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Décisions

Cass. com., 9 septembre 2020, n° 18-18.251

COUR DE CASSATION

Arrêt

Rejet

PARTIES

Demandeur :

Degest (SAS)

Défendeur :

Addhoc conseil (SAS)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

Mme Mouillard

Rapporteur :

Mme Fevre

Avocat général :

M. de la Tour

Avocats :

SCP Lyon-Caen et Thiriez, SCP Fabiani, Luc-Thaler et Pinatel

Paris, Pôle 5 ch. 5, du 1er mars 2018

1 mars 2018

Faits et procédure

1. Selon l'arrêt attaqué (Paris, 1er mars 2018), la société Degest, spécialisée dans l'expertise auprès des comités d'hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT), employait M. Garem et M. Blick en qualité d'ergonomes chargés d'études.

2. À l'occasion de la rupture conventionnelle de leur contrat de travail intervenue le 9 décembre 2011, MM. Garem et Blick ont négocié puis signé, le 5 janvier 2012, avec la société Degest un contrat prévoyant un partenariat entre leur ancien employeur et une nouvelle société qu'ils devaient créer et immatriculer, au plus tard le 28 février 2012. MM. Garem et Blick ont déposé au registre du commerce et des sociétés, le 27 février 2012, les statuts de la société Addhoc conseil (la société Addhoc), laquelle a été immatriculée le 5 mars 2012.

3. Invoquant des actes de concurrence déloyale commis à son préjudice entre décembre 2011 et janvier 2012, la société Degest a obtenu la désignation d'un huissier de justice pour procéder à des constatations sur l'ordinateur de travail de M. Garem. Un procès-verbal de constat a été établi le 22 février 2012.  

4. Après avoir indiqué par lettre à ses partenaires qu'elle considérait le contrat non avenu en raison du défaut d'immatriculation de la société avant le 28 janvier 2012, la société Degest a assigné en concurrence déloyale M. Garem et M. Blick et la société Addhoc.

5. A titre reconventionnel, la société Addhoc a demandé réparation du préjudice résultant du maintien du nom de MM. Blick et Garem sur le site internet de la société Degest.

Examen des moyens

Sur le moyen unique du pourvoi principal

Enoncé du moyen

6. La société Degest fait grief à l'arrêt de rejeter ses demandes fondées sur des actes de concurrence déloyale commis à son encontre alors : « 1°) qu'en jugeant que du fait de la signature du contrat commercial conclu le 5 janvier 2012 entre, d'une part, la société Degest et, d'autre part, MM. Rémi Blick et Frédéric Garem, « c'est en toute bonne foi que M. Garem a pu se constituer une liste de clients et prospects, y compris avec des clients et des contacts de la société Degest, pour préparer la reprise d'activité avec la société Addhoc dont la création avait été expressément acceptée par la société Degest ; qu'à aucun moment il n'a été indiqué à M. Garem qu'il ne pourrait pas se servir de ses connaissances et de sa longue expérience (douze ans) au sein de la société Degest, pour démarrer son activité dans la nouvelle société » et que M. Garem pouvait « de bonne foi considérer qu'il était autorisé, à tout le moins jusqu'à cette date (le 28 février 2012, date de défaillance de la condition suspensive sous laquelle le contrat du 5 janvier 2012 avait été conclu), à utiliser la liste des contacts de la société Degest en exécution dudit contrat pour permettre le démarrage de son activité, ou à participer à des réunions préparatoires à l'activité de la nouvelle société dont elle avait accepté la création et la concurrence », après avoir relevé que « le contrat prévoit expressément les modalités selon lesquelles les deux sociétés s'interdisent de démarcher ou de détourner leurs clients réciproques », la cour d'appel, qui s'est contredite, a violé l'article 455 du code de procédure civile ; 2°) que le contrat commercial signé le 5 janvier 2012 entre, d'une part, la société Degest et, d'autre part, M. Rémi Blick et Frédéric Garem, stipule en son article 5, après avoir défini le terme « Client » comme « toute personne physique ou morale missionnant ou ayant missionné l'une des parties au contrat pour réaliser une mission d'étude ou d'expertise ainsi que toute personne morale ayant déjà contracté avec l'une des parties antérieurement à la date d'effet du présent contrat et tout prescripteur de l'une de ces personnes physiques ou morales », que « MM. Rémi Blick et Frédéric Garem, que ce soit directement ou indirectement par l'intermédiaire de la société qu'ils vont constituer, s'interdisent (…) de démarcher et de détourner les clients de la société Degest » et qu' « en cas de sollicitation de MM. Rémi Blick et Frédéric Garem, ou de leur société, par un ancien client, un client actuel ou un client potentiel de la société Degest ayant eu connaissance de leur existence par un ancien client, un client actuel ou un prescripteur de la société Degest, MM. Rémi Blick et Frédéric Garem s'engagent à en informer immédiatement la société Degest et à tout faire pour éviter que ne s'opère envers le client ou le client potentiel de la société Degest une quelconque confusion entre la société Degest et eux-mêmes ou toute société dont ils seront soit associés, soit salariés" ; qu'en jugeant que M. Garem pouvait « de bonne foi considérer qu'il était autorisé, à tout le moins jusqu'à cette date (le 28 février 2012), à utiliser la liste des contacts de la société Degest en exécution dudit contrat pour permettre le démarrage de son activité, ou à participer à des réunions préparatoires à l'activité de la nouvelle société dont elle avait accepté la création et la concurrence », la cour d'appel a méconnu l'obligation pour le juge de ne pas dénaturer les documents de la cause, et a violé l'article 1134 du code civil, dans sa rédaction antérieure à l'ordonnance no 2016-131 du 10 février 2016 ; 3°) que la société Degest soulignait concernant la liste de ses clients et contacts constituée de façon déloyale par M. Garem lorsqu'il était encore son salarié, n'avoir « jamais prétendu que les défendeurs auraient volé une base de données qui n’aurait pas existé au sein de l’entreprise. Il leur est reproché de s’être appropriés les noms et coordonnées des contacts et clients de Degest » ; qu’en jugeant qu’ « il n'est pas établi que cette liste aurait été copiée d'un fichier existant et qu'elle appartenait à la société Degest, ni qu'elle en ait été à l'origine, les pièces extraites de l'ordinateur ne permettant pas de l'établir » et en méconnaissant ainsi qu’il n’avait jamais été prétendu que cette liste établie par M. GAREM aurait été directement tirée d’un fichier préexistant, la cour d’appel a méconnu l’objet du litige, violant ainsi l’article 4 du code de procédure civile ; 4°) que la société Degest rappelait, page 10 de ses conclusions d'appel, que la preuve de l'extraction par M. Garem des dossiers se trouvant sur d'autres ordinateurs que le sien au sein de la société Degest ne résultait pas uniquement du constat d'huissier du 22 février 2012, mais également d'autres pièces, parmi lesquelles le compte-rendu de l'entretien disciplinaire de M. Garem du 23 janvier 2012, aux termes duquel « M. Garem confirme la copie des fichiers sur les ordinateurs des membres du Codir et de M. Kerbal et le transfert sur son ordinateur. Il pense que la date de copie doit être le 29 décembre 2011 », pendant une période de congé, cette copie ayant été « orientée vers la création de [sa] future société », pour « avoir des documents utiles » dans le cadre de « la gestion de la future société » ; qu'en jugeant que les extractions illicites de fichiers de la société Degest réalisées par M. Garem sur d'autres ordinateurs que le sien n'étaient pas établies, sans procéder à la moindre analyse, même sommaire, du compte-rendu de l'entretien disciplinaire de M. Garem qui confirmait les extractions de fichiers réalisées par ce dernier en vue de la constitution d'une entreprise concurrente, la cour d'appel a violé l'article 455 du code de procédure civile ; 5°) que la société Degest rappelait que MM. Garem et Blick lui avaient dissimulé, alors qu'ils travaillaient encore pour elle, des invitations qui lui étaient destinées, afin de détourner sa clientèle, et que c'est ainsi que le 7 octobre 2011, MM. Garem et Blick s'étaient rendus à une réunion en vue de la constitution d'un réseau d'experts de CHSCT à laquelle était conviée la société Degest, « à l'insu de cette dernière, sans l'avoir informée de l'existence de cette invitation et de cette réunion », en posant à cette fin une journée de RTT s'agissant de M. Blick et en affirmant pour la même raison être malade s'agissant de M. Garem, l'absence de transmission de l'invitation à la société Degest ayant été confirmée par l'auteur de l'invitation dans les locaux duquel la réunion a eu lieu par un courriel de reproche adressé à M. Garem et Blick le 20 mars 2012, M. Garem lui-même ayant écrit à l'auteur de l'invitation en question, le 15 mars 2012, que c'est « lorsque tu nous as sollicités pour mettre Degest » dans la boucle « que l'on a répondu par l'affirmative, en l'intégrant sur la liste des participants à cette deuxième réunion", et par le fait qu'une fois ainsi avertie, la société Degest a participé aux réunions ayant suivi celle à laquelle elle avait été privée de la possibilité d'assister du fait des manoeuvres de MM. Garem et Blick ; qu'en jugeant que cette réunion avait eu lieu « à une date où MM. Garem et Blick n'avaient pas encore élaboré un projet de création d'entreprise, et que la société Degest avait indiqué qu'elle ne souhaitait pas s'y rendre », sans analyser ni même mentionner les pièces sur lesquelles elle se fondait pour considérer que la société Degest aurait été informée de cette réunion et qu'elle aurait indiqué ne pas vouloir s'y rendre, la cour d'appel a violé l'article 455 du code de procédure civile ; 6°) que la société Degest rappelait que lors de la réunion du 7 octobre 2011, « M. Garem et Blick ont indiqué aux experts présents qu'ils n'étaient pas sûrs de rester très longtemps chez Degest », que « très surpris par cette annonce, les intervenants ont demandé à M. Garem et Blick, censés représenter la société Degest, si cette dernière était bien informée de la tenue de cette réunion, demande à laquelle les défendeurs ont répondu mensongèrement par l'affirmative (cf. courriel de M. Spire du 20 mars 2012) » et que « les intervenants ayant décidé de la tenue d'une seconde réunion, il a été expressément demandé à M. Garem et Blick d'avertir les dirigeants de Degest de sa tenue. C'est alors que les dirigeants de la société Degest ont appris l'existence de cette première réunion dont ils n'avaient pas connaissance auparavant », l'auteur de l'invitation dans les locaux duquel la réunion a eu lieu ayant confirmé dans un courriel du 20 mars 2012 adressé à M. Garem et Blick que « lorsque nous vous avons explicitement demandé si le cabinet Degest avait bien été averti de l'invitation lancée par Jean-Luc, vous nous avez très clairement répondu par l'affirmative, précisant même que Daniel Sanchis en avait été informé et qu'il avait connaissance de votre venue… Ceci était un mensonge (…) c'est bien avec le cabinet Degest que nous souhaitons monter ce réseau » et M. Garem lui-même ayant écrit à l'auteur de l'invitation en question, le 15 mars 2012, que c'est « lorsque tu nous as sollicités pour mettre Degest » dans la boucle « que l'on a répondu par l'affirmative, en l'intégrant sur la liste des participants à cette deuxième réunion » ; qu'en jugeant que « M. Garem a en outre agi en toute transparence en confirmant par mail à la société Degest sa présence à cette réunion ainsi qu'en l'informant de la prochaine date prévue », sans vérifier, comme il lui était demandé, si cette confirmation et cette information n'avaient pas eu lieu sous la contrainte, après la découverte du mensonge initial de MM. Garem et Blick, la cour d'appel a privé sa décision de base légale au regard de l'article 1382, devenu 1240, du code civil. »

Réponse de la Cour  

7. En premier lieu, après avoir énoncé que le principe de la liberté du commerce implique que le démarchage et la prospection de clientèle sont libres dès lors qu'ils ne s'accompagnent pas d'un acte déloyal et retenu qu'il existait un doute quant à la validité de l'extraction de fichiers trouvés sur l'ordinateur de M. Garem rendant relative la valeur des pièces extraites, l'arrêt relève que le contrat du 5 janvier 2012 prévoyait les modalités selon lesquelles les sociétés Degest et Addhoc s'interdisaient de démarcher ou détourner leurs clients réciproques. Il constate que, fin décembre 2011, M. Garem avait constitué une liste de contacts et de prospects, dont une partie émanait des contacts de la société Degest, et retient qu'il n'est pas établi que cette liste aurait été copiée d'un fichier existant, ni qu'elle appartiendrait à la société Degest, ni que celle-ci en aurait été à l'origine, les pièces extraites de l'ordinateur ne permettant pas de l'établir. Il ajoute que l'établissement de ce document s'inscrivait dans l'optique du partenariat alors convenu entre les parties dans le secteur de l'expertise CHSCT, la société Degest ayant accepté la création de la société Addhoc et la concurrence sur un marché « captif ».

8. De ces constatations et appréciations souveraines, exemptes de contradiction, la cour d'appel, qui n'était pas tenue de s'expliquer sur les éléments de preuve qu'elle décidait d'écarter, a pu déduire, sans dénaturer le contrat de partenariat ni méconnaître l'objet du litige, que la société Degest ne démontrait pas la reprise de fichiers clients, susceptibles de constituer un acte de concurrence déloyale.

9. En second lieu, sous le couvert des griefs non fondés de violation de l'article 455 du code de procédure civile et de défaut de base légale, le moyen ne tend, en ses cinquième et sixième branches, qu'à remettre en cause l'appréciation souveraine, par la cour d'appel, des éléments qui lui étaient soumis et dont elle a déduit qu'il n'était pas établi que la participation de M. Blick et Garem à une réunion d'experts pendant des RTT ou un congé de maladie en octobre 2011 constituât un acte de concurrence déloyale.

10. Le moyen n'est donc pas fondé.

Et sur le moyen unique du pourvoi incident

Enoncé du moyen  

11. M. Garem, M. Blick et la société Addhoc font grief à l'arrêt de rejeter leurs demandes alors : «1°)  que, d'une part, le juge est lié par les prétentions des parties et ne peut modifier l'objet du litige ; que pour débouter la société Addhoc de sa demande indemnitaire, l'arrêt attaqué retient que « le maintien du nom de salariés sur le site internet de la société Degest, s'il a pu être constaté peu de temps après la rupture du contrat de travail, ne s'est ensuite pas poursuivi, les constats versés aux débats ne permettant pas d'établir à partir de quelle connexion les recherches ont été faites et surtout si des pages obsolètes n'étaient pas maintenues sur le web indépendamment de la volonté de la société Degest, qui a bien actualisé ses pages en retirant les noms des deux salariés », et « qu'il n'y a lieu dès lors pas lieu d'ordonner ledit retrait sous astreinte » ; qu'en statuant par ces motifs quand, dans ses conclusions du 25 mai 2016, la société Addhoc, qui ne contestait pas qu'au jour de sa demande les noms de ses deux associés ne figuraient plus sur le site internet de la société Degest, ne sollicitait pas « ledit retrait sous astreinte », mais la réparation du préjudice que lui avait causé l'utilisation frauduleuse par la société Degest des noms de ses deux anciens salariés avant qu'elle ne les retire de son site internet, la cour d'appel a violé les articles 4 et 5 du code de procédure civile ; 2°) que, d'autre part et en tout état de cause, en se bornant à relever, pour débouter la société Addhoc de sa demande indemnitaire fondée sur l'utilisation frauduleuse du nom de ses deux associés, que « le maintien du nom de salariés sur le site internet de la société Degest, s'il a pu être constaté peu de temps après la rupture du contrat de travail, ne s'est ensuite pas poursuivi, les constats versés aux débats ne permettant pas d'établir à partir de quelle connexion les recherches ont été faites et surtout si des pages obsolètes n'étaient pas maintenues sur le web indépendamment de la volonté de la société Degest, qui a bien actualisé ses pages en retirant les noms des deux salariés », quand l'utilisation par la société Degest des noms des deux associés de la société Addhoc en dépit de la rupture de leur contrat de travail constituait une faute qui, en raison de la confusion induite dans l'esprit des potentiels clients de la société Addhoc, lui avait nécessairement causé un préjudice, la cour d'appel s'est fondée sur des motifs inopérants et n'a pas légalement justifié sa décision au regard de l'article 1240 du code civil. »

Réponse de la Cour

12. L'arrêt relève que le nom des deux salariés est resté sur le site de l'entreprise peu de temps après la rupture des contrats de travail et que leur maintien ne s'est pas poursuivi, puis retient que la société Addhoc, créée en 2012, a sous-traité des dossiers d'autres cabinets en attendant son agrément pendant sa première année d'exercice, n'ayant quasiment pas de clientèle propre susceptible d'être détournée dont elle pourrait se prévaloir.

13. Ayant, par ces seuls motifs, caractérisé l'absence de préjudice de la société Addhoc né du maintien du nom des deux salariés sur le site internet de la société Degest, la cour d'appel, qui n'a pas modifié l'objet du litige, a légalement justifié sa décision de rejeter la demande reconventionnelle de dommages-intérêts formée par la société Addhoc .

14. Le moyen n'est donc pas fondé.

PAR CES MOTIFS, la Cour :

REJETTE les pourvois principal et incident ;

Condamne la société Degest aux dépens ;