorer le Cabinet Boukris.

Le Cabinet Boukris ne démontre pas, contrairement à ce qu'il prétend qu'il a dû procéder à une réduction de son capital et au surplus qui serait en lien avec la présente affaire.

Il ne justifie pas davantage avoir été dans l'obligation de se séparer de deux collaboratrices chargées de ce contentieux et que la rupture aurait entraîné une désorganisation du cabinet.

Il résulte de l'attestation comptable que le chiffre d'affaires du Cabinet Boukris en 2015 a été inférieur de 140 000 euros à celui de l'année 2014, passant de 991 308 euros à 851 090 euros.

Le litige lié au paiement des honoraires réclamés à la société CIFD n'a pas à être pris en considération.

En conséquence, au vu de la nature sérielle du contentieux qui diminuait, de l'activité même d'avocat liée à la durée des affaires en cours, du caractère intuitu personae de la relation de l'avocat avec son client, la rupture signifiée par courrier du 2 octobre 2015 à la société CIFD et liée à une réorganisation et à un regroupement du contentieux, ne présente pas un caractère abusif.

Le jugement sera confirmé en ce qu'il a débouté le Cabinet Boukris de sa demande d'indemnisation au titre de la rupture du mandat en date du 2 octobre 2015.

Sur la demande fondée sur l'article L. 442-6 I 5° du Code de commerce

Le Cabinet Boukris sollicite une indemnisation sur ce fondement. La société CIFD répond que ces dispositions ne s'appliquent pas à la profession d'avocat.

L'article L. 442-6, I, 5° du Code de commerce dans sa rédaction applicable au litige dispose qu'engage la responsabilité de son auteur et l'oblige à réparer le préjudice causé le fait, par tout producteur, commerçant, industriel ou personne immatriculée au répertoire des métiers, de rompre brutalement, même partiellement, une relation commerciale établie, sans préavis écrit tenant compte de la durée de la relation commerciale et respectant la durée minimale de préavis déterminée, en référence aux usages du commerce, par des accords interprofessionnels. Lorsque la relation commerciale porte sur la fourniture de produits sous marque de distributeur, la durée minimale de préavis est double de celle qui serait applicable si le produit n'était pas fourni sous marque de distributeur. A défaut de tels accords, des arrêtés du ministre chargé de l'économie peuvent, pour chaque catégorie de produits, fixer, en tenant compte des usages du commerce, un délai minimum de préavis et encadrer les conditions de rupture des relations commerciales, notamment en fonction de leur durée. Les dispositions qui précèdent ne font pas obstacle à la faculté de résiliation sans préavis, en cas d'inexécution par l'autre partie de ses obligations ou en cas de force majeure. Lorsque la rupture de la relation commerciale résulte d'une mise en concurrence par enchères à distance, la durée minimale de préavis est double de celle résultant de l'application des dispositions du présent alinéa dans les cas où la durée du préavis initial est de moins de six mois, et d'au moins un an dans les autres cas.

Selon l'article 111 du décret n° 91-1197 du 27 novembre 1991, la profession d'avocat est incompatible avec toutes les activités de caractère commercial, qu'elles soient exercées directement ou par personne interposée.

L'article L. 442-6, I, 5° du Code de commerce visant la réparation de la rupture brutale de relations commerciales établies n'est donc pas applicable à la relation nouée entre le Cabinet Boukris et la société CIFD.

Le jugement sera confirmé en ce que le tribunal a débouté le Cabinet Boukris de sa demande de ce chef.

Sur les demandes accessoires

Il y a lieu de condamner le Cabinet Boukris à verser à la société CIFD la somme de 4 000 euros en application de l'article 700 du Code de procédure civile ; l'appelante sera déboutée de sa demande de ce chef.

Par ces motifs : LA COUR, Statuant publiquement et contradictoirement, Confirme le jugement en toutes ses dispositions, Condamne la Selas Cabinet Boukris à payer à la société Crédit Immobilier de France Développement la somme de 4 000 euros sur le fondement de l'article 700 du Code de procédure civile, Rejette toute autre demande, Condamne la Selas Cabinet Boukris aux dépens d'appel qui seront recouvrés conformément aux dispositions de l'article 699 Code de procédure civile.