CA Paris, Pôle 1 ch. 7, 29 juillet 2020, n° 20/08122
PARIS
Ordonnance
PARTIES
Demandeur :
Société de participation pour la distribution, Société d'achat et de gestion, Société d'étude et de gestion commerciale, Société commerciale de Tahiti, Société commerciale de AUAE, Société commerciale de Mahina, Société commerciale de Paofai, Société commerciale de Heiri, Société commerciale de Taravao, Société commerciale de Raiatea, Toa Moorea (Sté), Easy Market FAA'A (Sté), Société commerciale de Prince Hinoi
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. Raynaud
Avocat :
Me Baechlin
Par lettre reçue le 29 juin 2020, la SCP Jeanne Baechlin a déposé une requête aux fins de renvoi de l'affaire 16/0009F devant la cour d'appel de Paris, pour cause de suspicion légitime à l'encontre de l'Autorité polynésienne de la concurrence, pour le compte des sociétés du pôle distribution du groupe Wane constitué des sociétés suivantes :
1) LA SOCIETE DE PARTICIPATION POUR LA DISTRIBUTION,
2) LA SOCIETE D'ACHAT ET DE GESTION,
3) LA SOCIETE D’ETUDE ET DE GESTION COMMERCIALE,
4) LA SOCIETE COMMERCIALE DE TAHITI,
5) LA SOCIETE COMMERCIALE DE AUAE,
6) LA SOCIETE COMMERCIALE DE MAHINA,
7) LA SOCIETE COMMERCIALE DE PAOFAI,
8) LA SOCIETE COMMERCIALE DE HEIRI,
9) LA SOCIETE COMMERCIALE DE TARAVAO,
10) SOCIETE COMMERCIALE DE RAIATEA,
11) LA SOCIETE TOA MOOREA,
12) LA SOCIETE EASY MARKET FAA’A,
13) LA SOCIETE COMMERCIALE DE PRINCE HINOI.
A l'appui de sa demande, les requérantes font valoir qu'en l’état du parti pris défavorable du président de l'Autorité polynésienne de la concurrence à l'égard des sociétés mises en cause et de son immixtion dans l'instruction du dossier, elles peuvent légitimement suspecter du défaut d'impartialité de celui-ci dans le cadre de l'affaire en cours et que ce défaut d'impartialité rejaillit nécessairement sur l'ensemble des membres du collège compte tenu de l'influence inhérente à la fonction de président, lequel a proposé la nomination de chacun des membres.
Elles exposent, par des motifs auxquels il est expressément renvoyé pour un plus ample exposé des faits, de la procédure et de ses moyens de fait et de droit, que :
- bien que s'agissant d'une autorité administrative indépendante, le Conseil d'Etat juge depuis l'arrêt Didier du 3 décembre 1999 (req.n°207434) que les règles issues de l'article 6§1 de la CESDH trouvent à s'appliquer devant une autorité administrative indépendante appelée à décider du bien-fondé d'une accusation en matière pénale ou d'une contestation sur des droits et obligations de caractère civil ;
- le défaut d'impartialité au sens de l'article 6§1 de la CESDH peut fonder une demande de renvoi pour suspicion légitime (CE 29 juillet 1998, Lacolle, req. n°192931) ;
- la procédure générale de renvoi pour suspicion légitime trouve à s'appliquer devant l'Autorité polynésienne de la concurrence ;
- en application de l'article 342 alinéa 1 du code de procédure civile, la demande de renvoi est faite devant une autre juridiction de même nature ;
- à défaut d'une autre juridiction, le Conseil d'Etat a admis que le renvoi puisse s'opérer vers la juridiction supérieure en l'absence de juridiction de même niveau (CE 18 juin 2010, Selafa Biopaj, req. n° 326950 à propos de la chambre de discipline de l'ordre des pharmaciens) et la Cour de cassation a retenu une solution similaire à propos du conseil de l'ordre des avocats de Paris (Civile 1re, 7 novembre 2000, n° 97-21.883) ;
- par arrêt du 4 juin 2020 (n° 527 F-D), la deuxième chambre civile de la Cour de cassation a cassé et annulé en toutes ses dispositions une ordonnance du 1er mars 2019 du premier président de la cour d’appel de Paris qui avait déclaré irrecevable une précédente requête présentée dans les mêmes termes ;
- sur le fond, que le président de l'Autorité polynésienne de la concurrence en délivrant ès qualités une attestation à un ancien dirigeant du groupe Wane en litige avec son ancien employeur dans le cadre d'un litige prud'homal a manqué à son devoir d'impartialité;
- dans cette attestation, le président reconnaît qu'il a discuté du dossier au cours de l'instruction avec l'une des parties, qu'il est en contact avec les services d'instruction du dossier et qu'il en est régulièrement informé avec la circonstance aggravante qu'il émet un jugement sur le caractère robuste de l'instruction menée contre le groupe Wane, alors qu'il devait être neutre et impartial par rapport aux griefs formulés lors de l'instruction ;
- son influence et son autorité hiérarchique sur l'ensemble des magistrats, renforcés par la faiblesse des effectifs, font peser un doute sur l'impartialité de tout le collège, rendant l'Autorité polynésienne de la concurrence inapte à poursuivre la procédure.
L'Autorité polynésienne de la concurrence en la personne de son président a fait connaître ses observations par note du 7 juillet 2020 reçue le même jour à laquelle il est expressément renvoyé pour un plus ample exposé des faits, de la procédure et de ses moyens de fait et de droit.
Son président, M. Jacques Mérot, expose que l’arrêt de la Cour de cassation du 4 juin 2020 n’implique pas le renvoi de l’affaire devant une autre autorité en ce que, par leur requête du 29 juin 2020, les requérantes n’ont pas saisi le premier président de la cour d’appel de Paris en tant que juridiction de renvoi après cassation, autrement composée que dans l’ordonnance du 1er mars 2019 rendue sur leur première requête. Subsidiairement, il estime que cet arrêt n’a pas entraîné l’annulation par voie de conséquence d’une décision de l’Autorité polynésienne de la concurrence du 22 août 2019.
Il soutient que l’Autorité polynésienne de la concurrence a connu plusieurs dossiers relevant de ses différentes missions dans lesquels le groupe Wane est intervenu devant elle : création d'un magasin de commerce de détail pour laquelle elle s'est déclarée incompétente et, en matière de contrôle de concentration, autorisation de trois opérations concernant le groupe Wane ; que l'attestation, rédigée à titre personnel par M. Jacques Mérot, fournie à M. Truffier Blanc n’a pas été faite à l'encontre du groupe Wane mais uniquement afin d’attester du professionnalisme de son directeur général ; que la procédure générale de renvoi pour suspicion légitime vise l'hypothèse dans laquelle ce ne sont pas seulement un ou plusieurs membres, mais l'ensemble des membres de la juridiction, qui sont suspects de partialité et que le demandeur à l'acte de renvoi doit démontrer la partialité de l'ensemble de la juridiction et donc de l'ensemble de ses membres, non d'un seul ou plusieurs d'entre eux, de sorte qu’il estime que la requête n’est pas fondée.
Le procureur général près la cour d'appel de Paris a été d’avis le 22 juillet 2020 d’accueillir la requête en suspicion légitime ainsi formée et de renvoyer l’affaire à une autre formation de la cour d’appel de Paris.
MOTIFS DE LA DÉCISION
Vu les articles 341 à 350 et 82 du code de procédure civile ;
Vu les motifs de la requête du 29 juin 2020 à laquelle il est expressément renvoyé ;
Vu les observations du 7 juillet 2020 du président de l’Autorité polynésienne de la concurrence ;
Vu l’avis du procureur général près la cour d’appel de Paris du 22 juillet 2020 ;
Lorsqu’elle est amenée à prononcer une sanction, l’Autorité polynésienne de la concurrence est une juridiction au sens des articles 6 § 1 de la convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales et L. 111-8 du code de l’organisation judiciaire, de sorte que, même en l’absence de disposition spécifique, toute personne poursuivie devant elle doit pouvoir demander le renvoi pour cause de suspicion légitime devant la juridiction ayant à connaître des recours de cette autorité.
En l’espèce, l'Autorité polynésienne de la concurrence a été saisie de l'affaire enregistrée sous le n°16/0009F initiée le 5 avril 2016 par l'Union des importateurs de Polynésie française (UIPF) et quatre de ses membres contre des pratiques prétendument abusives mises en œuvre par la Société d'Achat et de Gestion appartenant au groupe Wane.
La Société d'Achat et de Gestion agit comme centrale de référencement pour les sociétés exploitant des magasins de commerce de détail en Polynésie française sous les enseignes Carrefour, Champion et Easy Market.
Les sociétés mises en cause ont pris connaissance dans les pièces communiquées dans le cadre d'une procédure prud'homale d'une attestation délivrée par le président de l'Autorité polynésienne de la concurrence en faveur d'un ancien cadre dirigeant du pôle distribution du groupe Wane.
Elles exposent que le président n'ayant pas répondu aux demandes d'explications et de mesures à prendre compte tenu de cette preuve de partialité, elles sont contraintes de demander le renvoi de la procédure pour cause de suspicion légitime devant la cour d'appel de Paris.
L’Autorité polynésienne de la concurrence, autorité administrative indépendante instaurée par la Polynésie française, a été créée par la loi du pays n° 2015-2 du 23 février 2015 conformément à l'article 30-1 de la loi organique n° 2004-192 du 27 février 2004 portant statut d'autonomie de la Polynésie française.
Le principe d’impartialité, principe général du droit, s’impose à toute autorité administrative, et notamment aux autorités administratives indépendantes (CE, 14 juin 1991, Association Radio-solidarité, nos 107365 et autres, Rec.).
Les articles LP. 610-3 et LP. 610-4 du code de la concurrence figurant en annexe à la loi du pays n° 2015-2 du 23 février 2015 relative à la concurrence disposent notamment que :
« III. - Tout membre de l'Autorité doit informer le président des intérêts qu'il détient ou vient d'acquérir et des fonctions qu'il exerce dans une activité économique. Aucun membre de l'Autorité ne peut délibérer dans une affaire où il a un intérêt ou s'il représente ou a représenté une des parties intéressées.
IV. - (...) Ils sont soumis aux règles d'incompatibilités prévues pour les emplois publics.
V. - Un arrêté pris en conseil des ministres sur proposition de l'Autorité détermine les devoirs et obligations des membres du collège destinés à préserver la dignité et l'impartialité de leurs fonctions ainsi qu'à prévenir les conflits d'intérêts, et notamment :
1° Les règles de déontologie qui leur sont applicables, ainsi qu'aux agents des services de l'Autorité;
2° Le devoir de réserve dans l'expression publique sur les questions susceptibles d'être étudiées par l'Autorité ;
3° Les autres activités incompatibles avec leurs fonctions ;
4° La protection du secret des délibérations et des travaux de l'Autorité ».
Et que « Est déclaré démissionnaire d'office par le Président de la Polynésie française, sur proposition du collège, tout membre de l'Autorité qui se trouverait dans une des situations suivantes:
(...)
4° S'il méconnaît les obligations résultant des III à V de l'article LP 610-3 ».
L’article A. 610-2-1. du même code dispose que : " Les membres de l'Autorité, y compris le président, exercent leurs fonctions avec dignité, probité et intégrité et veillent à prévenir ou à faire cesser immédiatement tout conflit d'intérêts, au sens de la loi n° 2013-907 du 11 octobre 2013 relative à la transparence de la vie publique."
Par décision du 13 janvier 2016 a été adoptée la charte de déontologie de l'Autorité polynésienne de la concurrence et par ailleurs, un arrêté n° 107CM du 23 janvier 2019 a approuvé le règlement intérieur.
En application de l’alinéa 1er de l’article 13 de la loi organique qui énonce que « les autorités de la Polynésie française sont compétentes dans toutes les matières qui ne sont pas dévolues à l'Etat par l'article 14 », la procédure civile relève de la compétence de la Polynésie française et aux termes de la délibération numéro 2001-200 APF du 4 décembre 2001, l’Assemblée de la Polynésie française a adopté un « code de procédure civile de la Polynésie française » dont les dispositions sont entrées en vigueur le 1er mars 2002.
Ce code comprend les dispositions suivantes qui prévoient une procédure de récusation :
« Art. 199.— Le juge qui suppose en sa personne une cause de récusation et estime en conscience devoir s’abstenir se fait remplacer par un autre juge que désigne le président de la juridiction à laquelle il appartient.
Art. 200.— La récusation d’un juge n’est admise que pour les causes déterminées par la loi. Sauf dispositions particulières à certaines juridictions, la récusation d’un juge peut être demandée :
1° Si lui-même ou son conjoint a un intérêt personnel à la contestation ;
2° Si lui-même ou son conjoint est créancier, débiteur, héritier présomptif ou donataire de l’une des parties ;
3° Si lui-même ou son conjoint est parent ou allié de l’une des parties ou de son conjoint jusqu’au quatrième degré inclusivement ;
4° S’il y a eu ou s’il y a procès entre lui ou son conjoint et l’une des parties ou son conjoint ;
5° S’il a précédemment connu de l’affaire comme juge, membre de la commission de conciliation obligatoire en matière foncière ou comme arbitre ou s’il a conseillé l’une des parties ;
6° Si le juge ou son conjoint est chargé d’administrer les biens de l’une des parties ;
7° S’il existe un lien de subordination entre le juge ou son conjoint et l’une des parties ou son conjoint ;
8° S’il y a amitié ou inimitié notoire entre le juge et l’une des parties.
Art. 201.— Les causes de récusation relatives aux juges sont applicables au représentant du ministère public lorsqu’il est partie jointe, mais non pas lorsqu’il est partie principale, auquel cas il n’est pas récusable.
Art. 202.— La récusation doit être faite avant la mise en délibéré, à moins que les causes de la récusation ne soient survenues postérieurement.
Art. 203.— La récusation est proposée par une requête déposée au greffe, qui en contient les moyens, et qui est aussitôt transmise au premier président de la cour d’appel. Celui-ci, après conclusions écrites du ministère public et observations écrites du juge récusé, décide par ordonnance si le juge récusé doit ou non s’abstenir.
Art. 204.— Celui dont la récusation a été rejetée sera condamné à une amende maximale de200.000 francs, sans préjudice s’il y a lieu de l’action du juge en réparation, auquel cas ce dernier ne peut connaître de l’affaire ».
Par ailleurs est applicable en Polynésie française l'article L. 662-2 du code de commerce qui dispose que : « Lorsque les intérêts en présence le justifient, la cour d'appel peut décider de renvoyer l'affaire devant une autre juridiction, compétente dans le ressort de la cour, ou devant une juridiction mentionnée à l'article L. 721-8 pour connaître du mandat ad hoc, de la procédure de conciliation ou des procédures de sauvegarde, de redressement judiciaire ou de liquidation judiciaire, dans des conditions fixées par décret. La Cour de cassation, saisie dans les mêmes conditions, peut renvoyer l'affaire devant une juridiction du ressort d'une autre cour d'appel ou une juridiction mentionnée à l'article L. 721-8. La décision de renvoi par laquelle une juridiction a été désignée pour connaître d'un mandat ad hoc ou d'une procédure de conciliation auquel le débiteur a recouru emporte prorogation de compétence au profit de la même juridiction pour connaître d'une procédure de sauvegarde, de redressement judiciaire ou de liquidation judiciaire qui pourrait directement s'en suivre ».
Dès lors, la requête susvisée est recevable.
Le décret n° 2018-880 du 11 octobre 2018 pris pour l'application des articles 10 et 11 de l'ordonnance n° 2017-157 du 9 février 2017 relatifs aux recours contre les décisions de l'autorité polynésienne de la concurrence prévoit en son article 2 que les recours contre les décisions de l'autorité polynésienne de la concurrence sont portés devant la cour d'appel de Paris dans le délai d'un mois suivant leur notification.
Les sociétés requérantes soutiennent qu'il appartient donc à la cour d'appel de Paris de statuer sur leur demande au regard de l’article 6§1 de la CEDH et évoquer l'affaire et saisissent à cette fin le premier président de la cour d'appel compétent en application des articles 341 et suivants du code de procédure civile.
Il est établi que le principe d’impartialité trouve à s’appliquer aux organes des autorités de régulation économique dotés de pouvoirs de sanction dans la lignée de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH, 3 décembre 2002, Lilly c. France, n° 53892/00, à propos du Conseil de la concurrence ; CEDH, 27 août 2002, Didier c. France, n° 58188/00, à propos du Conseil des marchés financiers).
Le Conseil d’Etat l’a appliqué à propos des décisions du Conseil des marchés financiers siégeant en matière disciplinaire (CE, Assemblée, 3 décembre 1999, D., n° 207434, Rec.) et de la commission des sanctions de l’Autorité des marchés financiers (CE, 4 février 2005, Société GSD gestions et Gautier, n° 269001, Rec.).
En l’espèce, la rédaction par le président de l’Autorité polynésienne de la concurrence d’une attestation en faveur d'un ancien cadre dirigeant du pôle distribution du groupe Wane et sa production dans le cadre d’une procédure de conflit individuel du travail en Polynésie est de nature à porter atteinte à l’impartialité ou à tout le moins à l’apparence d’impartialité de l’Autorité polynésienne de la concurrence dans son ensemble.
Ainsi, il convient de faire droit à la requête en son principe. Toutefois, rien ne justifie que les parties en cause soient privées du double degré de juridictions.
En conséquence, il convient de désigner l’Autorité de la concurrence siégeant à Paris aux fins de statuer sur la procédure n° 16/0009F actuellement pendante devant l’Autorité polynésienne de la concurrence.
Conformément aux dispositions des articles 347 et 82 du code de procédure civile, il convient d’ordonner la transmission du dossier de l’affaire par l’Autorité polynésienne de la concurrence, avec une copie de la présente ordonnance, à l’Autorité de la concurrence siégeant à Paris.
PAR CES MOTIFS
DÉCLARONS la requête du 29 juin 2020 recevable ;
DÉSIGNONS l’Autorité de la concurrence siégeant à Paris - 11 rue de l’échelle 75001 – aux fins de statuer sur la procédure n° 16/0009F actuellement pendante devant l’Autorité polynésienne de la concurrence ;
ORDONNONS la transmission du dossier de l’affaire par l’Autorité polynésienne de la concurrence, avec une copie de la présente ordonnance, à l’Autorité de la concurrence siégeant à Paris.