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Décisions

Cass. com., 16 septembre 2020, n° 18-21.615

COUR DE CASSATION

Arrêt

Cassation

PARTIES

Demandeur :

Orange (SA)

Défendeur :

SFR (SA)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

Mme Mouillard

Rapporteur :

Mme Michel-Amsellem

Avocat général :

M. Douvreleur

Avocats :

SCP Colin-Stoclet, SCP Piwnica et Molinié

T. com. Paris, du 12 févr. 2014

12 février 2014

1. Selon l'arrêt attaqué (Paris, 8 juin 2018), rendu sur renvoi après cassation (chambre commerciale, financière et économique, 12 avril 2016, pourvoi n 14-26.815), la société Orange, opérateur o historique de télécommunications en France, a publié une offre de vente en gros d'accès au service téléphonique dite « offre VGAST », à laquelle la Société française du radiotéléphone (la société SFR) a souscrit. Cette dernière, devenue le premier opérateur alternatif en téléphonie fixe, a envisagé de lancer une offre concurrente de l'offre dite « offre Résidence secondaire » (l'offre RS) proposée par la société Orange, qui permet à l'occupant d'une résidence secondaire de bénéficier d'un abonnement à une ligne téléphonique fixe et d'obtenir la suspension de sa ligne lorsque la résidence est inoccupée, moyennant le paiement d'une somme minime. Estimant que les modalités tarifaires mises en œuvre par la société Orange, qui ne permettent pas, en cas de suspension temporaire de la ligne fixe par le client final, de suspendre parallèlement le paiement des redevances mensuelles de l'offre VGAST, l'empêchaient de lancer une telle offre dans des conditions économiques viables et que le comportement de la société Orange était constitutif d'un abus de position dominante, la société SFR l'a assignée en réparation du préjudice subi.

Examen des moyens

Sur le premier moyen

Enoncé du moyen

2. La société Orange fait grief à l'arrêt de dire qu'elle s'est rendue coupable d'abus de position dominante et de la condamner à payer à la société SFR, d'une part, la somme de 32,25 millions d'euros au titre du préjudice subi de 2010 à 2013, assortie des intérêts légaux et, d'autre part, celle de 20,7 millions d'euros au titre du préjudice subi de 2014 à 2016, assortie des intérêts légaux, alors : « 1°) qu'au stade de la délimitation du marché pertinent, le juge ne peut conclure à l'absence de substituabilité du côté de l'offre en prenant en compte des éléments relevant de l'appréciation de l'abus reproché ; qu'en retenant, pour considérer que la téléphonie fixe interruptible et la téléphonie fixe non interruptible ne sont pas substituables du côté de l'offre, qu'en l'absence de suspension de l'offre de gros, les fournisseurs ne peuvent pas commercialiser d'offre interruptible concurrençant l'offre RS d'Orange dans des conditions économiques acceptables, la cour d'appel, qui s'est fondée sur une circonstance relevant de la caractérisation de l'abus, a violé l'article L. 420-2 du code de commerce ; 2°) que deux produits sont substituables du côté de l'offre lorsque les fournisseurs d'un des produits peuvent commencer à produire l'autre sans avoir à subir des coûts importants de modification de leur appareil de production ; qu'en se fondant, pour conclure à l'absence de substituabilité du côté de l'offre, sur la circonstance inopérante que la réplication de l'offre RS d'Orange se heurterait, pour les opérateurs alternatifs, à l'obstacle financier tenant à l'obligation de payer la location de la ligne téléphonique pendant toute l'année, sans constater que les opérateurs auraient nécessairement, pour commencer à fournir une offre fixe interruptible concurrençant l'offre RS d'Orange, à subir des coûts importants de modification de leur appareil de production, la cour d'appel, a privé sa décision de base légale au regard de l'article L. 420-2 du code de commerce ; 3°) que la substituabilité du côté de la demande doit être examinée au regard d'un faisceau d'indices ; que le constat d'un besoin spécifique ne suffit pas à établir l'existence d'un marché pertinent limité aux seuls clients exprimant ce besoin ; qu'en déduisant l'existence d'un marché pertinent limité à la téléphonie fixe résidentielle secondaire interruptible du seul constat, chez les clients ayant souscrit l'offre RS d'Orange, d'un besoin spécifique de désactivation de la ligne téléphonique, la cour d'appel a violé l'article L. 420-2 du code de commerce ; 4°) que pour déterminer la substituabilité de deux produits du côté de la demande, le juge doit rechercher si, du point de vue des consommateurs, et en raison de l'usage qu'ils en font, les deux produits ne sont pas interchangeables ; que la société Orange faisait valoir qu'environ 40 % des clients de l'offre RS n'utilisaient pas la faculté d'interruption ; qu'une telle circonstance devait conduire la cour d'appel à rechercher si, pour ces clients notamment, la faculté d'interrompre leur abonnement faisait bien de l'offre RS d'Orange un produit non substituable ; qu'en refusant de procéder à cette recherche, selon elle inopérante, la cour d'appel a violé l'article L. 420-2 du code de commerce ; 5°) que la charge de la preuve de l'existence d'un marché pertinent pèse sur le demandeur ; qu'en relevant, pour considérer qu'il importait peu qu'une forte proportion des clients ayant souscrit à l'offre RS d'Orange n'utilisent pas la faculté d'interrompre leur ligne, qu'aucun élément ne permettait de déterminer les raisons personnelles des clients de ne pas recourir à cette faculté, la cour d'appel a inversé la charge de la preuve et violé l'article 1315, devenu 1353, du code civil ; 6°) qu'en affirmant o que, dans le cas d'une augmentation légère mais significative et permanente du prix de l'offre RS d'Orange, même les clients de cette offre n'ayant pas eu recours l'année précédente à la faculté d'interruption ne se tourneraient pas nécessairement vers l'offre de téléphonie fixe classique, après avoir relevé qu'aucun élément ne permettait de déterminer les raisons personnelles de ces clients de ne pas recourir à cette faculté, la cour d'appel, qui n'a pas expliqué comment elle en arrivait à cette conclusion, qui ne résultait pas du test SSNIP, s'est contredite et a méconnu les exigences de l'article 455 du code de procédure civile ; 7°) qu'en considérant que l'existence d'un marché pertinent limité à la téléphonie fixe résidentielle secondaire interruptible était établi, sans rechercher, comme elle y était invitée, si la circonstance, non contestée, que, chaque année depuis 2014, plus de 11 % des clients de l'offre RS d'Orange résiliaient leur abonnement interruptible au profit d'une offre non interruptible ne démontrait pas que, pour ces clients, les deux produits étaient interchangeables, la cour d'appel a privé sa décision de base légale au regard de l'article L. 420-2 du code de commerce ; 8°) que le test SSNIP, qui doit être mis en relation avec d'autres indices, ne suffit pas à établir à lui seul l'existence d'un marché pertinent, laquelle peut être prouvée par tous moyens ; qu'en considérant que, si une hausse légère mais significative et durable du prix du produit testé ne conduit pas à une déportation suffisamment importante de clients vers un autre produit et reste rentable pour son fournisseur, le produit testé constitue nécessairement à lui seul un marché pertinent, la cour d'appel, qui a conféré au test SSNIP une valeur probatoire que la loi ne lui confère pas, a violé l'article L. 420-2 du code de commerce. »

Réponse de la Cour  

3. L'arrêt relève que l'offre de la société Orange à destination des occupants de résidences secondaires présente des caractéristiques contractuelles distinctes de l'offre à destination des résidences principales, comme la possibilité d'interruption de l'abonnement pendant une certaine durée et les tarifs. Il précise à ce sujet que l'option de suspension de l'abonnement, qui n'est pas proposée pour les résidences principales, est propre à l'offre RS, qu'elle fait l'objet de dispositions contractuelles et d’un tarif spécifique, puisque, pendant l'interruption, l'abonné n'est tenu à aucun paiement. Il relève encore que la société Orange, bien qu'elle soutienne le faible succès du service en cause, a néanmoins développé, en plus de l'offre standard initialement proposée, deux offres à forfaits, depuis l'année 2015. Il en déduit que, même s'il est justifié par la société Orange que, dans 90 % des cas en 2013, les propriétaires de résidences secondaires n'ont pas opté pour une offre de téléphonie fixe interruptible, ce pourcentage étant néanmoins réduit à 9 % en 2016, il n'est pas contestable que les clients ayant souscrit à l'offre Orange RS ont bien exprimé un besoin spécifique de suspension de l'abonnement téléphonique.

4. Après avoir, ensuite, écarté les moyens de la société Orange contestant la validité de l'expertise ayant mis en oeuvre le test dit « du monopoleur hypothétique » ou « SSNIP » pour « Small but significant and non-transitory increase in price », produite par la société SFR, l'arrêt constate, d'un côté, que ce test démontre que, si le taux de marge est inférieur à 57 %, une hausse de prix de 10 % est profitable à la société Orange, et, de l'autre, qu'il est établi que le taux de marge pratiqué par cette société est un taux moyen de 34 %, donc inférieur à 57 %. Répondant à une critique de la société Orange portant sur la prise en compte, dans les revenus générés par l'ensemble des clients de cette offre, de clients qui seraient susceptibles de renoncer à l'offre RS, l'arrêt énonce encore que le comportement adopté par le consommateur une année n'est pas nécessairement reproduit l'année suivante et retient que le moyen soutenu par la société Orange, selon lequel 15 % des clients de l'offre RS, qui n'ont pas utilisé leur faculté de suspension de l'abonnement au cours de l'année 2015, quitteraient nécessairement cette offre pour une offre classique si le prix augmentait, n'est pas fondé.

5. L'arrêt retient enfin que la société SFR établit que, compte tenu de l'obligation d'acquitter auprès de la société Orange la totalité de l'abonnement, l'offre de vente en gros de l'abonnement au service téléphonique commercialisée par celle-ci ne lui permettrait pas de commercialiser auprès de sa clientèle une offre interruptible dans des conditions économiques acceptables.

6. En l'état de ces constatations et appréciations, la cour d'appel, qui a fait ressortir qu'il résultait d'un faisceau d'indices, et non de la seule spécificité de l'offre ou de la seule mise en oeuvre du test du monopoleur hypothétique, d'une part, que l'offre était spécifique contractuellement, techniquement et en termes de prix par rapport à l'offre classique et répondait à une demande elle-même spécifique, d'autre part, que compte tenu de son taux de marge, une augmentation faible mais significative et non transitoire du prix de l'offre RS restait profitable à la société Orange, a pu, sans qu'importe que certains clients ayant souscrit à cette offre n'utilisent pas la faculté de suspension qu'elle contient, dès lors qu'ils se sont déterminés au regard de la spécificité du service proposé, sans avoir à procéder à la recherche inopérante invoquée par les deuxième et septième branches, et abstraction faite des affirmations erronées mais surabondantes critiquées par les première, troisième et huitième branches, retenir qu'il existait, à l'époque des faits dénoncés, un marché pertinent de la téléphonie fixe résidentielle secondaire interruptible.

7. Le moyen n'est donc pas fondé.

Mais sur le deuxième moyen, pris en sa première branche

Enoncé du moyen

8. La société Orange fait le même grief à l'arrêt, alors « qu'[elle] faisait valoir qu'en application de la décision de l'ARCEP du 4 mai 2006, les tarifs de l'offre VGAST devaient refléter les coûts et que, sauf à supporter elle-même les coûts afférents aux lignes interruptibles utilisées par les clients des autres opérateurs lorsqu'elles sont interrompues, elle ne pouvait rendre interruptible l'offre VGAST qu'en renchérissant les tarifs de cette offre ; qu'elle ajoutait, sans être contredite, que tous les fournisseurs, y compris SFR, s'étaient opposés à la proposition de l'ARCEP de procéder à une telle modification de l'offre VGAST ; qu'en considérant que la société Orange avait commis un abus en refusant de rendre interruptible l'offre VGAST, sans rechercher, comme elle y était invitée, si l'opposition de SFR à la proposition de l'ARCEP ne retirait pas à ce refus tout caractère fautif, la cour d'appel a privé sa décision de base légale au regard de l'article L. 420-2 du code de commerce et de l'article 1382, devenu 1240, du code civil. »  

Réponse de la Cour

Vu l'article L. 420-2 du code de commerce :

9. Pour considérer que la société Orange a commis une pratique abusive, l'arrêt relève que la décision no 06-0840, du 28 septembre 2006, de l'Autorité de régulation des communications électroniques et des postes (l'ARCEP) proscrit la pratique des tarifs d'éviction et qu'aux termes de la décision no 2014-1102 du 30 septembre 2014 de cette autorité, l'obligation de non-discrimination implique que la société Orange s'assure du caractère reproductible de ses offres de détail, sur la base des produits de gros qu'il lui est imposé de fournir, et ce, afin de ne pas avantager ses propres services de détail par les moyens qu'elle lui fournit. Il ajoute qu'une pratique de ciseau tarifaire est constituée lorsque les coûts des prestations de gros sous-tendant la fourniture d'une prestation de détail sont trop élevés pour maintenir pour les clients un espace économique viable. Il en déduit qu'en refusant la suspension du paiement de la redevance dans la proportion de la désactivation de l'offre RS, la société Orange a commis un acte fautif d'abus de position dominante.

10. Répondant à plusieurs moyens développés par la société Orange, l'arrêt relève encore que celle-ci ne prend pas clairement position sur le paiement effectif, par elle-même, du coût d'accès à l'offre VGAST. Il indique qu'il résulte d'une pièce du 29 septembre 2010 intitulée « sur la réplicabilité de l'offre résidence secondaire (RS) de France Telecom » que le paiement serait en réalité mentionné comme une inscription comptable, sans plus de précision, et il ajoute qu'il résulte de ce document que, si l'offre RS est réplicable d'un point de vue technique, car les conditions de fourniture sont identiques pour l'opérateur historique et pour un opérateur alternatif, en revanche, la question de la rentabilité pour un opérateur autre que la société Orange, n'est pas abordée. Après avoir précisé que l'inscription en comptabilité n'est pas suffisante pour établir la réalité du paiement par la branche aval, l'arrêt conclut que, qu'il s'agisse d'une pratique de ciseau tarifaire, établie, ou d'une vente à perte, l'une et l'autre entrant dans la catégorie des pratiques anticoncurrentielles, l'empêchement de répliquer l'offre RS caractérise l'abus de position dominante sur le marché pertinent de la téléphonie résidentielle RS.

11. En se déterminant ainsi, sans rechercher, comme elle y était invitée, si l'opposition de la société SFR à la proposition de l'ARCEP formulée en avril 2010, qui, constatant que l'offre RS de la société Orange était réplicable mais ne permettait qu'une marge faiblement positive, envisageait de modifier les tarifs de l'offre VGAST afin d'améliorer cette marge, n'excluait pas que le refus opposé par la société Orange de suspendre le paiement de la redevance en cas de désactivation de l'abonnement par un client d'un opérateur alternatif soit qualifié de fautif, la cour d'appel a privé sa décision de base légale.

PAR CES MOTIFS, et sans qu'il y ait lieu de statuer sur les autres griefs, la Cour :

CASSE ET ANNULE, en toutes ses dispositions, l'arrêt rendu le 8 juin 2018, entre les parties, par la cour d'appel de Paris ;

Remet l'affaire et les parties dans l'état où elles se trouvaient avant cet arrêt et les renvoie devant la cour d'appel de Paris autrement composée ; Condamne la Société française du radiotéléphone aux dépens ;  En application de l'article 700 du code de procédure civile, rejette la demande formée par la Société française du radiotéléphone et la condamne à payer à la société Orange la somme de 3 000 euros ; Dit que sur les diligences du procureur général près la Cour de cassation, le présent arrêt sera transmis pour être transcrit en marge ou à la suite de l'arrêt cassé ; Ainsi fait et jugé par la Cour de cassation, chambre commerciale, financière et économique, et prononcé par le président en son audience publique du seize septembre deux mille vingt.