CA Paris, Pôle 5 ch. 5, 25 juin 2020, n° 18/01744
PARIS
Arrêt
Confirmation
PARTIES
Demandeur :
Agoris France (SAS)
Défendeur :
Société Civile d’Exploitation du Courtil Danvin (Sté)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
Mme Prigent
Conseillers :
Mme Soudry, Mme Lignières
FAITS ET PROCÉDURE :
La société coopérative Agoris France a pour activité l'achat, la réception, le stockage, la vente de fruits et légumes destinés à la transformation, ainsi que la création et la gestion des installations, équipements ou services dans l'intérêt des associés agriculteurs et leurs partenaires économiques.
La société civile d'exploitation agricole Du Courtil Danvin exerce une activité agricole au sens de l'article L. 311-1 du Code rural. La société a été créée par M. X, producteur, dont il est le gérant.
La société Unigrow, anciennement dénommée Vegras avant 2014, est une société de droit belge qui a pour activité l'achat de productions de ses adhérents. A compter du 20 juin 2014, tous les producteurs français adhérents de cette société ont été transférés vers la société coopérative Agoris France.
Il n'est pas contesté que les relations ont débuté en 2005, entre la société Vegras devenue Unigrow et M. X, d'abord en son nom personnel puis à travers la société Du Courtil Danvin, par fourniture de choux de Bruxelles.
Le 19 juin 2014, la société Du Courtil Danvin, anciennement adhérent de la société Unigrow, a adhéré à la société Agoris France.
Par courrier en date du 26 janvier 2015, la société Agoris France a informé la société Du Courtil Danvin qu'elle ne lui fournirait pas de « contrat choux de Bruxelles » pour la campagne 2015.
Par l'intermédiaire de son conseil, la société Du Courtil Danvin a écrit aux sociétés Vegras et Agoris France afin de contester cette rupture et réclamer une indemnisation à hauteur de 95 346,50 euros correspondant à une perte de marge brute calculée sur un préavis de 18 mois.
Faute de règlement amiable et s'estimant victime d'une rupture brutale de relations commerciales établies, la société Du Courtil Danvin a fait assigner, par acte d'huissier de justice en date des 18 et 27 mai 2016, la société Agoris France et la société Unigrow, devant le tribunal de grande instance de Lille.
Par jugement rendu le 7 décembre 2017, le tribunal de grande instance de Lille a :
- déclaré la SCEA Le Courtil d'Anvin irrecevable à agir à défaut d'intérêt, à l'encontre de la société Unigrow ;
- déclaré la SCEA Le Courtil d'Anvin recevable à agir à l'encontre de la société Agoris France ;
- dit que la société Agoris France a brutalement mis fin aux relations commerciales établies existant avec la SCEA Du Courtil d'Anvin ;
En conséquence,
- condamné la société Agoris France à payer à la SCEA Du Courtil d'Anvin la somme de 59 638 euros à titre de dommages-intérêts ;
- condamné la société Agoris France aux entiers dépens de l'instance ;
- condamné la société Agoris France à payer à la SCEA Du Courtil d'Anvin la somme de 2 500 euros sur le fondement de l'article 700 du Code de procédure civile ;
- ordonné l'exécution provisoire ;
- rejeté toutes demandes, fins et prétentions, plus amples ou contraires, des parties.
Par déclaration du 15 janvier 2018, la société Agoris France Société Coopérative d'Intérêt Collectif Agricole à Capital Variable a interjeté un appel partiel de ce jugement en ce qu'il a :
- déclaré la SCEA Le Courtil d'Anvin recevable à agir à l'encontre de la société Agoris France ;
- dit que la société Agoris France a brutalement mis fin aux relations commerciales établies existant avec la SCEA Du Courtil d'Anvin ;
En conséquence,
- condamné la société Agoris France à payer à la SCEA Du Courtil d'Anvin la somme de 59 638 euros à titre de dommages-intérêts ;
- condamné la société Agoris France aux entiers dépens de l'instance ;
- condamné la société Agoris France à payer à la SCEA Le Courtil d'Anvin la somme de 2 500 euros sur le fondement de l'article 700 du Code de procédure civile.
Dans ses dernières conclusions notifiées par RPVA le 13 avril 2018, la société Agoris France Société Coopérative d'Intérêt Collectif Agricole à Capital Variable, appelante, demande à la cour de :
Au fond, vu l'article L. 442-6, I, 5° du Code de commerce,
- réformer le jugement du 7 décembre 2017 en ce qu'il :
dit que la société Agoris France a brutalement mis fins aux relations commerciales établies ;
condamné la société Agoris à payer à la SCEA Du Courtil d'Anvin la somme de 59 638 euros à titre de dommages-intérêts ;
Statuant à nouveau,
- débouter de toutes ses demandes la SCEA Du Courtil d'Anvin ;
A titre subsidiaire,
- désigner un expert de son choix afin qu'il :
convoque et entende contradictoirement les parties et se fasse remettre tous documents utiles à sa mission ;
recueille les explications des parties sur les pertes alléguées par la SCEA Du Courtil d'Anvin ;
recueille tous éléments permettant à la cour d'apprécier la relation directe pouvant exister avec la rupture de la relation commerciale entre la SCEA Du Courtil d'Anvin et la société Agoris France et la réalité des sommes réclamées par la SCEA Du Courtil d'Anvin ;
détermine le montant direct et l'éventuel préjudice résultant d'une rupture brutale ;
recherche et examine les opportunités de la SCEA Du Courtil d'Anvin de se réorganiser et ses relations avec ses cocontractants ;
recherche si la situation financière de la SCEA était saine au moment de la rupture ;
D'une manière générale, fournisse à la cour tous éléments utiles pour chiffrer le préjudice réel de la SCEA Du Courtil d'Anvin du fait de la rupture de ses relations commerciales avec la société Agoris.
- condamner la SCEA Du Courtil d'Anvin à payer à la SAS Agoris France et Unigrow chacune la somme de 10 000 euros sur le fondement de l'article 700 du Code de procédure civile, ainsi qu'aux dépens dont distraction au profit de Maître Y, avocat aux offres de droit.
Dans ses dernières conclusions notifiées par RPVA le 5 juillet 2018, la société Du Courtil Danvin, intimée, demande à la cour de :
Vu l'article L. 442-6, I, 5° du Code de commerce,
- constater, dire et juger que la SCEA Du Courtil Danvin justifie des relations commerciales établies ;
- constater, dire et juger que la société Agoris France a procédé à une rupture brutale sans aucun préavis ;
- constater, dire et juger qu'il n'existe aucune faute grave justifiant d'une rupture sans préavis ;
- constater, dire et juger que la SCEA Du Courtil Danvin est fondée à réclamer le paiement d'un préavis correspondant à 12 mois sur la moyenne de marge brute des trois dernières années conformément à ce qu'ont retenu les premiers juges ;
En conséquence,
- confirmer le jugement dont appel en toutes ses dispositions ;
Y ajoutant,
- s'entendre condamner la société Agoris France au paiement d'une somme de 10 000 euros sur le fondement de l'article 700 du Code de procédure civile, ainsi qu'aux entiers frais et dépens de première instance et d'appel.
L'ordonnance de clôture a été prononcée le 16 janvier 2020.
La cour renvoie, pour un plus ample exposé des faits, prétentions et moyens des parties, à la décision déférée et aux écritures susvisées, en application des dispositions de l'article 455 du Code de procédure civile.
MOTIFS
Sur la dénomination de l'intimée
Au vu de l'extrait-Kbis versé aux débats et des conclusions de l'intimée, sa dénomination est « SCEA Du Courtil Danvin » et non « SCEA Du Courtil d'Anvin ».
Sur la rupture brutale de la relation établie
L'article L. 442-6, I, 5° du Code de commerce dans sa rédaction applicable au litige dispose qu'engage la responsabilité de son auteur et l'oblige à réparer le préjudice causé le fait, par tout producteur, commerçant, industriel ou personne immatriculée au répertoire des métiers, de rompre brutalement, même partiellement, une relation commerciale établie, sans préavis écrit tenant compte de la durée de la relation commerciale et respectant la durée minimale de préavis déterminée, en référence aux usages du commerce, par des accords interprofessionnels. Lorsque la relation commerciale porte sur la fourniture de produits sous marque de distributeur, la durée minimale de préavis est double de celle qui serait applicable si le produit n'était pas fourni sous marque de distributeur. A défaut de tels accords, des arrêtés du ministre chargé de l'Economie peuvent, pour chaque catégorie de produits, fixer, en tenant compte des usages du commerce, un délai minimum de préavis et encadrer les conditions de rupture des relations commerciales, notamment en fonction de leur durée. Les dispositions qui précèdent ne font pas obstacle à la faculté de résiliation sans préavis, en cas d'inexécution par l'autre partie de ses obligations ou en cas de force majeure. Lorsque la rupture de la relation commerciale résulte d'une mise en concurrence par enchères à distance, la durée minimale de préavis est double de celle résultant de l'application des dispositions du présent alinéa dans les cas où la durée du préavis initial est de moins de six mois, et d'au moins un an dans les autres cas.
La relation commerciale, pour être établie au sens de ces dispositions, doit présenter un caractère suivi, stable et habituel. Le critère de la stabilité s'entend de la stabilité prévisible, de sorte que la victime de la rupture devait pouvoir raisonnablement anticiper pour l'avenir une certaine continuité du flux d'affaires avec son partenaire commercial.
Le texte précité vise à sanctionner, non la rupture elle-même, mais sa brutalité caractérisée par l'absence de préavis écrit ou l'insuffisance de préavis.
Le délai de préavis doit s'entendre du temps nécessaire à l'entreprise délaissée pour se réorganiser en fonction de la durée, de la nature et des spécificités de la relation commerciale établie, du produit ou du service concerné.
- la relation commerciale établie :
Il n'est pas contesté l'existence des contrats à durée déterminée qui se sont succédé depuis mars 2005 jusqu'à janvier 2015. Si la société coopérative Agoris France fait valoir qu'il s'agissait de contrats portant chacun sur une seule campagne annuelle, néanmoins la succession ininterrompue de ces contrats chaque année depuis 10 ans caractérise une relation stable et établie sur cette période.
Il n'est pas discuté que la rupture est à l'initiative de la société coopérative Agoris France par lettre du 26 janvier 2015.
Le caractère brutal de cette rupture est contesté par la société coopérative Agoris France.
- la brutalité de la rupture :
La société coopérative Agoris France critique la décision de première instance en ce qu'elle a jugé que la société civile d'exploitation agricole Du Courtil Danvin avait la certitude que le contrat serait renouvelé et qu'aucune alerte n'avait été donnée alors que cette dernière avait été mise en garde une première fois par une lettre du 17 septembre 2014 adressée par e-mail du 6 novembre 2014 concernant les mauvaises récoltes successives, à la suite d'incidents sur les récoltes 2013 et 2014. Elle prétend que les défauts sur la récolte (morsures de limaces, brunes) étaient tels qu'ils constituaient des manquements graves justifiant la rupture et que l'annonce de la rupture dès janvier a permis à la société civile d'exploitation agricole Du Courtil Danvin de se reconvertir vers d'autres produits tels la pomme de terres ou le lin. L'appelante précise que le contrat d'achat annuel prévoyait des engagements précis du producteur sur la qualité exigée pour les choux de Bruxelles. (cf pièces 8 bis et 9 bis de la société coopérative Agoris France)
L'intimée sollicite la confirmation du jugement du tribunal de commerce en affirmant que la relation d'affaires a été rompue sans préavis, ni avertissement ciblé, qu'un problème isolé après plus de 10 années de services alors que la lutte contre les limaces est difficile ne peut constituer une faute grave permettant une rupture sans préavis. Selon la société civile d'exploitation agricole Du Courtil Danvin, la volonté du producteur belge serait en réalité de limiter les productions des cultivateurs français.
sur ce ;
Dans sa lettre de rupture du 26 janvier 2015, la société coopérative Agoris France écrit :« Suite aux problèmes de qualité rencontrés au cours de la saison 2014, il nous apparaît risqué de renouveler un contrat sans garantie sur la maîtrise de la qualité finale du produit. Suite à vos livraisons 2014, nous avons constaté que l'outil industriel n'était pas capable de corriger l'ensemble des défauts afin que le produit final corresponde aux demandes de nos acheteurs sans oublier que leurs exigences sont croissantes. Cette limite nous expose donc à des réclamations clients qui peuvent se traduire par une perte de confiance de celui-ci et par conséquent des pertes de marchés. »
Cette lettre de rupture ne prévoit aucun délai de préavis accordé à la société civile d'exploitation agricole Du Courtil Danvin.
Au soutien de l'existence de défaillances dans l'exécution de ses obligations contractuelles de la part de la société civile d'exploitation agricole Du Courtil Danvin pour la récolte 2014, la société coopérative Agoris France fait valoir et justifie par la production d'un tableau comparatif avec les autres producteurs dans la même zone de production que l'intimée a insuffisamment pulvérisé ses plantations, ce qui a engendré des défauts dans la qualité de sa récolte 2014 (pièces 13 et 14 de la société coopérative Agoris France). Il est également vrai que le contrat liant les parties a défini les critères d'acceptabilité des défauts sur les produits récoltés, et d'ailleurs la société civile d'exploitation agricole Du Courtil Danvin ne conteste pas le taux de refus des produits de sa récolte 2014 (pièce 8 de la société coopérative Agoris France).
En revanche, il convient de vérifier si les défauts sur la récolte 2014 de la société civile d'exploitation agricole Du Courtil Danvin constituaient une faute suffisamment grave pour justifier une rupture immédiate de la relation d'affaires.
Or, comme l'ont justement affirmé les premiers juges, la reconduction du contrat d'achat annuel depuis près de 10 années auprès de la société civile d'exploitation agricole Du Courtil Danvin ne pouvait que conférer à cette dernière la certitude que la relation contractuelle serait pérenne d'une année à l'autre, sauf à ce qu'elle ait été alertée en temps utile par la société Agoris France au sujet de problèmes de qualités propres à sa production de choux de Bruxelles.
Par de justes motifs que la cour adopte, le tribunal de commerce a relevé que la lettre datée du 17 septembre 2014 envoyée par e-mail dont se prévaut la société coopérative Agoris France n'était pas nominative, qu'il s'agissait d'une simple lettre d'information à large diffusion, et non d'un premier avertissement vis-à-vis de la société civile d'exploitation agricole Du Courtil Danvin relatif au risque de rupture de leurs relations commerciales pour la campagne 2015, dans l'hypothèse d'une mauvaise production qualitative sur la campagne 2014. (pièce 7 et 7 bis de la société coopérative Agoris France)
Par conséquent, en rompant une relation commerciale établie depuis plus de 10 années sans préavis et sans prouver l'existence d'une faute suffisamment grave pour justifier une rupture immédiate, la société coopérative Agoris France est à l'origine d'une rupture brutale.
Le jugement de première instance sera confirmé sur sur ce point.
- le délai du préavis :
La société coopérative Agoris France critique les juges de première instance qui ont fixé le délai du préavis à 12 mois en arguant du fait que la société civile d'exploitation agricole Du Courtil Danvin avait diversifié ses cultures avant la rupture et était à temps en janvier 2014 de changer de type de cultures sur les parcelles destinées à la production de choux de Bruxelles.
La société civile d'exploitation agricole Du Courtil Danvin sollicite la confirmation de la décision du tribunal de commerce, un préavis de 12 mois lui était nécessaire pour se réorganiser, en faisant valoir que sa diversification vers d'autres cultures était bien antérieure à 2014 et que de toute façon les terres agricoles ne peuvent être employées pour la même semence d'une année sur l'autre, qu'ainsi une parcelle de 20ha sera employée la première année pour la pomme de terre, la deuxième année pour la culture du blé et la troisième année pour la culture de choux.
Sur ce ;
La relation commerciale stable entre les parties a duré plus de 10 années.
En outre, le marché de la production agricole ne permet pas une diversification rapide du type de culture et nécessite une planification sur une année.
Au vu de l'ancienneté de la relation commerciale et de la spécificité de la production agricole qui se planifie une année à l'avance, un préavis de douze mois était nécessaire pour permettre à la société civile d'exploitation agricole Du Courtil Danvin de réorganiser son activité.
Le jugement de première instance sera confirmé en ce qu'il a dit que le délai de préavis devait être fixé à 12 mois.
Sur la réparation du préjudice :
Il convient de rappeler que l'on ne peut obtenir réparation que du préjudice entraîné par le caractère brutal de la rupture et non du préjudice découlant de la rupture elle-même.
Il convient de fixer en l'espèce le préjudice matériel subi par la société civile d'exploitation agricole Du Courtil Danvin du fait du défaut de préavis à hauteur du gain manqué sur 12 mois tiré de sa relation d'affaires avec la société coopérative Agoris France qui était prévisible pour l'année 2015.
Au vu des éléments comptables produits qui ne sont pas contestés de façon pertinente par l'appelante, la société civile d'exploitation agricole Du Courtil Danvin justifie d'une marge brute annuelle moyenne sur les trois derniers exercices de 2012 à 2014 d'un montant de 59 638 euros sur la vente des choux à la société coopérative Agoris France (pièce 2 de la société civile d'exploitation agricole Du Courtil Danvin).
Son gain manqué, dû au défaut de vente des choux pour l'année 2015, doit être fixé à cette hauteur, comme l'ont justement estimé les premires juges.
Une expertise judiciaire comptable n'est ni opportune ni nécessaire dans ce litige pour le calcul du préjudice.
Par conséquent, le jugement entrepris sera confirmé quant au montant du préjudice retenu pour indemniser la rupture brutale.
Sur les frais et dépens
Le jugement du tribunal de commerce sera confirmé en ce qu'il a condamné la société coopérative Agoris France aux dépens et aux frais irrépétibles.
En cause d'appel, la société coopérative Agoris France succombant, supportera les entiers dépens de l'appel.
L'intimée participera en outre à hauteur de 3 000 euros aux frais irrépétibles complémentaires que la société civile d'exploitation agricole Du Courtil Danvin a dû engager en appel.
Par ces motifs : LA COUR, Statuant publiquement et contradictoirement, Constate que la dénomination de l'intimée est « Société civile d'exploitation agricole Du Courtil Danvin », Confirme le jugement entrepris dans toutes ses dispositions, Y ajoutant, Condamne la société coopérative Agoris France payer à la société civile d'exploitation agricole Du Courtil Danvin la somme de 3 000 euros, en application de l'article 700 du Code de procédure civile ; Condamne la société coopérative Agoris France aux entiers dépens de l'appel.