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Décisions

ADLC, 30 avril 2020, n° 20-D-08

AUTORITÉ DE LA CONCURRENCE

Décision

relative à des pratiques mises en œuvre dans le secteur de l'édition et de la commercialisation de chaînes de télévision(1)

ADLC n° 20-D-08

30 avril 2020

L'Autorité de la concurrence (section III),

Vu la lettre, enregistrée le 12 juillet 2019 sous les numéros 19/0038 F et 19/0039 M, par laquelle la société Molotov a saisi l'Autorité de la concurrence de pratiques mises en œuvre dans le secteur de l'édition et de la commercialisation de chaînes de télévision et a demandé que des mesures conservatoires soient prononcées sur le fondement de l'article L. 464-1 du code de commerce ;

Vu le livre IV du code de commerce ;

Vu l'avis adopté par le Conseil supérieur de l'audiovisuel le 2 octobre 2019 sur le fondement de l'article R. 463-9 du code de commerce ;

Vu les décisions de secret des affaires n° 19-DSA-326 du 19 août 2019, n° 19-DSA-332 du 19 août 2019, n° 19-DSA-406 du 2 septembre 2019, n° 19-DSA-407 du 2 septembre 2019, n° 19-DSA-415 du 3 septembre 2019, n° 19-DSA-422 du 4 septembre 2019, n° 19-DSA-486 du 17 septembre 2019, n° 19-DSA-487 du 17 septembre 2019, n° 19-DSA-502 du 19 septembre 2019, n° 19-DSA-520 du 23 septembre 2019, n° 19-DSA-576 du 17 octobre 2019, n° 19-DSA-635 du 4 novembre 2019, n° 19-DSA-636 du 4 novembre 2019, n° 19-DSA-646 du 5 novembre 2019, n° 19-DSA-683 du 21 novembre 2019, n° 19-DSA-692 du 27 novembre 2019, n° 19-DSA-693 du 27 novembre 2019, n° 19-DSA-696 du 28 novembre 2019, n° 20-DSA-038 du 21 janvier 2020, n° 20-DSA-041 du 23 janvier 2020 ;

Vu les autres pièces du dossier ;

Le rapporteur, la rapporteure générale adjointe et les représentants de la société Molotov entendus lors de la séance du 30 janvier 2020, le commissaire du Gouvernement ayant été régulièrement convoqué ;

Adopte la décision suivante :

Résumé(2) :

Aux termes de la présente décision, l'Autorité de la concurrence rejette la saisine au fond de la société Molotov pour défaut d'éléments suffisamment probants et, par voie de conséquence, la demande de mesures conservatoires accessoire à cette saisine.

Molotov est une plateforme de distribution de chaînes et services de télévision. Elle diffuse en OTT une offre audiovisuelle française selon un modèle " freemium ", permettant un accès gratuit à certaines chaînes et la souscription à des chaînes et services complémentaires payants.

Dans sa saisine, la société Molotov dénonce un certain nombre de comportements mis en œuvre par les groupes TF1 et M6 dans le secteur de l'édition et de la commercialisation de chaînes de télévision, qu'elle estime contraires aux règles de concurrence nationales et à celles de l'Union européenne.

Selon la saisissante, les groupes TF1 et M6 auraient rompu de manière brutale et abusive les accords expérimentaux conclus, entre chacun des deux groupes et Molotov, pour la distribution de leurs chaînes et services sur sa plateforme. Le groupe M6 aurait, via l'adoption de nouvelles conditions générales de distribution, tenté d'imposer à Molotov la distribution de ses chaînes et services aux consommateurs exclusivement dans le cadre d'offres payantes, ce que Molotov juge incompatible avec son modèle d'affaires " freemium ". Le groupe TF1 aurait tenté d'imposer à Molotov les conditions de son offre TF1 Premium et aurait par la suite mis fin à l'accord de distribution en cours entre les parties. Le comportement de chacun des groupes TF1 et M6 serait lié à la création de l'entreprise commune Salto, autorisée par l'Autorité le 12 août 2019, dont les groupes TF1, M6 et France Télévisions sont les sociétés mères, et qui constituerait un futur concurrent de Molotov.

Selon la saisissante, les faits dénoncés constitueraient une tentative abusive d'éviction de Molotov et attesteraient également de l'existence d'une collusion anticoncurrentielle entre les groupes TF1 et M6. Molotov serait en outre dans une situation de dépendance économique vis-à-vis de TF1 et de M6, situation dont celles-ci auraient abusé par leur comportement.

L'Autorité a analysé les comportements dénoncés et estimé que la société Molotov n'apportait pas d'éléments suffisamment probants à l'appui de ses allégations.

S'agissant en premier lieu de l'allégation d'abus de position dominante collective, ni la saisine ni le dossier ne comportent d'éléments susceptibles de démontrer l'existence d'une telle position détenue collectivement par les groupes France Télévisions, TF1 et M6.

S'agissant en deuxième lieu de l'allégation d'abus de dépendance économique, d'une part Molotov ne conduit pas l'analyse, comme le requiert la jurisprudence, de la situation de dépendance économique dans laquelle elle se trouverait vis-à-vis de chacun des deux groupes TF1 et M6 et d'autre part elle n'apporte pas d'éléments permettant d'estimer la part que représentent les chaînes et services des groupes TF1 et M6 respectivement dans son chiffre d'affaires total.

S'agissant en troisième lieu des allégations d'entente horizontale, ni la saisine ni les éléments au dossier ne permettent de démontrer l'existence d'un accord de volonté, explicite ou tacite, entre les groupes TF1 et M6 ayant pour objet ou pour effet de restreindre la concurrence, en excluant Molotov du marché.

S'agissant en quatrième et dernier lieu de la restriction verticale alléguée, en l'absence de démonstration de l'existence d'un accord de volonté entre M6 et Molotov, toute analyse sous l'angle des articles L. 420-1 du code de commerce et 101 paragraphe 1 du TFUE est, par définition même, exclue.

1. Par lettre du 12 juillet 2019, enregistrée sous le numéro 19/0038 F, l'Autorité de la concurrence (ci-après : "l'Autorité ") a été saisie par la société Molotov (ci-après : " Molotov ") sur le fondement des articles L. 420-1, L. 420-2 du code de commerce, 101 et 102 du Traité sur le fonctionnement de l'Union européenne (ci-après : " TFUE "), de pratiques mises en œuvre par les sociétés Télévision Française 1 et TF1 Distribution, sociétés du Groupe TF1 d'une part, et par la société Métropole Télévision, société du Groupe M6 d'autre part, dans le secteur de l'édition et de la commercialisation de chaînes de télévision.

2. Cette saisine est assortie d'une demande de mesures conservatoires sur le fondement de l'article L. 464-1 du code de commerce, introduite le même jour par document distinct, enregistrée sous le numéro 19/0039 M.

3. Consulté dans le cadre de la présente affaire sur le fondement des dispositions de l'article R. 463-9 du code de commerce, le Conseil supérieur de l'audiovisuel (ci-après : " CSA ") a rendu, le 2 octobre 2019, l'avis n° 2019-08.

I. Constatations

A. LE SECTEUR

1. L'ORGANISATION DU SECTEUR

4. Le secteur de la télévision se compose de deux segments d'activités distinctes : la télévision payante et la télévision gratuite.

5. Pour ce qui concerne la télévision payante, les éditeurs de chaînes payantes produisent leurs programmes en interne ou acquièrent auprès de tiers des droits de diffusion de contenus audiovisuels sur les marchés amont. Ils proposent ensuite à la vente le droit de commercialiser leurs chaînes aux distributeurs situés à l'aval, constitués principalement de Fournisseurs d'Accès à Internet (ci-après : " FAI "). Ceux-ci distribuent ces chaînes sous la forme de bouquets, accessibles par abonnement ou à la carte. Ils assurent la commercialisation de l'offre et la gestion de la relation avec l'abonné.

6. La télévision gratuite connaît quant à elle une organisation différente. Les chaînes en clair sont distribuées gratuitement auprès des téléspectateurs et se financent pour l'essentiel par des recettes publicitaires. Traditionnellement, l'Autorité considère que l'édition de chaînes gratuites ne constitue pas un marché dans la mesure où les distributeurs ne rémunèrent pas les éditeurs pour pouvoir distribuer leurs contenus. Il n'existe donc pas de marché aval de la distribution de services de télévision en clair(3).

7. La révolution numérique a profondément bouleversé les usages du secteur de la télévision. De nouveaux opérateurs sont en effet venus concurrencer les acteurs historiques en proposant de nouveaux services permettant au consommateur d'accéder, via une multitude d'écrans, à une large offre de contenus. De plus, la diffusion linéaire des contenus sur le téléviseur stagne alors que celle de contenus non-linéaires (la télévision de rattrapage et la vidéo à la demande), principalement sur des écrans autres que le téléviseur, se développe.

8. En particulier, la télévision accessible " Over The Top " (ci-après : " OTT "), qui est apparue sur le marché français aux côtés de l'offre disponible sur les réseaux classiques (TNT, satellite, câble et ADSL), permet la commercialisation d'offres en ligne, sans l'intermédiaire des FAI. Ce mode de diffusion dépend toutefois des performances de la connexion internet, subordonnée au déploiement des réseaux fixes haut et très haut débit par réseau filaire.

2. LA REGLEMENTATION APPLICABLE AUX CHAINES GRATUITES DE LA TELEVISION

9. Les principales modalités d'organisation de la diffusion audiovisuelle en France sont encadrées par la loi n° 86-1067 du 30 septembre 1986 relative à la liberté de communication. Cette loi, qui organise les conditions d'octroi, par les pouvoirs publics, des fréquences hertziennes aux chaînes de télévision, prévoit notamment que le CSA délivre des autorisations d'émettre et assigne des fréquences aux éditeurs et distributeurs qui souhaiteraient diffuser des programmes sur des fréquences affectées à la radiodiffusion.

10. En vertu des articles 34-2 et 45-3 de la loi précitée, les chaînes linéaires publiques, à savoir les chaînes nationales de France Télévisions (ci-après : " FTV ")(4), les chaînes Arte, TV5 Monde ainsi que la chaîne parlementaire, doivent respecter une obligation communément dénommée " must carry " en vertu de laquelle elles ne peuvent s'opposer à la reprise de leurs services par les distributeurs actifs sur des réseaux n'utilisant pas de fréquences terrestres assignées par le CSA. Ces distributeurs ont, pour leur part, l'obligation de les mettre à disposition de leurs abonnés gratuitement.

11. La question de l'étendue de cette obligation de " must-carry " a récemment été posée à l'occasion d'un différend entre PlayTV, un distributeur de contenus OTT, et FTV qui s'opposait à la reprise de ses programmes par celui-ci. Dans une décision du 24 juillet 2019, le Conseil d'État a indiqué que l'article 34-2 de la loi précitée " subordonne [...] l'obligation de diffusion qu'il prévoit à la condition que la distribution de services soit destinée à des abonnés. Il résulte des dispositions de cet article, éclairées par les travaux préparatoires de la loi dont elles sont issues, que, pour leur application, la notion d'abonnés doit s'entendre des utilisateurs liés au distributeur de services par un contrat commercial prévoyant le paiement d'un prix "(5).

12. De façon réciproque à l'obligation de " must carry ", l'article 34-4 impose une obligation communément dénommée " must deliver ", en vertu de laquelle est garanti " un droit d'accès et de numérotation des chaînes de la TNT nationale gratuite aux offres des distributeurs de services. Ce droit d'accès implique, pour le distributeur une obligation d'interopérabilité des décodeurs. Elle est conditionnée à une demande de l'éditeur, ne constitue pas une obligation de contracter et n'est pas exclusive d'une éventuelle rémunération "(6).

13. L'article 34-1 prévoit enfin un " service antenne " communément désigné " must offer " correspondant à la mise à disposition gratuite de l'offre de TNT nationale en clair par voie satellitaire.

B. LES PARTIES

1. LA SAISISSANTE

14. Molotov est une plateforme de distribution de chaînes de télévision lancée en 2016, qui agrège et diffuse en OTT une offre audiovisuelle française (contenus, services et fonctionnalités). Pour y accéder, le consommateur doit disposer d'un écran connecté et télécharger l'application Molotov.tv. Cette application permet d'accéder à des contenus issus de différentes chaînes de télévision linéaire.

15. Molotov a recours à un modèle dénommé " freemium ", terme qui combine " free ", pour désigner un service gratuit, et " premium " pour désigner des services augmentés (ou " améliorés "). L'application permet d'accéder gratuitement aux services de télévision linéaire ainsi qu'à des fonctionnalités complémentaires (de recherche, d'enregistrement(7), de téléchargement, de rattrapage, de projection sur un écran de télévision ou de reprise de programmes depuis le début) dont certaines sont facturées au consommateur. L'application s'appuie notamment sur une ergonomie innovante et propose aux utilisateurs diverses options de navigation, recherche ou visionnage de contenus. Molotov distribue par ailleurs des contenus supplémentaires à titre payant.

16. Molotov propose à la date de la présente décision, les offres suivantes :

- l'offre basique (gratuite) : 37 chaînes de la télévision linéaire et service permettant de revenir au début du programme en cours de diffusion de celui-ci (communément appelée " start over ") sur ces chaînes ;

- l'offre Molotov Plus (3,99 euros par mois) : 150 heures d'enregistrement, diffusion simultanée sur plusieurs écrans, accès aux contenus partout dans l'Union européenne ;

- l'offre Molotov Extended (9,99 euros par mois) : 40 chaînes complémentaires et certains services de télévision de rattrapage (" TVR ") ;

- des offres de chaînes payantes supplémentaires pouvant être souscrites séparément (OCS, Ciné+...).

17. Ses sources de revenus proviennent exclusivement des souscriptions aux fonctionnalités et aux abonnements complémentaires à son offre basique. Molotov ne perçoit aucun revenu publicitaire.

18. À la date de la saisine, Molotov compte 8,5 millions d'utilisateurs(8) et [0-500 000] abonnés à une offre payante. L'entreprise a généré un chiffre d'affaires total de [0-5] millions d'euros depuis sa création (en 2016) et jusqu'à fin 2018, dont [0-5] millions en 2018. Son chiffre d'affaires a dépassé [0-5] millions d'euros en 2019. Molotov indique toutefois faire face à des difficultés financières importantes(9) et a enregistré des pertes en 2016 et 2017(10).

2. LES MISES EN CAUSE

a) Le groupe TF1

19. Télévision Française 1, société de tête du groupe TF1, a pour activité principale, directement ou via ses filiales, l'édition de chaînes de télévision bénéficiant, sur le territoire de la France métropolitaine, d'autorisations d'émettre en clair sur la TNT les chaînes TF1, TF1 Séries FILMS, TMC, TFX, et LCI. Le groupe TF1 édite également les chaînes TV Breizh, Ushuaïa TV et Histoire qui ne nécessitent pas d'autorisation d'émettre sur la TNT.

20. TF1 Distribution est une filiale chargée de la commercialisation des chaînes et services du groupe.

b) Le groupe M6

21. La société Métropole Télévision est la société mère du groupe M6. Elle a pour activité principale, directement ou via ses filiales, l'édition de services de télévision bénéficiant, sur le territoire de la France métropolitaine, d'autorisations d'émettre en clair sur la TNT les chaînes M6, W9 6TER et Gulli. Le groupe M6 édite également des chaînes thématiques ne nécessitant pas d'autorisation d'émettre sur la TNT en clair, à savoir Paris Première, qui bénéficie d'une autorisation d'émettre sur la TNT cryptée, Téva, M6 Music, et Série Club.

C. LES RELATIONS CONTRACTUELLES ENTRE LES GROUPES M6, TF1 ET LEURS DISTRIBUTEURS

1. LES CONTRATS DE DISTRIBUTION CONCLUS ENTRE LES GROUPES M6, TF1 ET MOLOTOV

22. En 2015, Molotov a conclu des contrats de distribution avec chacun des groupes M6 et TF1(11). Chacun de ces contrats, conclus " à titre expérimental "(12), prévoyait une rémunération pour la distribution des chaînes et leurs services associés.

a) Le contrat conclu avec le groupe M6

23. Le contrat conclu entre Molotov et le groupe M6 prévoit la distribution par Molotov des chaînes et services de télévision de rattrapage du groupe M6 au sein d'une offre de télévision exploitée par Molotov.

24. Les droits concédés comprennent le droit de distribuer les chaînes et les services pour une période de deux ans(13). Les fonctionnalités " moteur de recommandation " et " retour au début ", communément désignée " start over ", peuvent être associées aux chaînes et services mais le distributeur s'interdit de proposer une fonction d'enregistrement. Cette fonction a par la suite été rendue possible par la signature d'un avenant le 2 décembre 2016(14).

25. Les chaînes M6, W9, 6TER et M6 Boutique sont distribuées au sein de l'offre basique, c'est-à-dire au sein d'un bouquet gratuit. Les chaînes thématiques Paris Première, Téva, M6 Music et Girondins TV sont distribuées dans le cadre d'un abonnement payant en complément de l'offre basique(15).

26. En contrepartie des droits concédés, Molotov doit verser au groupe M6 une rémunération globale et forfaitaire annuelle d'un montant de [0-5] million d'euros.

27. Le contrat a été conclu à titre expérimental jusqu'au 31 décembre 2017. Son application a par la suite été prolongée jusqu'au 31 mars 2018.

b) Le contrat conclu avec le groupe TF1

28. Par contrat conclu le 23 octobre 2015, le groupe TF1 concède à Molotov le droit de distribuer ses chaînes et services tels que définis par le contrat, soit 8 chaînes dont TF1, ainsi que les services de télévision de rattrapage de 3 chaînes.

29. Il est spécifié dans le contrat que les programmes des chaînes ne pourront être proposés sous la forme de vidéo à la demande payante. Le distributeur ne peut percevoir de rémunération des utilisateurs, en contrepartie de la mise à disposition des chaînes et services (niveau basique), à l'exception des chaînes TV Breizh, Ushuaia TV, Histoire et LCI et de leurs services associés, dont l'accès est soumis à un abonnement payant.

30. La fonctionnalité d'enregistrement ou " NPVR " pour Network Personal Video Recorder (enregistreur personnel) est expressément exclue du contrat de distribution. Par ailleurs, certaines fonctionnalités complémentaires sont exclues pour certaines chaînes seulement, dont la fonctionnalité dite le " cast to TV ", qui permet de projeter le contenu affiché sur l'écran d'une tablette ou d'un smartphone sur un écran de télévision. La fonctionnalité NPVR a toutefois été autorisée dans le cadre de la conclusion d'un avenant du 21 novembre 2016(16).

31. En contrepartie des droits concédés, Molotov doit verser au groupe TF1 une rémunération globale et forfaitaire annuelle de [0-5] million d'euros.

32. Le contrat a été conclu pour une durée de 14 mois à partir du 1er novembre 2015, soit jusqu'au 31 décembre 2017. Il a fait l'objet d'une prolongation jusqu'au 31 mars 2017 et s'est poursuivi au-delà de cette date, sans durée déterminée, jusqu'au 30 juin 2019.

2. LE NOUVEAU MODELE DE DISTRIBUTION ADOPTE PAR LES GROUPES TF1 ET M6 A PARTIR DE 2016

33. À partir de 2016, les groupes TF1 puis M6 ont souhaité restructurer les conditions de distribution de leurs services, en exigeant chacun une rémunération de leurs distributeurs pour le droit de distribuer leurs chaînes et services associés.

34. Dans l'avis qu'il a rendu dans le cadre de la présente affaire, le CSA a exposé les principaux termes du débat, en indiquant que " d'une manière générale, les distributeurs considèrent que les éditeurs de services TNT en clair devraient mettre gratuitement à disposition leur flux linéaire (à l'exception des frais techniques) car ils bénéficient de ressources gratuites et rares. A l'opposé, la majorité des éditeurs de services de TNT en clair estiment qu'ils participent, grâce à la notoriété de leurs chaînes, à la valorisation des offres triple play auprès des abonnés aux offres des FAI et qu'ils doivent en conséquence être rémunérés à juste proportion de la valeur apportée. Par ailleurs, ils rappellent qu'en contrepartie de la mise à disposition gratuite de ressources publiques, ils financent la création via les obligations d'investissements dans la production audiovisuelle et cinématographique "(17).

35. Avant que des accords ne soient signés en 2017 et 2018 avec les FAI Orange, Altice, Bouygues et Free, ainsi qu'avec le Groupe Canal Plus, les nouveaux modèles de distribution mis en place respectivement par le groupe TF1 et le groupe M6 ont été source de tensions entre éditeurs et distributeurs, en particulier au regard de la compatibilité d'une telle rémunération avec les dispositions et l'équilibre général de la loi de 1986.

36. Dans le cadre d'un différend opposant le groupe NextRadio TV au groupe Free, le CSA a considéré, en juillet 2019, que les éditeurs étaient en droit de demander une rémunération de la part des distributeurs mettant à disposition du public une offre de services par un réseau n'utilisant pas les fréquences de la TNT assignées par lui. Il a estimé en effet " [qu']aucune disposition législative ou réglementaire ne s'oppose à ce qu'un éditeur autorisé à exploiter un service par voie hertzienne terrestre et ne faisant pas appel à une rémunération de la part des usagers, subordonne la fourniture de ce service à une rémunération de la part d'un distributeur de services qui met à disposition du public, par un réseau n'utilisant pas des fréquences assignées par le Conseil supérieur de l'audiovisuel, une offre de services de communication audiovisuelle comportant des services de télévision ou de médias audiovisuels à la demande "(18).

37. Dans cette même décision, le CSA a également estimé qu'aucune disposition législative n'obligeait le distributeur à reprendre les chaînes de l'éditeur sollicitant une rémunération : " Aucune disposition, notamment issue de la loi du 30 septembre 1986, n'oblige la société Free à mettre à la disposition du public, par réseau n'utilisant pas des fréquences assignées par le Conseil supérieur de l'audiovisuel, les services linéaires et les services associés des sociétés demanderesses. La circonstance que la société Free distribue et commercialise, au sein de son offre de services, des services linéaires et non linéaires d'autres éditeurs, n'implique aucune obligation de contracter avec d'autres éditeurs qui souhaiteraient également être distribués au sein de ses offres de services "(19).

D. LES FAITS DENONCES DANS LA SAISINE

38. Selon la saisissante, les groupes TF1 et M6 auraient rompu de manière brutale et abusive les accords de distribution de leurs chaînes sur la plateforme Molotov. Les comportements de chacun des deux groupes auraient un lien direct avec la création de la plateforme Salto, qui aura, une fois lancée, pour activité la distribution de services de télévision, notamment les chaînes et services associés des sociétés mères TF1, M6 et FTV, et l'édition d'une offre de vidéo à la demande par abonnement(20).

1. LE COMPORTEMENT DU GROUPE M6

39. Dans un courrier du 30 octobre 2017, soit deux mois avant le terme du contrat initial(21), le groupe M6 a indiqué à Molotov que " tout nouvel accord devra s'inscrire dans le cadre des conditions générales de distribution de [ses] services qui prévoient notamment que ceux-ci doivent être repris uniquement au sein d'une offre de télévision payante ne pouvant être constituée essentiellement de chaînes de la TNT en clair "(22).

40. Selon la saisissante, les termes des conditions générales de distribution (ci-après : " CGD ") du groupe M6, lesquelles ne lui auraient été transmises que le 27 novembre 2017, seraient manifestement incompatibles avec son modèle économique " freemium ", en ce qu'elles imposent à tout distributeur de proposer aux consommateurs les chaînes et services du groupe M6 dans le cadre d'une offre payante (clause 3.1 des CGD, désignée " clause de paywall " par la saisissante).

41. Le 26 décembre 2017, le groupe M6 a donné son accord pour prolonger la période de négociation jusqu'au 31 mars 2018, période durant laquelle Molotov pouvait poursuivre la distribution des chaînes du groupe dans les conditions du contrat initial.

42. Aucun accord n'a pu être trouvé au 31 mars 2018.

43. Le 4 avril 2018, Molotov a assigné la société Métropole Télévision devant le tribunal de commerce de Paris afin, notamment, de voir prononcer la nullité de la clause 3.1 des CGD. Dans son jugement du 11 février 2019, le Tribunal lui a donné raison à Molotov, et déclaré cette clause inopposable à Molotov sur le fondement de l'article L. 442-1 du code de commerce. Le tribunal a relevé que " les conditions de négociation ont fait peser sur MOLOTOV une pression caractérisant une volonté ou tentative de soumission, MOLOTOV n'ayant d'autre choix que de refuser de contracter et de renoncer aux chaînes gratuites du second groupe audiovisuel français, aucune contrepartie ne venant compenser les effets négatifs pour MOLOTOV du refus du GROUPE M6 "(23).

44. Le 6 avril 2018, le groupe M6 a saisi le tribunal de grande instance de Paris d'une action en contrefaçon et parasitisme à l'encontre de Molotov, celle-ci ayant maintenu par un autre biais la diffusion des services du groupe M6 en l'absence d'accord.

45. Selon les informations dont dispose l'Autorité, aucun accord de distribution des chaînes de la TNT en clair et leurs services associés ne liait Molotov et le groupe M6 au 30 janvier 2020.

2. LE COMPORTEMENT DU GROUPE TF1

46. Au début de l'année 2019, le groupe TF1 aurait, selon la saisissante, " brutalement tenté d'imposer un durcissement de ses conditions de distribution ". Ainsi, dans un courrier du 8 mars 2019, le groupe TF1 aurait, selon la saisissante, " signifié à Molotov qu'elle entendait résilier l'accord de distribution et appliquer à leur relation les termes de son offre " TF1 PREMIUM ", en fixant unilatéralement au 30 juin 2019 la date butoir pour la conclusion d'un nouvel accord "(24).

47. Par la suite, toujours selon la saisissante, le groupe TF1 se serait systématiquement opposé à l'exercice de réelles négociations. Ainsi, la saisissante indique que " le groupe TF1 n'a jamais transmis le moindre document relatif aux conditions juridiques, techniques et financières de l'offre TF1 PREMIUM. Aujourd'hui encore, Molotov ignore les conditions exactes de l'offre du groupe TF1 "(25).

48. Par ailleurs, toutes les tentatives de discussions initiées par Molotov à la suite du courrier du 8 mars 2019 auraient été écartées par le groupe TF1. Celui-ci aurait refusé de communiquer à Molotov les CGD de l'offre PREMIUM à la suite d'une réunion tenue le 26 avril 2019, au motif que Molotov devait en premier lieu lui communiquer les chiffres de son parc d'utilisateurs. En audition, Molotov a confirmé ne jamais avoir reçu d'offre(26).

49. Par courriel du 10 mai 2019, Molotov a rappelé au groupe TF1 la particularité de son modèle d'affaires qui est " significativement différent de celui des autres distributeurs tels que les FAI " puisqu'il ne dispose " d'aucun mode d'abonnement de type " triple play " qui lui permettrait d'assoir la rémunération de l'offre " TF1 Premium " sur des revenus plus larges du type abonnements à des services de téléphonie fixe, mobile ou à internet "(27).

50. Par la suite, selon la saisissante le groupe TF1 aurait refusé de répondre aux sollicitations de Molotov(28), avant de lui annoncer, le 14 juin 2019, qu'il refusait de poursuivre les négociations et que la reprise de ses chaînes devrait cesser à compter du 1er juillet 2019.

51. Depuis cette date, Molotov a choisi, afin de continuer à proposer les chaînes du groupe TF1, de récupérer le signal du groupe TF1 par un autre biais, ce qui a conduit celui-ci à l'assigner en contrefaçon devant le tribunal de grande instance de Paris(29).

3. LE LIEN ENTRE LES DEUX COMPORTEMENTS : LA CREATION DE SALTO

52. Selon la saisissante, les comportements des groupes M6 et TF1 seraient liés au lancement concomitant de la plateforme Salto, qui serait en concurrence directe avec celle de Molotov. Selon elle, " une corrélation évidente peut être observée au plan temporel entre l'émergence du projet Salto et le comportement des groupes TF1 et M6 dénoncé par Molotov, lequel est au surplus dépourvu de toute rationalité autre que celle d'exclure Molotov en tant que concurrent "(30).

53. Salto est une entreprise commune de plein exercice créée par les groupes FTV, TF1 et M6, dont l'activité est, d'une part, la distribution, dans le cadre d'offres payantes, de services de télévision et de médias audiovisuels à la demande, et d'autre part, l'édition d'une offre de vidéo à la demande par abonnement. La création de Salto a été autorisée par l'Autorité le 12 août 2019 sous réserve d'exécution d'engagements(31).

54. Les comportements de TF1 et de M6 constitueraient " une tentative abusive d'éviction de la plateforme de Molotov " et attesteraient également de " l'existence d'une collusion anticoncurrentielle "(32) entre les groupes TF1 et M6. Molotov serait en outre dans une situation de dépendance économique vis-à-vis de TF1 et de M6 et ces dernières en auraient abusé par leur comportement.

55. À l'appui de ses allégations, Molotov soutient, en premier lieu, que les groupes M6, TF1 et France Télévisions détiendraient collectivement une position dominante sur le marché de l'édition des chaînes de la TNT en clair et sur le marché connexe des droits nécessaires à la constitution d'une offre multiservices médias. Les comportements des groupes M6 et TF1 décrits ci-dessus seraient ainsi constitutifs d'abus de dépendance économique et d'abus de position dominante.

56. En second lieu, selon Molotov, à partir des premiers mois de 2018, les échanges autour du projet Salto auraient affecté l'autonomie des comportements des groupes TF1 et M6 sur le marché et leurs comportements ne pourraient être analysés indépendamment de ce que Molotov qualifie de " concertation relative à Salto ". La saisine indique que c'est à partir de cette date que TF1 et M6 ont " conjointement adopté à l'égard de Molotov un comportement visant à son éviction du marché ". Les éléments qui démontreraient cette coordination sont le refus du groupe M6 de négocier sur le principe de la clause 3.1 des CGD, celui de TF1 de négocier un contrat de distribution, les actions en contrefaçon des deux éditeurs, ainsi que la similitude des contrats de distribution initiaux et de leurs avenants conclus avec chacun des groupes M6 et TF1(33).

57. Molotov relève également que les engagements proposés à l'Autorité dans le cadre du dossier Salto dans leur version du 20 juin 2019 étaient limités aux contrats en cours, ce qui aurait eu pour effet d'exclure Molotov(34).

58. S'agissant des comportements de FTV, Molotov a, en revanche, indiqué en audition qu'ils " sont normaux " et qu'elle " ne sent pas une logique d'élimination de Molotov "(35).

II. Discussion

A. SUR LES MARCHES PERTINENTS

59. Selon la saisissante, il existerait un marché de l'édition des chaînes de la télévision en clair, distinct de celui des chaînes de la télévision payante en raison de leur mode de financement distinct. Il serait en outre " possible de segmenter le marché de la télévision gratuite en distinguant les chaînes historiques de la TNT en clair des autres chaînes ou, plus généralement, d'une part, les chaînes de la TNT en clair qui ont conclu avec le CSA des autorisations d'émettre sur les fréquences du domaine public à titre gratuit et sont soumises à une réglementation spécifique et, d'autre part, les autres chaînes de la télévision gratuite "(36).

60. Il existerait par ailleurs un marché de la fourniture agrégée de contenus et services associés gratuits et payants, sur lequel se trouveraient notamment en concurrence Molotov et Salto.

61. Enfin, TF1 et M6 seraient également présents sur un marché de l'acquisition des droits de diffusion nécessaires à la constitution d'une offre agrégée de contenus et services associés gratuits et payants, marché qui serait connexe aux marchés précités.

62. L'Autorité relève, d'une part, que l'analyse des marchés pertinents proposée par la saisissante n'est pas cohérente avec celle de la pratique décisionnelle des autorités de concurrence, et d'autre part, que la saisissante n'apporte pas d'élément de nature à étayer les segmentations qu'elle propose.

63. La pratique décisionnelle distingue en effet les marchés pertinents suivants.

64. À l'amont, s'agissant de l'acquisition de droits de diffusion de contenus audiovisuels, la pratique décisionnelle opère une distinction selon le type de contenus audiovisuels et distingue ainsi les droits portant sur les œuvres cinématographiques, les droits sportifs et les droits relatifs aux autres programmes audiovisuels(37).

65. Au niveau intermédiaire, les opérateurs éditent les chaînes qu'ils constituent à partir des programmes produits en interne ou acquis sur le marché amont. Les marchés intermédiaires de l'édition et de la commercialisation de chaînes de télévision intègrent dans leur périmètre les chaînes et leurs services et fonctionnalités associés(38).

66. Traditionnellement la pratique décisionnelle de l'Autorité opérait une distinction entre les chaînes payantes et leurs services et fonctionnalités associés, et les chaînes de la TNT en clair et leurs services et fonctionnalités associés. Elle considérait par ailleurs que l'édition de chaînes de la TNT en clair ne constituait pas à proprement parler un marché en raison notamment du fait que les distributeurs de bouquets de télévision ne rémunéraient pas les éditeurs pour pouvoir distribuer leurs chaînes(39). Dans la décision n° 14-DCC-50 précitée, l'Autorité a en effet indiqué : " alors que les activités correspondantes dans le secteur de la télévision payante tirent l'essentiel de leurs revenus des abonnements payés par les consommateurs finals, l'édition et la distribution de chaînes gratuites sont presque entièrement rémunérées par les recettes générées par la publicité télévisuelle ".

67. Dans la décision n° 19-DCC-157 du 12 août 2019 précitée, l'Autorité a toutefois noté qu'en raison des évolutions récentes du secteur, notamment le constat que les éditeurs de chaînes gratuites négocient des rémunérations incluant les flux linéaires et services associés auprès des distributeurs, " il existe des indices forts selon lesquels l'activité d'édition et de commercialisation des chaînes de la TNT pourrait constituer une activité économique susceptible de relever d'un marché pertinent "(40). Elle précise néanmoins que " le test de marché ne permet pas de trancher le périmètre de cet éventuel marché ", les différentes segmentations possibles variant selon les répondants. Ainsi, certains répondants au test de marché considèrent l'activité d'édition et de commercialisation de chaînes de télévision de la TNT en clair comme faisant partie d'un marché de l'édition et de la commercialisation des chaînes payantes et gratuites et des services de télévision non linéaire. Les parties à l'opération, quant à elles, ont indiqué que le marché en question est celui de l'édition et de la commercialisation de chaînes, incluant l'ensemble des chaînes rémunérées. D'autres répondants ont proposé de distinguer les chaînes de la TNT en clair des chaînes payantes et services de télévision non linéaires.

68. Ainsi, en août 2019, l'Autorité a laissé ouverte la question de la définition exacte de ce marché(41). La date de la saisine et celle de la décision Salto étant quasiment concomitantes, l'analyse des marchés pertinents retenue dans cette décision constitue un cadre de référence pertinent en l'espèce. Or, la saisissante ne fait pas état de changements intervenus dans le secteur postérieurement à cette décision et qui justifieraient de faire évoluer la pratique décisionnelle.

69. Enfin au niveau aval, l'Autorité distingue la télévision payante, qui établit une relation commerciale entre le distributeur de télévision et le téléspectateur, de la télévision gratuite, qui établit seulement une relation entre services de télévision et annonceurs publicitaires. À la différence des services de télévision payante, il n'existe pas de marché aval de la distribution de services de télévision en clair. Il est à noter que cette approche n'a pas été remise en cause par la décision de l'Autorité n° 19-DCC-157 (voir paragraphe 106 et suivants).

70. En tout état de cause, la question du périmètre exact des marchés concernés par la présente affaire peut être laissée ouverte, dès lors que les éléments avancés par la société Molotov sur les pratiques anticoncurrentielles alléguées ne permettent pas de considérer les faits comme étant susceptibles de constituer des pratiques contraires aux règles de concurrence.

B. SUR LES PRATIQUES ANTICONCURRENTIELLES ALLEGUEES

71. Le deuxième alinéa de l'article L. 462-8 du code de commerce énonce que " l'Autorité de la concurrence peut [...] rejeter la saisine par décision motivée lorsqu'elle estime que les faits invoqués ne sont pas appuyés d'éléments suffisamment probants ".

72. En outre, l'article R. 464-1 du même code dispose que " la demande de mesures conservatoires mentionnée à l'article L. 464-1 ne peut être formée qu'accessoirement à une saisine au fond de l'Autorité de la concurrence ".

1. ANALYSE DE L'ABUS DE POSITION DOMINANTE COLLECTIVE ALLEGUE

a) Principes applicables

73. Dans une décision n° 06-D-02 du 20 février 2006 relative à des pratiques relevées dans le secteur des travaux routiers liées à la fabrication d'enrobés bitumeux dans le département des Ardennes, le Conseil de la concurrence (ci-après dénommé " le Conseil ") a relevé :

" Pour démontrer l'existence d'une position dominante collective, il faut établir que les entreprises " ont, ensemble, notamment en raison des facteurs de corrélation existant entre elles, le pouvoir d'adopter une même ligne d'action sur le marché et d'agir dans une mesure appréciable indépendamment des autres concurrents, de leur clientèle et, finalement, des consommateurs " (CJCE, 31 mars 1998, aff. jointes C-68/94 et C-30/95, Kali & Saltz, pt. 221; TPICE, 25 mars 1999, aff. T-102/96, Gencor, pt. 163), ce qui peut ressortir de l'examen même des liens ou facteurs de corrélation juridiques existant entre les entreprises ou de l'examen de la structure du marché selon les critères dégagés par le Tribunal de première instance des communautés dans l'arrêt Airtours.

L'existence de liens structurels entre des entreprises d'une part, tels que des liens en capital ou encore des accords formalisés entre elles, et l'adoption d'une ligne commune d'action sur le marché d'autre part, suffisent à démontrer l'existence d'une position de dominance collective (CJCE, 16 mars 2000, Compagnie maritime belge ; TPI, 7 octobre 1999, Irish Sugar ; Cour de cassation, 5 mars 1996, Total Réunion Comores ; cour d'appel de Paris, 30 octobre 2001, OMVESA ; Cour d'appel de Paris, 4 juin 2002, CFDT Radio Télé).

En l'absence de tels liens, la seule structure du marché peut permettre de mettre en évidence une position dominante collective, si les critères cumulatifs dégagés par le Tribunal de première instance dans son arrêt Airtours du 6 juin 2002 (affaire T-342/99) sont réunis, à savoir la structure oligopolistique et la transparence du marché concerné, la possibilité d'exercer des représailles sur les entreprises déviant de la ligne d'action commune et enfin la non-contestabilité du marché ou l'absence de compétition potentielle " .

74. Dans sa décision n° 10-D-36, l'Autorité a par ailleurs retenu que :

" Le concept de dominance collective renvoie donc à un groupe d'entreprises qui disposent, en commun, d'un pouvoir de marché assimilable à celui d'une entreprise en position dominante simple, c'est-à-dire lui permettant de s'abstraire de la concurrence d'autres entreprises actives sur le même marché. Le concept de dominance collective réunit ainsi deux notions : en premier lieu celle de l'interdépendance, et en second lieu celle, plus classique, de la dominance.

Dans cette perspective, un oligopole dont les membres seraient interdépendants, mais confrontés à une forte pression concurrentielle, que ce soit de la part de concurrents extérieurs, de concurrents potentiels (nouveaux entrants en puissance) ou encore de la part de la demande qui disposerait d'un réel pouvoir de négociation, pourrait difficilement être considéré comme dominant.

A cet égard, les juridictions européennes ont rappelé à plusieurs reprises que l'examen d'une dominance collective doit notamment s'apprécier au regard de la capacité du groupe d'entreprises considéré de se comporter sur le marché en cause, dans une mesure appréciable, de façon " indépendante " vis-à-vis de leurs concurrents, de leurs clients et des consommateurs (voir, notamment, l'arrêt de la Cour de justice des Communautés européennes du 16 mars 2000, Compagnie maritime belge transports et autres/Commission, affaires jointes C-395/96 P et C-396/96 P, Rec. p. I-1365, points 33 et 34) "(42).

b) Application au cas d'espèce

75. À l'appui de sa démonstration de l'existence d'une position dominante collective détenue par les groupes FTV, M6 et TF1, la saisissante relève les éléments suivants :

- La situation objectivement similaire des groupes FTV, M6 et TF1, qui exploitent des canaux historiques de la TNT en clair et doivent faire face à l'arrivée de nouveaux concurrents (chaînes de la TNT gratuite en 2005 et plus récemment plateformes de vidéo à la demande par abonnement telles que Netflix) ;

- la clause d'un document contractuel (" term sheet ") [...] ;

- l'adoption d'une stratégie identique des trois groupes envers les FAI exigeant une rémunération en contrepartie de la distribution de leurs chaines ;

- la création de Salto qui constituerait une riposte aux concurrents tels que Molotov et MyCanal ;

- la tentative d'acquisition collective de Molotov au premier trimestre 2018.

76. L'Autorité considère toutefois que ces éléments, tant pris isolément qu'en considération des éléments rassemblés lors de l'instruction, ne sont pas susceptibles de démontrer l'existence d'une position dominante collective au regard de la pratique décisionnelle et de la jurisprudence précitées.

77. En premier lieu, aucun élément de la saisine et du dossier d'instruction n'est susceptible de démontrer l'existence de liens structurels capitalistiques ou juridiques tels que des contrats entre les groupes TF1, M6 et FTV, à l'exception de la détention commune de la chaîne thématique Série Club(43) par les groupes M6 et TF1 et de l'accord relatif à la création de Salto.

78. À lui seul, le lien issu de la détention commune par les groupes TF1 et M6 de la chaîne Série Club apparaît insuffisant pour établir l'existence d'une position dominante collective entre les groupes TF1, M6 et FTV.

79. S'agissant, par ailleurs, du lien structurel résultant de la création de Salto, force est de constater qu'il n'est apparu que postérieurement aux pratiques dénoncées par la saisissante.

80. En effet, si les premières discussions entre TF1, M6 et FTV ont eu lieu au printemps 2018(44) avant de faire l'objet d'une annonce publique en juin 2018, la réalisation de l'opération a quant à elle été suspendue jusqu'à la décision de l'Autorité le 12 août 2019, par application de l'alinéa 1 de l'article L. 430-4 du code de commerce, aux termes duquel " la réalisation effective d'une opération de concentration ne peut intervenir qu'après l'accord de l'Autorité de la concurrence ou, lorsqu'il a évoqué l'affaire dans les conditions prévues à l'article L. 430-7-1, celui du ministre chargé de l'économie "..

81. Ainsi, les faits dénoncés par Molotov et concernant les groupes M6 et TF1 sont antérieurs à la décision du 12 août 2019, par laquelle l'Autorité de la concurrence a autorisé la création de Salto, de sorte qu'aucun lien structurel n'existait entre les groupes M6, TF1 et FTV lorsque le groupe TF1 a annoncé le 30 juin 2019 à Molotov sa décision de ne plus l'autoriser à distribuer ses chaînes et services. A fortiori il n'en existait pas le 31 mars 2018, date à laquelle le groupe M6 a sollicité l'arrêt de la distribution de ses chaînes et services, après l'échec des négociations sur un nouvel accord.

82. À la lumière de ces éléments, l'Autorité considère que ni la saisine ni le dossier ne comportent d'éléments suffisamment probants susceptibles de démontrer l'existence de liens structurels entre les groupes M6, TF1 et FTV.

83. En second lieu, s'agissant de l'argument de la saisissante selon lequel les groupes TF1, M6 et FTV auraient adopté une stratégie identique envers les FAI, s'il est vrai qu'entre 2016 et 2018 les groupes M6 et de TF1 ont exigé de leurs distributeurs une rémunération pour la mise à disposition de leurs chaînes, ni la saisine ni aucun élément du dossier ne permettent d'établir l'existence d'une telle stratégie de la part du groupe FTV. Ce dernier, contrairement aux groupes M6 et TF1, est en effet tenu de mettre ses chaînes à disposition des distributeurs en vertu de l'article 34-2 de la loi de 1986 précitée. Il ne peut donc être soutenu que ce changement de positionnement vis-à-vis des distributeurs matérialise une ligne d'action commune des trois éditeurs sur le marché.

84. De même, la clause du projet d'accord (" Term sheet ") [...] ne peut s'analyser comme un élément matérialisant une position dominante collective entre les trois éditeurs sur le marché. [...]

85. Par ailleurs, la saisissante fait reposer son allégation relative à une tentative d'acquisition de Molotov par les trois éditeurs exclusivement sur un article de presse(45), alors que cette information a été expressément démentie par les groupes M6 et TF1(46). Aucun autre élément du dossier ne permet d'étayer l'allégation de la saisissante.

86. En outre, le groupe FTV ne se trouve pas dans la même situation que les groupes TF1 et M6, étant, à la différence des groupes TF1 et M6 assujetti à des obligations règlementaires spécifiques en vertu de la loi de 1986. Par ailleurs, la saisissante ne peut soutenir, de manière concomitante, que d'une part les groupes TF1, M6 et FTV sont présents sur un marché des chaînes de la télévision en clair, voire sur un segment de ce marché qui ne regrouperait que des chaînes historiques de la TNT en clair, et d'autre part, que les groupes TF1, M6 et FTV doivent faire face l'arrivée de nouveaux concurrents tels que les chaînes de la TNT gratuite et les plateformes de vidéo à la demande, ce qui suggère que le marché pertinent sur lequel sont présent les groupes TF1, M6 et FTV engloberait d'autres acteurs, notamment acteurs du non linéaire, enlevant de fait au marché tout caractère oligopolistique.

87. Enfin, la position prise par chacun des trois groupes vis-à-vis de Molotov ne peut être retenue pour établir l'existence d'une position dominante collective, dès lors que le groupe FTV a adopté une position distincte des groupes M6 et TF1 en maintenant, depuis le contrat expérimental initial, sa relation contractuelle avec Molotov et en étendant même régulièrement la durée de ce contrat(47), alors même que l'obligation qui pèse sur elle en application de l'article 34-2 de la loi de 1986 ne s'applique pas aux acteurs ne distribuant pas ses chaînes dans le cadre d'abonnements payants(48).

88. En tout état de cause, l'opération visant la création de Salto a été autorisée le 12 août 2019, et cette autorisation est conditionnée au respect, par les sociétés mères, d'engagements rendus obligatoires par la décision n° 19-DCC-157. Ces engagements, qui ont pour objectif de remédier aux risques concurrentiels identifiés par l'Autorité, empêchent les parties d'adopter une ligne commune sur le marché via leur filiale commune (voir en particulier les engagements E11 à E14).

89. En conséquence, il ressort de ce qui précède que ni la saisine ni le dossier d'instruction ne comportent d'éléments suffisamment probants susceptibles de démontrer l'existence d'une position dominante détenue collectivement par les groupes FTV, TF1 et M6. En particulier, rien ne permet d'affirmer que les groupes FTV, M6 et TF1, pris collectivement, soient susceptibles de pouvoir " agir dans une mesure appréciable indépendamment des autres concurrents, de leur clientèle et, finalement, des consommateurs ".

2. ANALYSE DE L'ABUS DE DEPENDANCE ECONOMIQUE ALLEGUE

a) Principes applicables

90. Le deuxième alinéa de l'article L. 420-2 alinéa 2 du code de commerce interdit, " dès lors qu'elle est susceptible d'affecter le fonctionnement ou la structure de la concurrence, l'exploitation abusive par une entreprise ou un groupe d'entreprises de l'état de dépendance économique dans lequel se trouve à son égard une entreprise cliente ou fournisseur ".

91. L'infraction visée par cet article suppose donc de démontrer (i) l'existence d'une dépendance économique et (ii) une pratique abusive susceptible d'affecter le fonctionnement ou la structure de la concurrence.

92. Sur l'état de dépendance économique, la cour d'appel de Paris a rappelé que " l'état de dépendance économique, pour un distributeur, se définit comme la situation d'une entreprise qui ne dispose pas de la possibilité de substituer à son ou ses fournisseurs un ou plusieurs autres fournisseurs répondant à sa demande d'approvisionnement dans des conditions techniques et économiques comparables [...] "(49).

93. Selon une pratique décisionnelle constante (cf. notamment les décisions n° 04-D-28 et n° 06-D-16), l'Autorité tient compte, pour caractériser l'existence d'une telle situation, de la " notoriété de la marque du fournisseur, de l'importance de la part de marché du fournisseur, de l'importance de la part du fournisseur dans le chiffre d'affaires du revendeur " mais considère que " la seule circonstance qu'un distributeur réalise une part très importante voire exclusive de son approvisionnement auprès d'un seul fournisseur ne suffit pas à caractériser son état de dépendance économique au sens de l'article L. 420-2 du code de commerce " (50).

94. Dans une décision n° 03-D-42, le Conseil avait à cet égard retenu que " les situations de dépendance relevant de [l'article L. 420-2] du code de commerce s'inscrivent dans le cadre de relations bilatérales entre deux entreprises et doivent donc être évaluées au cas par cas, et non pas globalement pour toute la profession(51) ". Cette position a été confirmée dans une décision du Conseil n° 06-D-16 du 20 juin 2006 et les décisions de l'Autorité n° 10-D-08 du 3 mars 2010 et n° 19-D-18 du 31 juillet 2019(52).

95. Dans la décision précitée n° 10-D-08, l'Autorité a reconnu que l'état de dépendance économique peut également s'apprécier dans les relations entre un fournisseur et son réseau de distribution, pour autant que ce réseau " constitue un groupe d'entreprises aux caractéristiques suffisamment homogènes, dont les membres sont placés, à l'égard de ce fournisseur, dans la même position économique et juridique "(53).

b) Application au cas d'espèce

96. La saisine s'appuie sur le fait que les chaînes des trois groupes historiques (M6, TF1 et FTV) représentent 70 % de l'audience de la télévision linéaire gratuite et sur la part de la durée de visionnage totale des utilisateurs de Molotov attribuable aux chaînes des groupes TF1 et M6 qui est de [0-40] %, et [0-40] % respectivement pour chacun des groupes.

97. Molotov souligne par ailleurs le caractère incontournable des chaînes des deux groupes dans son offre Molotov et considère qu'il est essentiel d'y avoir accès aux fins de convaincre les consommateurs de souscrire aux options payantes, seule source de revenus de Molotov.

98. À titre liminaire, il convient de souligner qu'il n'est pas pertinent de retenir la part d'audience cumulée des trois éditeurs, dans la mesure où il n'est pas soutenu que Molotov serait en situation de dépendance économique vis-à-vis du groupe FTV, qui n'est pas mis en cause dans la saisine.

99. Par ailleurs, selon la jurisprudence rappelée ci-dessus, une situation de dépendance économique ne pourrait, dans le cas présent, se concevoir que dans les relations bilatérales de TF1 et Molotov et/ou M6 et Molotov et non globalement dans les relations entre Molotov d'une part et M6 et TF1 pris collectivement d'autre part. La démonstration d'un tel état de dépendance doit donc être faite pour chacune de ces relations.

100. Or, la saisissante ne conduit pas d'analyse " au cas par cas ", comme le requiert la jurisprudence, de la situation de dépendance économique dans laquelle elle se trouverait vis-à-vis de chacun des deux groupes.

101. Les éléments figurant au dossier d'instruction ne sont pas davantage susceptibles de caractériser un quelconque état de dépendance économique de Molotov vis-à-vis de l'un ou de l'autre des deux groupes.

102. En premier lieu, s'agissant du critère relatif à la part de marché du fournisseur, si à ce jour la pratique décisionnelle n'a pas défini les contours d'un marché de l'édition de chaînes de la TNT gratuite(54), la position des groupes M6 et TF1 sur le segment télévision linéaire gratuite peut être estimée via l'audience que chacun des groupes génère, soit 28 % pour les chaînes du groupe TF1 et 13 % pour les chaînes du groupe M6. Selon la saisissante, les parts d'audience des deux groupes dans la durée de visionnage des chaînes via l'application Molotov sont du même ordre.

103. En second lieu, s'agissant de l'importance des services de chacun des groupes M6 et TF1 dans le chiffre d'affaires de Molotov, la saisissante ne fournit pas de chiffre permettant d'estimer avec précision la part que représentent les chaînes et services des groupes TF1 et M6 dans son chiffre d'affaires total. Elle fournit néanmoins plusieurs chiffres sur :

- la répartition de la durée de visionnage des programmes sur la plateforme Molotov ([0-40] % de la durée de visionnage serait concentrée sur les chaînes du groupe TF1 et [0-40] % sur les chaînes du groupe M6) ;

- le nombre d'utilisateurs de la plateforme ayant regardé les chaînes des groupes TF1 et M6 (en 2018, près de [0-5] millions d'utilisateurs de la plateforme ont regardé les chaînes du groupe TF1 et près de [0-5] millions ont regardé les chaînes du groupe M6) ;

- la proportion des enregistrements réalisés sur la plateforme ayant souscrit à une offre " Molotov Plus " portant sur les programmes des groupes TF1 et M6 ([0-40] % des enregistrements s'agissant du groupe TF1 et [0-40] % s'agissant du groupe M6).

104. Si les éléments relatifs à la durée de visionnage et au nombre d'utilisateurs témoignent de l'importance que peuvent revêtir les chaînes des groupes M6 et TF1 au sein de l'offre " Molotov Basic ", ils ne permettent pas de démontrer l'importance que revêtent les services associés aux chaînes de chacun des groupes TF1 et M6, seuls à être commercialisés auprès des abonnés, dans le chiffre d'affaires total réalisé par Molotov. En effet, conformément au modèle économique que Molotov a choisi, l'offre basique par laquelle les chaînes de télévision linéaire sont mises à disposition gratuitement auprès des consommateurs ne génère aucun chiffre d'affaires.

105. S'agissant des offres Molotov Plus et Molotov Extended, qui représentent ensemble environ deux tiers du chiffre d'affaires de Molotov(55), les éléments au dossier permettent difficilement d'évaluer la part du chiffre d'affaires de Molotov attribuable aux chaînes et services des groupes M6 et TF1, puisque la souscription se fait " en bloc " sur l'ensemble des services et contenus des éditeurs de chaînes de télévision linéaire, conformément aux contrats conclus entre chaque éditeur et Molotov, et non à la carte, par type de contenu ou par éditeur.

106. Il ressort de ce qui précède que ni la saisine ni les éléments versés au dossier ne permettent de démontrer l'existence d'un état de dépendance économique dans lequel se trouverait Molotov vis-à-vis de chacun des groupes M6 et TF1.

107. Dans ces conditions, l'état de dépendance économique mentionnée au deuxième alinéa de l'article L. 420-2 du code de commerce étant une condition de l'application de cet article, il n'est pas nécessaire, d'analyser si les comportements dénoncés sont susceptibles de constituer des abus au sens de l'article précité.

3. ANALYSE DE L'ENTENTE ALLEGUEE

108. La saisine soutient que des discussions entre les groupes M6, FTV et TF1 auraient eu lieu au début de l'année 2018 concernant la création de Salto ; de plus, FTV aurait indiqué avoir reporté la mise en place de sa propre plateforme. L'intérêt commun manifesté par la création de Salto aurait affecté l'autonomie des comportements de TF1 et M6, et les aurait incités à adopter de concert vis-à-vis de Molotov un comportement visant à restreindre sa capacité à exercer une pression concurrentielle sur leur plateforme future. Selon la saisissante, les comportements de groupes M6 et TF1 ne pourraient donc pas s'analyser indépendamment de ce qu'elle qualifie de " concertation relative à Salto ".

109. Comme l'Autorité l'a rappelé dans sa décision " Dstorage " du 31 juillet 2019, un parallélisme des comportements ne suffit pas à qualifier une entente anticoncurrentielle. Elle a ainsi retenu dans cette affaire : " la circonstance que, pendant la période incriminée, de 2012 à 2018, plusieurs prestataires de services de paiement aient adopté le même comportement à l'égard de la société Dstorage et aient, de la même façon, résilié leurs contrats ou refusé de contracter, ne saurait suffire à démontrer l'existence d'une entente entre eux. Il convient de rappeler à cet égard que, selon la pratique décisionnelle de l'Autorité, illustrée notamment par la décision n° 09-D-38 du 17 décembre 2009 relative à des pratiques mises en œuvre par les sociétés Ethicon SAS, Tyco Healthcare France et le syndicat national des industries des technologies médicales (paragraphe 38), un parallélisme de comportement de la part de concurrents prenant des décisions autonomes, sur le fondement d'informations accessibles à tous et selon une rationalité économique propre, ne suffit pas, à lui seul, à démontrer l'existence d'une entente(56) ".

110. En l'espèce, les groupes M6 et TF1 ont, de fait, chacun changé leur positionnement vis-à-vis de l'ensemble du marché, en exigeant des distributeurs qu'ils les rémunèrent pour la commercialisation de leurs contenus auprès des consommateurs. Ce nouveau positionnement de chacun des deux groupes s'explique toutefois par l'évolution du paysage audiovisuel, notamment telle qu'exposée dans l'avis n° 19-A-04(57) (la stagnation des ressources publicitaires des éditeurs de télévision nécessitant de rechercher de nouvelles sources de revenu).

111. Aucun élément ne permet par ailleurs d'étayer la thèse soutenue par la saisissante, selon laquelle les décisions individuelles de chacun des groupes M6 et TF1 relatives à leur positionnement respectif par rapport à l'ensemble des distributeurs seraient le résultat d'une entente anticoncurrentielle.

112. De plus, l'Autorité relève que les décisions respectives des groupes M6 et TF1 de rompre et/ou ne pas renouveler leurs contrats respectifs avec Molotov ont pris des formes différentes et ont eu lieu à des périodes différentes : clause de paywall pour M6 à la fin de l'année 2017 et rupture des relations en mars 2018 ; offre Premium pour TF1 en 2016 et résiliation du contrat expérimental le 30 juin 2019, soit plus d'un an après l'échec des négociations entre Molotov et le groupe M6.

113. Enfin, selon les groupes TF1 et M6, ces décisions s'expliqueraient par l'existence de manquements contractuels répétés de Molotov, dont des factures impayées ainsi que plusieurs inexécutions contractuelles, notamment l'absence de fourniture mensuelle du nombre d'utilisateurs et d'envoi de données détaillées sur l'utilisation de la fonctionnalité d'enregistrement. À l'appui de leurs allégations sur ce point, les groupes TF1 et M6 ont fourni des éléments documentaires, dont des courriers adressés à Molotov faisant état de ces manquements(58). Les éléments du dossier révèlent également les doutes de ces deux éditeurs quant à la pérennité financière de Molotov, considération étayée par les retards de paiement dont FTV a fait également état(59).

114. Si l'Autorité n'est pas juge des manquements contractuels susceptibles d'intervenir entre opérateurs sur le marché, il n'en demeure pas moins que les éléments fournis par les groupes TF1, M6 et FTV sont susceptibles de fournir une explication plausible à la position que chacun des groupes TF1 et M6 a prise vis-à-vis de Molotov et que celle-ci dénonce dans sa saisine.

115. Ainsi, s'il existe un certain parallélisme entre l'évolution des relations entre M6 et Molotov d'une part, et entre TF1 et Molotov d'autre part, dans la mesure où M6 et TF1 ont chacun à leur tour rompu leurs contrats de distribution avec Molotov, tandis que les négociations respectives en vue de la conclusion d'un nouveau contrat n'ont pas abouti, la saisine et les éléments au dossier ne contiennent aucun élément tendant à démontrer l'existence d'un accord de volonté, explicite ou tacite, entre les groupes TF1 et M6 ayant pour objet ou pour effet de restreindre la concurrence, en excluant Molotov du marché.

4. ANALYSE DE LA RESTRICTION VERTICALE ALLEGUEE

116. Molotov soutient que la clause dite de Paywall contenue dans les CDG du groupe M6 serait contraire aux articles 101 du TFUE et L. 420-1 du code de commerce en ce que la " limitation de l'autonomie commerciale de distributeurs constitue une restriction caractérisée "(60).

a) Principes applicables

117. Dans son arrêt du 16 mai 2013, Kontiki, la cour d'appel de Paris a rappelé que " les articles 101, paragraphe 1, du TFUE et L. 420-1 du code de commerce prohibent notamment les ententes entre fournisseurs et distributeurs ayant pour objet ou pour effet d'empêcher, de fausser ou de restreindre la fixation des prix aux consommateurs par le libre jeu de la concurrence ".

118. La preuve de l'accord de volonté entre les parties à une entente est démontrée lorsque sont établis, d'un côté, l'invitation d'une partie à l'accord à mettre en œuvre une pratique et, d'un autre côté, l'acquiescement d'au moins une autre partie à cette invitation(61). Le Tribunal a précisé à cet égard que " la notion d'accord au sens de l'article [101, paragraphe 1, du TFUE] telle qu'elle a été interprétée par la jurisprudence, est axée sur l'existence d'une concordance de volontés entre deux parties au moins, dont la forme de manifestation n'est pas importante pour autant qu'elle constitue l'expression fidèle de celles-ci "(62).

119. S'agissant des prix imposés, l'article 4 du règlement d'exemption relatif aux accords verticaux exclut du champ d'application de l'exemption certains accords verticaux comportant des restrictions caractérisées. C'est le cas notamment des accords verticaux ayant directement ou indirectement pour objet " de restreindre la capacité de l'acheteur de déterminer son prix de vente, sans préjudice de la possibilité pour le fournisseur d'imposer un prix de vente maximal ou de recommander un prix de vente, à condition que ces derniers n'équivaillent pas à un prix de vente fixe ou minimal sous l'effet de pressions exercées ou d'incitations par l'une des parties ".

120. Selon les lignes directrices de la Commission européenne sur les restrictions verticales(63), cette disposition vise les prix de vente imposés, c'est-à-dire les accords ayant directement ou indirectement pour objet l'établissement d'un prix de vente fixe ou minimal ou d'un niveau de prix de vente fixe ou minimal que l'acheteur est tenu de respecter. Les lignes directrices précisent notamment que ces prix peuvent être imposés par des moyens indirects (accord fixant la marge des distributeurs ou le niveau maximal des réductions qu'un distributeur peut accorder à partir d'un niveau de prix prédéfini), ou par le fait de relier le prix de vente imposé aux prix de vente pratiqués par la concurrence ou encore par des comportements tels que des menaces, avertissements, sanctions, résiliations d'accords en cas de non-respect d'un niveau de prix donné(64).

121. La cour d'appel a souligné dans l'arrêt Kontiki précité que " les pratiques de prix imposés sont considérées par le règlement (UE) n° 330/2010 de la Commission du 20 avril 2010 comme des restrictions caractérisées et que, dès lors, un accord ou une pratique concertée ayant directement ou indirectement pour objet l'établissement d'un prix de vente fixe ou minimal que l'acheteur est tenu de respecter, est présumé restreindre la concurrence " (confirmé par la Cour de cassation dans son arrêt du 7 octobre 2014).

b) Application au cas d'espèce

122. Il ressort des éléments du dossier que les CGD du groupe M6 ont été adoptées par celui-ci de manière unilatérale et n'ont fait l'objet d'aucun accord explicite ou d'acquiescement tacite par Molotov, en raison précisément du rejet par celle-ci desdites CGD.

123. En l'absence de démonstration de l'existence d'un accord de volonté, toute analyse sous l'angle des articles L. 420-1 du code de commerce et 101 paragraphe 1 du TFUE est, par définition même, exclue.

124. Au surplus, l'Autorité relève que dans son jugement du 11 février 2019, le tribunal de commerce de Paris a considéré que la clause 3.1 n'était pas opposable à Molotov au titre de l'article L. 442-1 du code de commerce(65). Ainsi, à la date de la saisine, selon ce jugement, cette clause n'avait déjà plus aucun effet sur la situation concurrentielle de Molotov.

III. Conclusion

125. Il résulte de ce qui précède que la société Molotov n'apporte pas d'éléments suffisamment probants à l'appui de ses allégations.

126. Il convient donc de rejeter la saisine en application du deuxième alinéa de l'article L. 462-8 du code de commerce. Ce rejet au fond entraîne le rejet de la demande de mesures conservatoires, enregistrée sous le numéro 19/0039 M, qui en est l'accessoire.

DÉCISION

Article 1er : La saisine de la société Molotov enregistrée sous le numéro 19/0038 F est rejetée.

Article 2 : La demande de mesures conservatoires de la société Molotov enregistrée sous le numéro 19/0039 M est rejetée.

NOTES :

1 Version publique.

2 Ce résumé à un caractère strictement informatif. Seuls font foi les motifs de la décision numérotés ci-après.

3 Voir les décisions n° 17-DCC-93 du 22 juin 2017 portant réexamen des engagements de la décision n° 14-DCC-50 du 2 avril 2014 relative à la prise de contrôle exclusif des sociétés Direct 8, Direct Star, Direct Productions, Direct Digital et Bolloré Intermédia par Vivendi SA et Groupe Canal Plus et n° 17-DCC-92 du 22 juin 2017, portant réexamen des injonctions de la décision n° 12-DCC-100 du 23 juillet 2012 relative à la prise de contrôle exclusif de TPS et CanalSatellite par Vivendi SA et Groupe Canal Plus.

4 À savoir France 2, France 3, France 4, France 5, France Info et France Ô.

5 Conseil d'État, section du contentieux, 5ème et 6ème chambres réunies, arrêt du 24 juillet 2019, n° 391519.

6 Décision n° 19-DCC-157 du 12 août 2019 relative à la création d'une entreprise commune par les sociétés France Télévisions, TF1 et Métropole Télévision, paragraphe 289.

7 Dénommée " NPVR " ou " network personal video recorder " permettant d'enregistrer dans le cloud.

8 Nombre de personnes ayant utilisé l'application au moins une fois.

9 Cotes 627, VC 2108 et VNC 2153. Voir également https://www.lesechos.fr/tech-medias/medias/molotov-a-la-recherche-de-partenaires-1018413

10 Voir cotes VC 93 à 96.

11 Contrats du 5 juin 2015 avec M6 et du 23 octobre 2016 avec TF1 ayant chacun fait l'objet d'avenants en 2016.

12 Voir notamment les cotes 157, 334, 191, 389, 945, 1510.

13 Distribution en streaming et en SD uniquement.

14 Cela pour une durée maximale limitée à 20 heures, tous programmes confondus.

15 Voir cotes VC 141 et VNC 677.

16 Pour une durée de 20 heures maximum.

17 Cotes VC 2112 et VNC 2156.

18 Décision du CSA n° 2019-395 du 31 juillet 2019 relative à un différend opposant les sociétés BFM TV, RMC Découverte et Diversité TV à la société Free, paragraphe 7.

19 Décision du CSA n° 2019-395 du 31 juillet 2019 relative à un différend opposant les sociétés BFM TV, RMC Découverte et Diversité TV à la société Free, paragraphe 22.

20 Il est à noter qu'à la différence de Molotov, les offres distribuées par Salto seront payantes.

21 Le contrat expirait le 31 décembre 2017 et n'était pas renouvelable par tacite reconduction.

22 Cotes VC 157 et VNC 693.

23 Cote 322.

24 Cotes VC 14 et VNC 1261.

25 Cotes VC14 et VNC 1261.

26 Cotes VC 514, VNC 527 et 540.

27 Cotes VC 395, VNC 1399.

28 Cotes VC 16, 401 à 407 et VNC 1263, 1405 à 1411.

29 Cette affaire est encore pendante au jour de la présente décision.

30 Cote VC 18 et VNC 1265.

31 Décision n° 19-DCC-157 du 12 août 2019 relative à la création d'une entreprise commune par les sociétés France Télévisions, TF1 et Métropole Télévision.

32 Cote 45.

33 Cotes VC 518, VNC 531 et 544.

34 Cotes VC 518, VNC 531 et 544.

35 Cotes VC 518, VNC 531 et 544.

36 Cote 24.

37 Décision n° 19-DCC-157, paragraphe 22 et suivants.

38 Décision n° 19-DCC-157, paragraphe 77.

39 Décision n° 19-DCC-157, paragraphe 83.

40 Décision n° 19-DCC-157, paragraphe 89.

41 L'Autorité a retenu pour son analyse l'hypothèse la plus conservatrice, à savoir celle d'un marché limité à l'édition et la commercialisation des chaînes de la TNT en clair.

42 Décision n° 10-D-36 du 17 décembre 2010 relative à des pratiques mises en œuvre dans le secteur du gaz de pétrole liquéfié (GPL) conditionné, paragraphes 36 à 38.

43 La chaîne Série Club est une chaîne thématique qui représente une part d'audience inférieure à 1 % (0,2 % de l'audience entre septembre 2018 et février 2019 selon Médiamétrie : https://www.mediametrie.fr/sites/default/files/2019-03/2019%2003%2012%20CdP%20Mediamat%27Th%C3%A9matik%20Septembre%202018-F%C3%A9vrier%202019.pdf).

44 Cotes VC 1513, VNC 1538 et 1522, VNC 1547.

45https://www.liberation.fr/france/2018/06/20/salto-tf1-france-televisions-et-m6-refusent-de-racheter-molotov _1660536

46 Cotes VNC 1538 et 1547.

47 A la connaissance de l'Autorité, la dernière extension daterait du [...].

48 Voir l'arrêt du Conseil d'Etat du 24 juillet 2019 précité.

49 Arrêt de la cour d'appel de Paris du 25 janvier 2005, n° 2004/13142.

50 Décision n° 19-D-18 du 31 juillet 2019 relative à des pratiques mises en œuvre dans le secteur des moyens de paiement par carte bancaire ; décision n° 09-D-02 du 20 janvier 2009 relative à une demande de mesures conservatoires présentée par le Syndicat national des Dépositaires de Presse ; voir également les décisions du Conseil n° 04-D-28 et n° 06-D-16.

51 Décision n° 03-D-42 du 18 août 2003 relative à des pratiques mises en œuvre par Suzuki et autres sur le marché de la distribution des motocycles, paragraphe 51.

52 Décision n° 19-D-18 du 31 juillet 2019 relative à des pratiques mises en œuvre dans le secteur des moyens de paiement par carte bancaire.

53 L'Autorité conclut précisément dans cette affaire que ni l'état de dépendance économique dans les relations bilatérales entre le fournisseur et chaque distributeur ni celui qui pourrait résulter de la relation entre le fournisseur et son réseau de distribution en raison de l'absence d'homogénéité de la position des distributeurs n'a pu être mis en évidence.

54 Comme indiqué ci-dessus dans la partie relative aux marchés pertinents, l'approche traditionnelle est toutefois en cours d'évolution puisque l'Autorité considère probable que l'activité d'édition et de commercialisation de chaînes de la TNT en clair constitue une activité économique et est susceptible de relever d'un marché pertinent. La décision n° 19-DCC-157 laisse toutefois ouverte la question de la définition exacte de cet éventuel marché.

55 Cotes VC 864 et VNC 1149.

56 Décision n° 19-D-18 du 31 juillet 2019 relative à des pratiques mises en œuvre dans le secteur des moyens de paiement par carte bancaire, paragraphe 103.

57 Avis n° 19-A-04 du 21 février 2019 relatif à une demande d'avis de la commission des Affaires culturelles et de l'Éducation de l'Assemblée nationale dans le secteur de l'audiovisuel.

58 Voir par exemple les cotes VC 1780, 1781, 1783 (VNC 1851, 1852, 1854), 1790 à 1803, VC 930 à 932, 2017 à 2053 (VNC 2076 et suivantes).

59 Voir les cotes VC 1513 et VNC 1538.

60 Cote 42.

61 Arrêts de la Cour de justice du 15 juillet 1970, ACF Chemiefarma/Commission, 41/69, Rec. p. 661, point 112, du 11 janvier 1990, Sandoz Prodotti Farmaceutici/Commission, C-277/87, Rec. p. I-45, point 13, et du Tribunal du 26 octobre 2000, Bayer/Commission, T-41/96, Rec. p. II-3383, point 67 ; et de la cour d'appel de Paris, 28 janvier 2009, Epsé Joué Club, devenu définitif après les arrêts de rejet de la Cour de cassation du 7 avril 2010).

62 Arrêt du Tribunal, Bayer/Commission du 26 octobre 2000, T-41/96, point 69. Voir la Décision n° 16-D-17 du 21 juillet 2016 relative à des pratiques mises en œuvre dans le secteur des appareils de chauffage mobiles à combustible liquide dans laquelle il est fait application de ces principes.

63 Communication de la Commission européenne, Lignes directrices sur les restrictions verticales, paragraphe 25.

64 Lignes directrices sur les restrictions verticales, paragraphe 50.

65 Le I de l'article L. 442-1 du code de commerce dispose : " Engage la responsabilité de son auteur et l'oblige à réparer le préjudice causé le fait, dans le cadre de la négociation commerciale, de la conclusion ou de l'exécution d'un contrat, par toute personne exerçant des activités de production, de distribution ou de services :

1° D'obtenir ou de tenter d'obtenir de l'autre partie un avantage ne correspondant à aucune contrepartie ou manifestement disproportionné au regard de la valeur de la contrepartie consentie ;

2° De soumettre ou de tenter de soumettre l'autre partie à des obligations créant un déséquilibre significatif dans les droits et obligations des parties ".