Cass. com., 4 mars 2020, n° 17-21.764
COUR DE CASSATION
Arrêt
Cassation
PARTIES
Demandeur :
Nutrisens (Sasu), Bocage restauration (Sasu), Nutrisens Médical (Sasu)
Défendeur :
Clarelia (SAS)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
Mme Mouillard
Rapporteur :
Mme Le Bras
Avocat général :
Mme Beaudonnet
Avocats :
SCP Thouin-Palat, Boucard, SCP Garreau, Bauer-Violas, Feschotte-Desbois
En raison de leur connexité, les pourvois n° G 17-21.764 et T 18-26.676 sont joints.
Faits et procédure
1. Selon les arrêts attaqués, la société Courties développement, devenue, en 2002, la société Clarelia, élabore et propose des plats alimentaires individuels, prêts à l'emploi, sans allergène. Par un contrat du 30 juillet 2003, elle a confié à la société Bocage restauration (la société Bocage) la fabrication de plats cuisinés en barquettes individuelles selon un cahier des charges fixant des conditions particulières de fabrication. Le 3 novembre 2003, les deux sociétés ont conclu un contrat portant " conditions générales de fabrication " et stipulant une obligation de confidentialité et de non-concurrence. Le 10 décembre 2007, un nouveau contrat ayant le même objet a été conclu.
2. A la fin de l'année 2011, la société Nutrisens et la société Nutrisens restauration, aux droits de laquelle est venue la société Nutrisens médical, spécialisée, sur le marché de la restauration hors foyer, dans les produits alimentaires et diététiques, dont les produits sans allergènes, se sont rapprochées de la société Bocage, dont la société Nutrisens a acquis des parts sociales en mars 2012.
3. Le 6 avril 2012, la société Bocage a notifié à la société Clarelia la résiliation de leur contrat avec un préavis de trois mois. S'estimant victime de la rupture brutale d'une relation commerciale établie et d'actes de concurrence déloyale de la part de la société Nutrisens restauration, qui commercialise des plats fabriqués par la société Bocage qu'elle estime similaires aux siens, la société Clarelia a assignées ces dernières ainsi que la société Nutrisens en réparation de ses préjudices.
4. Ayant statué par le premier arrêt attaqué, rendu le 19 mai 2017, la cour d'appel l'a rectifié par le second, du 26 octobre 2018. Le pourvoi n° G 17-21.764 attaque le premier arrêt et le pourvoi n° T 18-26.676 le second.
Examen des moyens
Sur les premier et quatrième moyens du pourvoi n° G 17-21.764, chacun pris en leur première branche, et sur le moyen unique du pourvoi n° T 18-26.676, ci-après annexés
5. En application de l'article 1014, alinéa 2, du Code de procédure civile, il n'y a pas lieu de statuer par une décision spécialement motivée sur ces moyens, qui ne sont manifestement pas de nature à entraîner la cassation.
Sur le troisième moyen du pourvoi n° G 17-21.764
Enoncé du moyen
6. Les sociétés Nutrisens, Nutrisens médical et Bocage font grief à l'arrêt du 19 mai 2017 de condamner la société Bocage à payer à la société Clarelia la somme globale de 50 000 euros du chef de la violation de la clause de confidentialité et de la clause de non-concurrence contractuelle alors " qu'il incombe au créancier de démontrer l'inexécution contractuelle qu'il impute à son débiteur qu'il invoque pour engager la responsabilité contractuelle de ce dernier ; qu'en l'espèce, pour dire que la société Bocage aurait " nécessairement divulgué le savoir-faire qu'elle détenait du fait de son partenariat avec la société Clarelia ", la cour d'appel a retenu que " la société Nutrisens ne démontre pas la commercialisation de produits concernés par d'autres allergènes avant sa prise de participation au capital de la société Bocage " ; qu'en statuant ainsi, quand il appartenait au contraire à la société Clarelia de démontrer la divulgation de son savoir-faire qu'elle invoquait, la cour d'appel a violé l'article 1315 du Code civil, dans sa rédaction applicable en la cause. "
Réponse de la Cour
7. Après avoir constaté que la clause litigieuse comportait une obligation de non-divulgation du savoir-faire de la société Clarelia à des tiers et retenu que, du fait de son partenariat avec cette dernière, la société Bocage avait nécessairement acquis son savoir-faire en matière de fabrication de produits sans allergènes, l'arrêt retient que la société Nutrisens ne démontre pas qu'elle commercialisait, avant sa prise de participation dans le capital de la société Bocage, des produits évinçant plus d'un allergène.
8. L'arrêt relève ensuite que, dès le 16 mai 2012, la société Nutrisens restauration avait informé la société Bocage qu'elle souhaitait qu'une gamme de produits sans allergènes soit impérativement finalisée pour le 1er juillet suivant et qu'elle a, par la suite, lancé une gamme de produits évinçant cinquante allergènes dont quarante-quatre allergènes communs à ceux des produits Clarelia.
9. De ces constatations et appréciations, la cour d'appel a pu déduire, sans inverser la charge de la preuve, que la société Bocage avait nécessairement divulgué le savoir-faire qu'elle détenait à la société Nutrisens restauration afin de lui permettre de créer une telle gamme dans le délai imparti.
10. Le moyen n'est donc pas fondé.
Sur le quatrième moyen de ce pourvoi, pris en sa seconde branche
Enoncé du moyen
11. Les sociétés Nutrisens, Nutrisens médical et Bocage font grief à l'arrêt de condamner les sociétés Nutrisens et Nutrisens médical à payer à la société Clarelia la somme globale de 50 000 euros au titre de la concurrence déloyale et des actes de parasitisme alors " que pour retenir que les sociétés Nutrisens se seraient fautivement placées dans le sillage de la société Clarelia sur le marché des produits sans allergènes, la cour d'appel a considéré que " comme il a été vu lors de l'examen de la violation de la clause de confidentialité, la société Bocage avait nécessairement acquis de la société Clarelia un savoir-faire en matière de fabrication de produits sans allergènes " ; que la censure à intervenir sur le fondement du troisième moyen, qui constatera que la preuve de la divulgation du savoir-faire n'était pas rapportée, emportera nécessairement la cassation du chef de l'arrêt relatif à la concurrence déloyale et au parasitisme, conformément aux dispositions de l'article 624 du Code de procédure civile. "
Réponse de la Cour
12. Le rejet du troisième moyen rend le moyen, qui invoque une cassation par voie de conséquence, sans portée.
Mais sur le premier moyen du même pourvoi, pris en sa troisième branche
Enoncé du moyen
13. Les sociétés Nutrisens, Nutrisens médical et Bocage font grief à l'arrêt de dire que la société Bocage a rompu brutalement ses relations commerciales avec la société Clarelia, de fixer à douze mois le préavis au titre de la rupture brutale des relations commerciales et de condamner la société Bocage à payer la somme de 270 000 euros à la société Clarelia au titre de l'inexécution de ce préavis alors " qu'en cas de rupture de relations commerciales établies, la durée minimale de préavis n'est doublée que lorsque la rupture est imposée au fabricant d'un produit sous marque de distributeur. En l'espèce, la cour d'appel a retenu que " la société Clarelia est titulaire de la marque Natama sous laquelle les produits dont elle a défini toutes les caractéristiques étaient vendus à des crèches ou des établissements de restauration collective et ne donnaient pas lieu à revente de sorte qu'ils relèvent de la vente au détail ". Il résultait ainsi de ses propres constatations que la société Clarelia ne vendait pas directement les produits fabriqués au consommateur final, de sorte que la règle du doublement du préavis n'était pas applicable. En décidant l'inverse, la cour d'appel a violé l'article L. 442-6 du Code de commerce. "
Réponse de la Cour
Vu l'article L. 442-6, I, 5°, du Code de commerce, dans sa rédaction antérieure à celle issue de l'ordonnance n° 2019-359 du 24 avril 2019 :
14. Ce texte dispose : " Engage la responsabilité de son auteur et l'oblige à réparer le préjudice causé le fait, par tout producteur, commerçant, industriel ou personne immatriculée au répertoire des métiers de rompre brutalement, même partiellement, une relation commerciale établie, sans préavis écrit tenant compte de la durée de la relation commerciale et respectant la durée minimale de préavis déterminée, en référence aux usages du commerce, par des accords interprofessionnels. (...). Lorsque la relation commerciale porte sur la fourniture de produits sous marque de distributeur, la durée minimale de préavis est double de celle qui serait applicable si le produit n'était pas fourni sous marque de distributeur. "
15. Pour retenir, après avoir jugé que la société Bocage avait rompu brutalement sa relation commerciale avec la société Clarelia, que cette dernière fabriquait des produits sous marque de distributeur, de sorte que la durée du préavis devait être doublée, fixer à douze mois la durée du préavis qui aurait dû être effectué et condamner la société Bocage, pour non-respect de ce préavis, à payer une certaine somme à la société Clarelia, l'arrêt relève que cette société est titulaire de la marque Natama sous laquelle les produits dont elle a défini toutes les caractéristiques étaient vendus à des crèches ou à des établissements de restauration collective et ne donnaient pas lieu à revente.
16. En statuant ainsi, alors qu'elle avait constaté que la société Clarelia ne vendait pas directement les produits fabriqués aux consommateurs finals que sont les parents des enfants accueillis dans les crèches ou les clients des établissements de restauration collective, de sorte que la règle du doublement du préavis n'était pas applicable, la cour d'appel a violé le texte susvisé.
Et sur le deuxième moyen de ce pourvoi
Enoncé du moyen
17. Les sociétés Nutrisens, Nutrisens médical et Bocage font grief à l'arrêt de condamner la société Bocage à payer à la société Clarelia la somme de 50 000 euros en indemnisation du préjudice causé par la violation de la clause de non-concurrence contractuelle alors " que la clause de non-concurrence insérée dans un contrat de prestation de service conclu entre deux sociétés commerciales est valable si elle porte une atteinte à la liberté du débiteur proportionnée aux intérêts nécessaires du créancier et est expressément limitée dans le temps et l'espace, ces limitations de temps et de lieu ayant un caractère cumulatif et non alternatif. En l'espèce, l'article 11-2 du contrat conclu entre les sociétés Bocage et Clarelia stipulait : " le fabricant s'interdit de concevoir, fabriquer ou commercialiser des produits présentés comme destinés aux personnes souffrant d'énergies alimentaires ", et ce sans limitation territoriale. Pour dire valable cette clause, la cour d'appel a retenu que la clause aurait nécessairement " un cadre géographique restreint qui est celui du site sur lequel se situe l'activité industrielle de conception et de fabrication et les sites de commercialisation dont il n'est démontré qu'ils en seraient distincts ". En statuant ainsi, quand la zone de commercialisation n'était pas contractuellement déterminée, de sorte que la clause litigieuse ne stipulait aucune limite expresse dans l'espace, la cour d'appel a violé l'article 1134 du Code civil, dans sa rédaction applicable en la cause, ensemble le principe de liberté d'entreprendre. "
Réponse de la Cour
Vu l'article 1134 du Code civil, dans sa rédaction antérieure à celle issue de l'ordonnance du 10 février 2016, et le principe de la liberté d'entreprendre :
18. En son premier alinéa, ce texte dispose que les conventions légalement formées tiennent lieu de loi à ceux qui les ont faites.
19. Pour condamner la société Bocage à payer à la société Clarelia la somme de 50 000 euros en indemnisation du préjudice causé par la violation de la clause de non-concurrence, l'arrêt, après avoir relevé que cette clause stipule que le fabricant s'interdit de concevoir, fabriquer ou commercialiser des produits présentés comme destinés aux personnes souffrant d'allergies alimentaires et qu'elle est valable pour une durée d'un an après la fin des relations commerciales, retient que cette clause vise les opérations de conception, fabrication ou commercialisation des produits par le fabricant relevant directement de l'activité industrielle de celui-ci et non des activités confiées à des tiers et que ces opérations ont nécessairement un cadre géographique restreint, qui est celui du site sur lequel se situe l'activité industrielle de conception et de fabrication ainsi que les sites de commercialisation, dont il n'est pas démontré qu'ils en seraient distincts. Il en déduit que la clause de non-concurrence est limitée dans le temps et dans l'espace.
20. En statuant ainsi, alors que la zone de commercialisation n'était ni déterminée par le contrat, ni déterminable, de sorte que la clause litigieuse, qui ne stipulait aucune limite expresse dans l'espace, était nulle, la cour d'appel a violé les texte et principe susvisés.
Portée et conséquences de la cassation
21. La cassation partielle de l'arrêt du 19 mai 2017 entraîne l'annulation, par voie de conséquence, de l'arrêt du 26 octobre 2018, qui le rectifie sur un des chefs de dispositif censurés.
Par ces motifs, et sans qu'il y ait lieu de statuer sur le dernier grief, LA COUR : Rejette le pourvoi n° T 18-26.676. Et sur le pourvoi n° G 17-21.764 : Casse et Annule, mais seulement en ce qu'il dit que la société Bocage restauration a rompu brutalement ses relations commerciales avec la société Clarelia, fixe à douze mois le préavis au titre de la rupture brutale des relations commerciales, condamne la société Bocage restauration à payer la somme de 270 000 euros à la société Clarelia au titre de l'inexécution de ce préavis et la somme globale de 50 000 euros pour violation de la clause de confidentialité et de la clause de non-concurrence contractuelles, l'arrêt rendu le 19 mai 2017, entre les parties, par la cour d'appel de Paris ; Constate l'annulation, par voie de conséquence de l'arrêt rendu par la même cour d'appel, entre les mêmes parties, le 26 octobre 2018 ; Remet, sur ces points, l'affaire et les parties dans l'état où elles se trouvaient avant ces arrêts et les renvoie devant la cour d'appel de Paris, autrement composée.