CA Paris, Pôle 5 ch. 5, 4 juin 2020, n° 17-22468
PARIS
Arrêt
Confirmation
PARTIES
Demandeur :
Staubli Faverges (SCA)
Défendeur :
Selarl AJ UP (ès qual.), Technic Rectif (SARL), Selarl MJ Synergie Mandataires judiciaires (ès qual.)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
Mme Prigent
Conseillers :
Mmes Soudry, Lignières
FAITS ET PROCÉDURE :
La société Staubli Faverges intervient dans le domaine de la mécanique sur trois pôles : les machines textiles, les systèmes de connexions et la robotique.
La société Technic Rectif est spécialisée dans la mécanique et la rectification de pièces haute précision.
Les sociétés Staubli Faverges et Technic Rectif ont été en relation d'affaires de 2007 à 2015, la société Technic Rectif fabriquant des pièces, notamment sous forme de prototype, pour la société Staubli Faverges.
Par courrier recommandé du 27 avril 2015, la société Technic Rectif a demandé à la société Staubli Faverges les raisons de la baisse du volume d'affaires entre les deux sociétés depuis le dernier trimestre de 2014.
Une réunion a été organisée en date du 16 juin 2015 entre les deux sociétés et son compte-rendu de réunion a indiqué les causes expliquant la diminution du volume d'activité entre les sociétés : " baisse d'activité dans le domaine des raccords, investissement des S/T machine à palettisation (mieux placé prix et délais); prix élevé par rapport aux autres S/T ".
Par courrier recommandé du 30 mars 2016, la société Technic Rectif a sollicité de nouvelles explications quant aux motifs de la baisse de volume d'affaires, auxquelles il lui était répondu par courriel du 31 mars 2016 qu'elles avaient été exposées lors de la réunion du 16 juin 2015.
Par jugement du 27 juillet 2016, le Tribunal de commerce de Saint Etienne a prononcé l'ouverture d'une procédure de redressement judiciaire à l'encontre de la société Technic Rectif. Un plan de redressement est en cours d'exécution au profit de cette dernière pour 8 années à compter du 13-12-2017.
Par exploit d'huissier du 14 octobre 2016, la société Technic Rectif a fait assigner la société Staubli Faverges afin de voir reconnaître une brusque rupture de la relation commerciale établie et de la voir condamnée à une indemnisation sur la base de 9 mois, soit 99 301 euros ainsi que 10 000 euros au titre d'un préjudice moral.
Par jugement du 16 novembre 2017, le Tribunal de commerce de Lyon a :
- dit que la société Technic Rectif n'a été soumise à aucune procédure de négociation de prix aux fins de référencement ou de notification d'une quelconque faute dans l'exécution de sa prestation, ni ne s'est vue proposer une évolution de la relation commerciale ;
- dit qu'il y a eu rupture brutale et sans préavis des relations commerciales de la part de la société Staubli Faverges ;
- condamné la société Staubli Faverges au paiement de la somme de 60 000 euros à la société Technic Rectif ;
- débouté la société Technic Rectif de l'ensemble de ses autres demande s;
- rejeté l'ensemble des demandes de la société Staubli Faverges ;
- condamné la société Staubli Faverges à verser à la société Technic Rectif la somme de 2 000 euros au titre de l'article 700 du Code de procédure civile ;
- prononcé l'exécution provisoire du présent jugement, nonobstant appel et sans caution ;
- condamné la société aux entiers dépens de l'instance.
Par déclaration du 7 décembre 2017, la société Staubli Faverges a interjeté appel de ce jugement sur la totalité des chefs du jugement critiqués.
PRÉTENTIONS DES PARTIES :
Dans ses dernières conclusions notifiées par le RPVA le 4 juin 2018, la société Staubli Faverges demande à la cour de :
Vu l'article L. 442-6 5° du Code de commerce,
Vu les pièces versées aux débats,
- réformer le jugement en toutes ses dispositions,
- dire et juger n'y avoir application des dispositions de l'article L. 442-6 5° du Code de commerce compte tenu de la particularité des relations existantes entre la société Staubli Faverges et la société Technic Rectif,
A titre subsidiaire,
- rejeter les demandes d'indemnisation de la société Technic Rectif au vue de l'absence de pièces justificatives ;
A titre infiniment subsidiaire,
- dire et juger que le préavis qui aurait dû être octroyé ne peut être supérieur à 4 mois ;
- dire et juger qu'il devra être pris en compte le quantum de la marge brute sur une partie du volume global de la sous-traitance confiée par la société Staubli à l'ensemble de ses sous-traitants de pièces de haute précision sur l'année 2016 ;
En tout état de cause,
- condamner la société Technic Rectif à payer à la société Staubli Faverges la somme de 5 000 euros au titre de l'article 700 du Code de procédure civile ;
- condamner la société Technic Rectif dont distraction au profit de Me X en application de l'article 699 du Code de procédure civile.
Dans leurs dernières conclusions notifiées par le RPVA le 12 septembre 2018, la société Technic Rectif et la société AJ UP, ès-qualités de commissaire à l'exécution du plan de la société Technic Rectif, demandent à la cour de :
Vu l'article L. 442-6 I 5° du Code de commerce,
Vu l'article 1382 du Code civil devenu dans la nouvelle codification l'article 1240,
Vu la jurisprudence,
Vu les pièces versées aux débats,
- confirmer le jugement rendu par le Tribunal de commerce de Lyon en date du 16 novembre 2017 en ce qu'il a reconnu l'existence de la rupture brutale des relations commerciales établies du fait de la société Staubli Faverges, entraînant l'indemnisation du préjudice subi par la société Technic Rectif ;
- l'infirmer néanmoins sur le quantum du préjudice subi tant matériel que moral ;
- dire et juger que la société Technic Rectif n'a été soumise à aucune procédure de négociation de prix aux fins de référencement ou de notification d'une quelconque faute dans l'exécution de sa prestation, ni ne s'est vue proposer une évolution de la relation commerciale ;
- dire et juger que la société Staubli Faverges est à l'origine d'une brusque rupture de la relation commerciale établie avec la société Technic Rectif résultant notamment d'une baisse considérable de commandes puis d'absence totale de commandes, sans explication crédible donnée, ni même courrier de réponse circonstancié ou recommandé ;
En conséquence,
- débouter la société Staubli Faverges de l'intégralité de ses fins, prétentions, moyens et conclusions, notamment en prétextant ne pas faire application de l'article L. 442-6 I 5° du Code de commerce alors qu'elle reconnaît une relation commerciale établie et une baisse du chiffre d'affaires de son fournisseur, seules conditions légales applicables ;
- écarter l'attestation de Monsieur S. produite aux débats comme étant une preuve faite à soi-même, de même que les extraits écran du logiciel interne fournis par cette dernière ;
A tout le moins,
- condamner la société Staubli Faverges à réparer le préjudice subi par la société Technic Rectif, et en présence de la Selarl AJ UP prise en la personne de Maître Y en qualité de commissaire à l'exécution du plan, notamment la perte de chiffre d'affaires, seule notion à retenir dans le cadre d'un travail à façon régulier depuis des années, calculé sur le chiffre d'affaires moyen 2012 à 2014 au prorata d'un préavis fixé à 9 mois correspondant aux 9 années de relations commerciales établies, soit 99 301 euros HT, rappelant que la perte de chiffre d'affaires correspond parfaitement à l'indemnisation normale de la société Technic Rectif compte tenu de la spécificité des produits en cause et des investissements pratiqués ;
A titre subsidiaire, pour le cas où la marge brute serait retenue,
- retenir un préavis de 9 mois et non de 7 mois en appliquant le taux retenu par le tribunal de 85 % pour l'indemnisation d'un préjudice de 84 400 euros HT ;
- condamner la société Staubli Faverges à régler cette somme;
A titre très subsidiaire,
- confirmer le montant alloué par le Tribunal de commerce de Lyon à hauteur de 60 000 euros HT ;
- condamner la société Staubli Faverges à régler cette somme ;
En tout état de cause,
- condamner également au regard de la Jurisprudence, la société Staubli Faverges à verser à la société Technic Rectif, en présence de la Selarl AJ UP prise en la personne de Maître Y en qualité de commissaire à l'exécution du plan, la somme de 10 000 euros HT au titre du préjudice moral, au regard des circonstances ci-dessus décrites dans lesquelles elle s'est vue évincer de toute commande de la société Staubli Faverges, laquelle loin de reconnaître la situation, a tenté de s'exonérer par différents moyens inadmissibles ;
- condamner enfin la société Staubli Faverges à verser à la société Technic Rectif, en présence de la Selarl AJ UP prise en la personne de Maître Y en qualité de commissaire à l'exécution du plan, la somme de 5 000 euros HT en application de l'article 700 du Code de procédure civile, en sus de l'indemnité allouée en première instance, ainsi que les entiers dépens de première instance et d'appel, ces derniers étant distraits au profit de la Selarl Z représentée par Maître Z, avocat, sur son affirmation de droit.
L'ordonnance de clôture a été prononcée le 12 décembre 2019.
La cour renvoie, pour un plus ample exposé des faits, prétentions et moyens des parties, à la décision déférée et aux écritures susvisées, en application des dispositions de l'article 455 du Code de procédure civile.
MOTIFS :
Sur la rupture brutale de la relation établie
L'article L. 442-6, I, 5° du Code de commerce dans sa rédaction applicable au litige dispose qu'engage la responsabilité de son auteur et l'oblige à réparer le préjudice causé le fait, par tout producteur, commerçant, industriel ou personne immatriculée au répertoire des métiers, de rompre brutalement, même partiellement, une relation commerciale établie, sans préavis écrit tenant compte de la durée de la relation commerciale et respectant la durée minimale de préavis déterminée, en référence aux usages du commerce, par des accords interprofessionnels. Lorsque la relation commerciale porte sur la fourniture de produits sous marque de distributeur, la durée minimale de préavis est double de celle qui serait applicable si le produit n'était pas fourni sous marque de distributeur. A défaut de tels accords, des arrêtés du ministre chargé de l'Economie peuvent, pour chaque catégorie de produits, fixer, en tenant compte des usages du commerce, un délai minimum de préavis et encadrer les conditions de rupture des relations commerciales, notamment en fonction de leur durée. Les dispositions qui précèdent ne font pas obstacle à la faculté de résiliation sans préavis, en cas d'inexécution par l'autre partie de ses obligations ou en cas de force majeure. Lorsque la rupture de la relation commerciale résulte d'une mise en concurrence par enchères à distance, la durée minimale de préavis est double de celle résultant de l'application des dispositions du présent alinéa dans les cas où la durée du préavis initial est de moins de six mois, et d'au moins un an dans les autres cas.
La relation commerciale, pour être établie au sens de ces dispositions, doit présenter un caractère suivi, stable et habituel. Le critère de la stabilité s'entend de la stabilité prévisible, de sorte que la victime de la rupture devait pouvoir raisonnablement anticiper pour l'avenir une certaine continuité du flux d'affaires avec son partenaire commercial.
Le texte précité vise à sanctionner, non la rupture elle-même, mais sa brutalité caractérisée par l'absence de préavis écrit ou l'insuffisance de préavis.
Le délai de préavis doit s'entendre du temps nécessaire à l'entreprise délaissée pour se réorganiser en fonction de la durée, de la nature et des spécificités de la relation commerciale établie, du produit ou du service concerné.
- la relation commerciale établie
Il n'est pas contesté l'existence d'une relation commerciale établie entre les parties de mars 2007 à mars 2015, soit pendant 8 années.
Il n'est pas non plus discuté que la société Staubli Faverges a eu moins besoin des prototypes conçus par la société Technic Rectif à partir de 2015 du fait de ses choix de gestion interne.
Le litige porte sur le caractère brutal de cette rupture.
- la brutalité de la rupture
La société Staubli Faverges estime que la rupture ne peut être qualifiée de brutale en ce qu'elle s'explique par une baisse générale de ses besoins sur l'ensemble des prototypes de pièces à haute technicité et par les prix pratiqués par la société Technic Rectif qui seraient hors marché. Elle précise que la société Technic Rectif n'a jamais été répertoriée comme un fournisseur de pièces de série, et qu'il ne peut donc lui être reproché de ne pas lui avoir commandé ce type de produits.
La société Technic Rectif répond qu'elle aurait dû être consultée au préalable et mise en concurrence dans un appel d'offres véritable, qu'elle a été mise à l'écart brutalement alors qu'elle était un fournisseur historique et que sa relation avec la société Staubli Faverges représentait entre 10 à 15 % de son chiffre d'affaires, que cette rupture a eu une incidence importante sur sa mise en redressement judiciaire. Elle ajoute qu'elle aurait pu aussi fournir des produits en série si cela lui avait été demandé par la société Staubli Faverges.
Sur ce ;
Il n'est pas contesté que la rupture unilatérale des relations est à l'initiative de la société Staubli Faverges au motif de sa baisse progressive de besoins en interne de prototypes de pièces de haute technicité et du fait des prix élevés pratiqués par la société Technic Rectif.
Il n'est pas non plus contesté que la société Technic Rectif qui fournissait des prototypes à la société Staubli Faverges depuis près de 8 années n'a plus été sollicitée par cette dernière à compter de mars 2015 sans qu'un écrit préalable en indique les raisons et offre un préavis et/ou des propositions de négociation sur les prix pratiqués par la société Technic Rectif ou d'adaptation des produits commandés en fonction des besoins de la société Staubli Faverges.
Par conséquent, en rompant une relation commerciale établie depuis 8 années sans préavis écrit, la société Staubli Faverges est à l'origine d'une rupture brutale des relations commerciales.
Le jugement de première instance sera confirmé sur l'existence d'une rupture brutale imputable à la société Staubli Faverges.
- le délai du préavis :
La société Technic Rectif critique le jugement du Tribunal de commerce qui a fixé à 7 mois le préavis dont elle aurait dû bénéficier et soutient qu'un préavis de 9 mois était nécessaire au vu de l'ancienneté et du caractère spécifique de la relation commerciale entretenue avec la société Staubli Faverges, s'agissant de fourniture de services "sur mesure" qui l'avait en outre obligée à faire des investissements en matériels assez coûteux.
La société Staubli Faverges réplique que, tant au regard de la faible part du chiffre d'affaires (10 %) tirée de leur relation, que de la particularité du travail confié à la société Technic Rectif et de la baisse générale de ses besoins en prototype technique, un délai de 4 mois, si un préavis devait être décidé, serait suffisant.
Sur ce ;
Une relation commerciale stable entre les parties a duré 8 années.
Il ressort de l'attestation de l'expert-comptable produite par la société Technic Rectif que cette dernière a facturé à la société Staubli Faverges sur les trois derniers exercices comptables de 2012 à 2014 un chiffre d'affaires annuel moyen de 132 401 euros, ainsi ce client représentait près de 10 % de son chiffre d'affaires global durant les exercices de 2012 à 2014 inclus, pour tomber subitement en 2015 à 2 000 euros de chiffres d'affaires annuel et à 0,19 % du chiffre d'affaires global de la société Technic Rectif.
Le volume du chiffre d'affaires tiré de la relation de la société Technic Rectif avec la société Staubli Faverges était donc stable sur les derniers exercices mais limité à 10 %.
Néanmoins, le marché des prototypes de haute technicité adapté aux besoins spécifiques du client ne permet pas une diversification facile et rapide de la clientèle.
Au vu de l'ancienneté et de la spécificité de la relation commerciale ayant existé entre les parties au moment de la rupture, un préavis de 5 mois était nécessaire et suffisant pour permettre à la société Technic Rectif de réorganiser son activité.
- la réparation du préjudice matériel :
Il convient de rappeler que l'on ne peut obtenir réparation que du préjudice entraîné par le caractère brutal de la rupture et non du préjudice découlant de la rupture elle-même.
- le calcul du gain manqué du fait de l'arrêt brutal des relations
Il convient donc de calculer le gain manqué sur l'activité de la société Technic Rectif avec la société Staubli Faverges pour une période de 5 mois, correspondant au préavis dont elle aurait dû bénéficier.
Concernant le taux de marge brute de 85 % retenu par les premiers juges, il est justifié au vu des soldes intermédiaires de gestion produits par la société Technic Rectif sur son bilan 2013/2014.
Le préjudice dû au gain manqué sera donc fixé comme suit :
85 % de (132 401 euros /12 mois) x 5 mois, soit 46 892 euros.
- les investissements non amortis
La société Technic Rectif fait valoir qu'elle a engagé des investissements pour pouvoir répondre aux demandes de son client par l'achat fin 2014 d'un centre de tournage/fraisage correspondant parfaitement aux travaux confiés par la société Staubli Faverges, cependant, il n'est pas démontré que cet investissement ne peut être réutilisé dans l'activité qu'elle poursuit pour d'autres clients.
Le jugement entrepris sera infirmé quant au montant du préjudice matériel retenu pour indemniser la rupture brutale qui sera fixé à hauteur de 46 892 euros.
- la réparation du préjudice moral
La société Technic Rectif sollicite une indemnisation au titre du préjudice moral en invoquant les circonstances dans lesquelles elle a été évincée de toute commande par la société Staubli Faverges, mais sans justifier l'existence d'une atteinte à son image ou à sa réputation.
Elle sera donc déboutée de ce chef de demande, à l'instar de ce qu'avaient décidé les premiers juges.
Sur les frais et dépens
Le jugement du Tribunal de commerce sera confirmé en ce qu'il a condamné la société Staubli Faverges aux dépens et aux frais irrépétibles.
En cause d'appel, la société Staubli Faverges succombant partiellement, supportera les entiers dépens de l'appel.
L'intimée participera en outre à hauteur de 5 000 euros aux frais irrépétibles complémentaires que la société Technic Rectif a dû engager en appel pour se défendre.
Par ces motifs : LA COUR, Statuant publiquement, contradictoirement, Confirme le jugement entrepris, sauf en ce qui concerne le montant du préjudice retenu ; Statuant à nouveau, Condamne la société Staubli Faverges à payer à la société Technic Rectif la somme de 46 892 euros au titre de l'indemnisation pour rupture brutale, Y ajoutant, Condamne la société Staubli Faverges à payer à la société Technic Rectif la somme de 5 000 euros, en application de l'article 700 du Code de procédure civile ; Condamne la société Staubli Faverges aux entiers dépens de l'appel.