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Décisions

CJUE, 9e ch., 16 septembre 2020, n° C-462/19

COUR DE JUSTICE DE L’UNION EUROPEENNE

Arrêt

PARTIES

Demandeur :

Asociación Nacional de Empresas Estibadoras y Consignatarios de Buques (Anesco), Comisiones Obreras, Coordinadora Estatal de Trabajadores del Mar (CETM), Confederación Intersindical Gallega, Eusko Langileen Alkartasuna, Langile Abertzaleen Batzordeak, Unión General de Trabajadores (UGT), Asociación Estatal de Empresas Operadoras Portuarias (Asoport)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Rodin

Juges :

M. Vilaras (rapporteur), M. Šváby

Avocat général :

Mme Kokott

Avocats :

M. Arranz Fernández-Bravo, M. Sarmiento Ramírez-Escudero , M. Gutiérrez Hernández, Mme González Rozas, M. Martínez Lage, M. Martínez-Lage Sobredo , M. Díaz Domínguez, M. López de Castro Ruiz, M. Martín Jordedo, M. Van Hooydonk, M. Puigbó

CJUE n° C-462/19

16 septembre 2020

LA COUR (Neuvième Chambre),

1 La demande de décision préjudicielle porte sur l’interprétation de l’article 101 TFUE et du règlement (CE) no 1/2003 du Conseil, du 16 décembre 2002, relatifs à la mise en œuvre des règles de concurrence prévues aux articles [101 et 102 TFUE] (JO 2003, L 1, p. 1).

2 Cette demande a été présentée dans le cadre d’une procédure engagée par la Comisión Nacional de los Mercados y la Competencia (CNMC) (Commission nationale des marchés et de la concurrence, Espagne) contre l’Asociación Nacional de Empresas Estibadoras y Consignatarias de Buques (Anesco), les Comisiones Obreras, la Coordinadora Estatal de Trabajadores del Mar (CETM), la Confederación Intersindical Gallega, Eusko Langileen Alkartasuna, Langile Abertzaleen Batzordeak et l’Unión General de Trabajadores (UGT) au sujet de la conclusion d’une convention collective imposant une subrogation dans les contrats des travailleurs pour la fourniture du service portuaire de manutention de marchandises, au motif que cette convention serait contraire à l’article 101 TFUE et à la réglementation nationale correspondante.

 Le cadre juridique

 Le droit de l’Union

3 Aux termes des considérants 17 et 18 du règlement no 1/2003 :

« (17) Tant pour garantir l’application cohérente des règles de concurrence que pour assurer une gestion optimale du réseau, il est indispensable de maintenir la règle selon laquelle les autorités de concurrence des États membres sont automatiquement dessaisies lorsque la Commission intente une procédure. Lorsqu’une autorité de concurrence d’un État membre traite déjà une affaire et que la Commission a l’intention d’intenter une procédure, cette dernière doit s’efforcer de le faire dans les meilleurs délais. Avant d’intenter la procédure, la Commission doit consulter l’autorité nationale concernée.

(18)  Afin d’assurer une attribution optimale des affaires au sein du réseau, il convient de prévoir une disposition générale permettant à une autorité de concurrence de suspendre ou de clôturer une affaire au motif qu’une autre autorité traite ou a traité la même affaire, l’objectif étant que chaque affaire ne soit traitée que par une seule autorité. Cette disposition ne doit pas faire obstacle à la possibilité, reconnue à la Commission par la jurisprudence de la Cour de justice, de rejeter une plainte pour défaut d’intérêt communautaire, même lorsqu’aucune autre autorité de concurrence n’a indiqué son intention de traiter l’affaire. »

4 L’article 11, paragraphe 6, de ce règlement dispose :

« L’ouverture par la Commission d’une procédure en vue de l’adoption d’une décision en application du chapitre III dessaisit les autorités de concurrence des États membres de leur compétence pour appliquer les articles [101 TFUE] et [102 TFUE]. Si une autorité de concurrence d’un État membre traite déjà une affaire, la Commission n’intente la procédure qu’après avoir consulté cette autorité nationale de concurrence. »

 Le droit espagnol

 La loi relative à la protection de la concurrence

5 L’article 1er, paragraphe 1, de la Ley 15/2007 de Defensa de la Competencia (loi 15/2007 relative à la protection de la concurrence), du 3 juillet 2007 (BOE no 159, du 4 juillet 2007, p. 12946, ci-après la « loi relative à la protection de la concurrence »), dispose :

« Toute convention, décision ou recommandation collective, ou pratique concertée ou délibérément parallèle, qui vise, produit ou peut avoir pour effet d’empêcher de restreindre ou de fausser la concurrence sur tout ou partie du marché national est interdite [...] »

6 L’article 36, paragraphe 1, de cette loi prévoit :

« Le délai maximal pour rendre et notifier la décision qui met fin à la procédure de sanction en cas de comportement anticoncurrentiel est de dix-huit mois à compter de la date d’ouverture de ladite procédure [...] »

7 L’article 38, paragraphe 1, de ladite loi énonce :

« L’expiration du délai maximal de dix-huit mois prévu à l’article 36, paragraphe 1, pour mettre fin à la procédure de sanction en matière d’accords et de pratiques interdites entraîne la caducité de la procédure. »

8 Aux termes de l’article 44 de la même loi :

« La [CNMC] peut ne pas engager de procédure ou rayer du registre les recours ou dossiers introduits pour incompétence ou défaut d’objet ou pour dessaisissement ou disparition de l’objet. En particulier, l’une quelconque de ces conditions est considérée comme remplie dans les cas suivants :

a) lorsque la [CNMC] n’est pas compétente pour poursuivre les comportements constatés ou déclarés en application du règlement [no 1/2003], ou lorsque les conditions qui sont prévues dans ce dernier pour le rejet des plaintes sont réunies.

[...] »

9 L’article 45 de la loi relative à la protection de la concurrence dispose :

« Les procédures administratives relatives à la défense de la concurrence sont régies par les dispositions de la présente loi et sa législation d’application et, à titre supplétif, par la loi 30/1992 du 26 novembre 1992, relative au régime juridique des administrations publiques et à la procédure administrative commune [...] »

10 L’article 48, paragraphe 1, de cette loi prévoit :

« Les décisions et actes du président et du Conseil de la [CNMC] ne peuvent faire l’objet d’aucun recours administratif et sont uniquement susceptibles d’un recours contentieux administratif [...] »

11 L’article 49, paragraphe 1, de ladite loi énonce :

« La procédure est engagée d’office par la direction [de la concurrence] soit de sa propre initiative ou sur celle du Conseil de la [CNMC], soit à la suite d’une plainte [...] »

 La loi portant création de la CNMC

12 L’article 1er, paragraphe 2, de la Ley 3/2013 de creación de la Comisión Nacional de los Mercados y la Competencia (loi 3/2013 portant création de la Commission nationale des marchés et de la concurrence), du 4 juin 2013 (BOE no 134, du 5 juin 2013, p. 42191, ci-après la « loi portant création de la CNMC »), prévoit :

« La [CNMC] a pour objet de garantir, de préserver et de promouvoir le bon fonctionnement, la transparence et l’existence d’une concurrence effective sur tous les marchés et dans tous les secteurs productifs, au profit des consommateurs et des utilisateurs. »

13 L’article 2, paragraphe 1, de cette loi dispose :

« La [CNMC] est dotée d’une personnalité juridique propre et de la pleine capacité publique et privée, et elle jouit, dans l’exercice de ses activités et pour l’accomplissement de ses objectifs, d’une autonomie organique et fonctionnelle et d’une totale indépendance à l’égard du gouvernement, des administrations publiques et des acteurs du marché. En outre, elle est soumise au contrôle parlementaire et judiciaire. »

14 L’article 3 de ladite loi énonce :

« 1.  La [CNMC] agit, dans l’exercice de ses activités et pour l’accomplissement de ses objectifs, indépendamment de tout intérêt d’entreprise ou commercial.

2.  Dans l’accomplissement des missions qui leur sont confiées par la législation, et sans préjudice de la collaboration avec d’autres organes et des pouvoirs de direction de la politique générale du gouvernement exercés au moyen de ses compétences de réglementation, ni le personnel ni les membres des organes de la [CNMC] ne peuvent demander ou accepter des instructions de la part d’une quelconque entité publique ou privée. »

15 L’article 15 de la même loi prévoit :

« 1.  Les membres du Conseil [de la CNMC], y compris le président et le vice-président, sont nommés par le gouvernement, par voie de décret royal, sur proposition du Ministro de Economía y Competitividad [(ministre de l’Économie et de la Concurrence, Espagne)], parmi les personnes jouissant d’un prestige reconnu et de compétences professionnelles dans le domaine d’action de la [CNMC], après comparution de la personne proposée pour le poste devant la commission correspondante du Congrès des députés. Le Congrès, par l’intermédiaire de la commission compétente et par accord adopté à la majorité absolue, peut opposer son veto à la nomination du candidat proposé dans un délai d’un mois civil à compter de la réception de la communication y afférente. Une fois ce délai écoulé sans manifestation expresse du Congrès, les nominations y afférentes sont réputées acceptées.

2.  Le mandat des membres du Conseil est de six ans sans possibilité de renouvellement. Les membres du Conseil sont partiellement renouvelés tous les deux ans, de manière à ce qu’aucun membre du Conseil ne reste à son poste pendant plus de six ans. »

16 L’article 17, paragraphe 1, de la loi portant création de la CNMC dispose :

« La chambre plénière du Conseil est composée de l’ensemble des membres du Conseil. Elle est présidée par le président de la [CNMC]. En cas de vacance, absence ou maladie du président, il est remplacé par le vice-président ou, à défaut, par le conseiller le plus ancien ou, à égalité d’ancienneté, par le plus âgé. »

17 L’article 19, paragraphe 1, de cette loi énonce :

« Le président de la [CNMC] est compétent pour :

[...]

f)  impulser les actions de la [CNMC] et pour remplir les fonctions dont il a la charge. En particulier, la proposition des plans d’action annuels ou pluriannuels définissant ses objectifs et priorités ;

g)  exercer des fonctions de direction du personnel de la [CNMC], conformément aux compétences que la législation spécifique lui attribue ;

h)  diriger, coordonner, évaluer et superviser les différentes unités de la [CNMC], sans préjudice des fonctions du Conseil ; en particulier coordonner, avec l’aide du secrétaire du Conseil, le bon fonctionnement des unités de la [CNMC].

[...] »

18 L’article 20 de ladite loi prévoit :

« Le Conseil de la [CNMC] est l’organe de décision en ce qui concerne les fonctions de résolution, de consultation, de promotion de la concurrence et d’arbitrage et de résolution de conflits prévus dans la présente loi. En particulier, le Conseil est l’organe compétent pour :

[...]

13.  désigner et approuver le licenciement du personnel d’encadrement, sur proposition du président du Conseil.

[...] »

19 L’article 25 de la même loi, intitulé « Organes de direction », prévoit, à son paragraphe 1, que la CNMC est dotée de quatre directions d’instruction, au nombre desquelles figure la direction de la concurrence (Dirección de Competencia). Celle-ci est chargée d’examiner les dossiers relatifs aux fonctions de la CNMC visant à préserver et promouvoir une concurrence effective sur tous les marchés et dans tous les secteurs productifs.

20 Aux termes de l’article 29 de la même loi, relatif au pouvoir de sanction :

« 1.  La [CNMC] exerce le pouvoir d’inspection et de sanction conformément aux dispositions du titre IV, chapitre II, de la [loi relative à la protection de la concurrence], du titre VI de la [Ley 7/2010 General de la Comunicación Audiovisual (loi générale 7/2010 sur la communication audiovisuelle), du 31 mars 2010 (BOE no 70, du 1er avril 2010)], du titre VIII de la [Ley 32/2003 General de Telecomunicaciones (loi générale 32/2003 sur les télécommunications), du 3 novembre 2003 (BOE no 264, du 4 novembre 2003)], du titre X de la [Ley 54/1997 del Sector Eléctrico (loi 54/1997 sur le secteur électrique), du 27 novembre 1997 (BOE no 285, du 28 novembre 1997, p. 35097)], du titre VI de la [Ley 34/1998 del sector de hidrocarburos (loi 34/1998 sur le secteur des hydrocarbures), du 7 octobre 1998 (BOE no 241, du 8 octobre 1998)], du titre VII de la [Ley 43/2010 del servicio postal universal, de los derechos de los usuarios y del mercado postal (loi 43/2010 sur le service postal universel, les droits des utilisateurs et le marché postal), du 30 décembre 2010 (BOE no 318, du 31 décembre 2010, p. 109195)], et du titre VII de la [Ley 39/2003 del Sector Ferroviario (loi 39/2003 sur le secteur ferroviaire), du 17 novembre 2003 (BOE no 276, du 17 novembre 2003)].

2.  Aux fins de l’exercice du pouvoir de sanction, la séparation fonctionnelle requise entre la phase d’instruction, qui relève du personnel de la direction compétente en fonction de la matière, et la phase de décision, qui relève du Conseil, est garantie.

3.  La procédure pour l’exercice du pouvoir de sanction est régie par les dispositions de la présente loi, des lois mentionnées au paragraphe 1, ainsi que, pour ce qui n’est pas prévu dans les normes précitées, de la [Ley 30/1992 de Régimen Jurídico de las Administraciones Públicas y del Procedimiento Administrativo Común (loi 30/1992 sur le régime juridique des administrations publiques et la procédure administrative commune), du 26 novembre 1992 (BOE no 285, du 27 novembre 1992)], et ses modalités d’application. Concrètement, la procédure de sanction en matière de protection de la concurrence est régie par les dispositions spécifiques de la loi 15/2007, du 3 juillet 2007.

4.  La décision met fin à la procédure administrative, et un recours contentieux administratif peut être formé contre celle-ci. »

 Le décret royal 657/2013

21 L’article 4 du statut organique de la Commission nationale des marchés et de la concurrence, approuvé par le Real Decreto 657/2013 por el que se aprueba el Estatuto Orgánico de la Comisión Nacional de los Mercados y la Competencia (décret royal 657/2013 approuvant le statut organique de la Commission nationale des marchés et de la concurrence), du 30 août 2013 (BOE no 209, du 31 août 2013, p. 63623, ci-après le « statut organique de la CNMC »), intitulé « Coordination et coopération institutionnelle », dispose :

« Lorsque cela ressort de la législation de l’Union européenne ou nationale, la [CNMC] est considérée comme étant :

a) l’autorité nationale de la concurrence.

[...] »

22 L’article 15, paragraphe 2, dudit statut prévoit :

« Le président de la [CNMC], qui est également celui de la chambre plénière de son Conseil et de la chambre de la concurrence, exerce les fonctions de direction et de représentation de celle-ci conformément à ce que dispose l’article 19 de la [loi portant création de la CNMC]. Dans l’exercice de ses fonctions, il est l’organe compétent pour :

[...]

b)  proposer à la chambre plénière de la [CNMC] la nomination et la cessation de fonctions du secrétaire du Conseil, des directeurs d’enquête et du reste du personnel de direction de la [CNMC].

[...] »

 La loi relative au contentieux administratif

23 L’article 75, paragraphes 1 et 2, de la Ley 29/1998 reguladora de la Jurisdicción Contencioso administrativa (loi 29/1998 relative au contentieux administratif), du 13 juillet 1998 (BOE no 167, du 14 juillet 1998) prévoit :

« 1. Les parties défenderesses peuvent se rétracter en satisfaisant aux exigences prévues au paragraphe 2 de l’article précédent.

2. Après la rétractation, le juge ou le Tribunal rend, sans autre formalité, un arrêt conforme aux prétentions de la partie requérante, sauf si cela entraîne une atteinte manifeste à l’ordre juridique, auquel cas la juridiction informe les parties des motifs susceptibles de s’opposer à l’accueil des prétentions et les entend dans un délai ordinaire de dix jours, après quoi elle rend un arrêt qu’elle estime conforme au droit. »

 Le litige au principal et les questions préjudicielles

24 Par arrêt du 11 décembre 2014, Commission/Espagne (C‑576/13, non publié, EU:C:2014:2430), la Cour a jugé, dans une affaire où était en cause le régime de la gestion des travailleurs pour les services de manutention de marchandises dans le secteur portuaire alors en vigueur en Espagne, que, en obligeant les entreprises d’autres États membres souhaitant exercer l’activité de manutention de marchandises dans les ports espagnols d’intérêt général, d’une part, à s’inscrire auprès d’une Sociedad Anónima de Gestion de Estibadores Portuarios (société anonyme de gestion des dockers, ci-après « SAGEP ») ainsi que, le cas échéant, à participer à son capital et, d’autre part, à recruter en priorité des travailleurs mis à disposition par cette société, dont un nombre minimal de ceux-ci engagé de manière permanente, le Royaume d’Espagne avait manqué aux obligations qui lui incombent en vertu de l’article 49 TFUE.

25 Afin d’exécuter l’arrêt du 11 décembre 2014, Commission/Espagne (C‑576/13, non publié, EU:C:2014:2430), le Royaume d’Espagne a adopté le Real Decreto-ley 8/2017 por el que se modifica el régimen de los trabajadores para la prestación del servicio portuario de manipulación de mercancías dando cumplimiento a la Sentencia del Tribunal de Justicia de la Unión Europea de 11 de diciembre de 2014, recaída en el Asunto C‑576/13 (procedimiento de infracción 2009/4052) [décret-loi royal 8/2017 modifiant le régime des travailleurs pour la fourniture du service portuaire de manutention de marchandises, conformément à l’arrêt de la Cour de justice de l’Union européenne du 11 décembre 2014 rendu dans l’affaire C‑576/13 (procédure d’infraction 2009/4052)], du 12 mai 2017 (BOE no 114, du 13 mai 2017). Celui-ci prévoit le libre recrutement de travailleurs portuaires aux fins de la fourniture du service de manutention des marchandises et précise en substance que, pour la fourniture de ce service, il n’est pas nécessaire que les entreprises fournissant le service portuaire de manutention de marchandises (ci-après les « entreprises de manutention ») participent au capital d’une SAGEP.

26 Toutefois, le décret-loi royal 8/2017 a instauré une période transitoire d’adaptation de trois ans, expirant le 14 mai 2020, au cours de laquelle il était fait obligation aux entreprises de manutention de recourir à des travailleurs d’une SAGEP pour un certain pourcentage de leurs activités, qu’elles soient ou non actionnaires de cette SAGEP. Il était précisé que, à l’issue de cette période transitoire, les SAGEP auraient le choix de disparaître ou de poursuivre leurs activités en régime de libre concurrence, le cas échéant, avec les centres portuaires d’emploi et les autres entreprises de travail intérimaire.

27 Le 6 juillet 2017, l’Anesco, association regroupant les entreprises du secteur portuaire, d’une part, et plusieurs organisations syndicales (la CETM, l’UGT, les Comisiones Obreras, la Confederación Intersindical Gallega, Langile Abertzaleen Batzordeak et Eusko Langileen Alkartasuna), d’autre part, ont conclu une convention collective visant à « préserver la paix sociale » et à garantir le maintien de l’intégralité des emplois des dockers recrutés par les SAGEP avant le 30 septembre 2017. Par cette convention collective, l’Anesco et ces organisations syndicales ont modifié le quatrième accord-cadre national en introduisant une septième disposition additionnelle qui prévoit que les entreprises de manutention qui quittent une SAGEP reprennent le personnel d’arrimage portuaire rattaché à cette SAGEP dans les mêmes conditions de travail, à concurrence de leur participation au capital de la SAGEP concernée.

28 Le 3 novembre 2017, la direction de la concurrence a engagé la procédure d’infraction S/DC/0619/17, Acuerdo Marco de la Estiba (accord-cadre relatif à l’arrimage), contre l’Anesco et lesdites organisation syndicales. Au nombre des motifs ayant justifié l’engagement de cette procédure figurait le fait que la seule société ayant demandé à quitter une SAGEP au cours de la période transitoire avait fait l’objet d’une série d’actes ayant gravement porté atteinte à son activité et à sa compétitivité, et qui pouvaient être regardés comme constitutifs de boycott.

29 Le 12 novembre 2018, la direction de la concurrence a soumis à la chambre de la concurrence du Conseil de la CNMC une proposition de décision dans laquelle elle concluait que la convention collective conclue entre l’Anesco et les organisations syndicales en cause au principal constituait un comportement prohibé par l’article 1er de la loi relative à la protection de la concurrence et par l’article 101 TFUE, dans la mesure où les obligations supplémentaires imposées par cette convention outrepassaient le domaine propre à la négociation collective et restreignaient de ce fait l’exercice du droit de retrait et, partant, les conditions de libre concurrence.

30 Le 29 mars 2019, le Royaume d’Espagne a adopté le Real Decreto-Ley 9/2019 por el que se modifica la Ley 14/1994, de 1 de junio, por la que se regulan las empresas de trabajo temporal, para su adaptación a la actividad de la estiba portuaria y se concluye la adaptación legal del régimen de los trabajadores para la prestación del servicio portuario de manipulación de mercancías (décret-loi royal 9/2019 modifiant la loi 14/1994, du 1er juin 1994, relative aux entreprises de travail intérimaire, afin de l’adapter à l’activité d’arrimage portuaire et achevant l’adaptation juridique du régime des travailleurs pour la fourniture du service portuaire de manutention de marchandises), du 29 mars 2019 (BOE no 77, du 30 mars 2019, p. 32836). Celui-ci offrait la possibilité, pendant la période transitoire, de prévoir, au moyen d’accords ou de conventions collectives, une reprise obligatoire du personnel des SAGEP dans les cas où les entreprises de manutention décideraient de les quitter ou décideraient de disparaître.

31 La CNMC fait observer que l’adoption de cet acte, qui a le rang de loi, a eu pour effet de prolonger le délai pour l’exercice du droit de retrait à l’ensemble de la période transitoire prévue par le décret-loi royal 8/2017, c’est-à-dire jusqu’au 14 mai 2020.

32 Partant, la CNMC s’interroge sur la conformité, d’une part, des conventions collectives modifiant le quatrième accord-cadre national et, d’autre part, du décret-loi royal 9/2019 avec l’article 101 TFUE, ce qui justifie, selon elle, de saisir la Cour sur le fondement de l’article 267 TFUE.

33 À cet effet, la CNMC estime qu’elle revêt la nature d’une « juridiction » au sens de l’article 267 TFUE au motif que, conformément à la jurisprudence de la Cour, elle a une origine légale, un caractère permanent et une juridiction obligatoire, qu’elle statue selon une procédure contradictoire, qu’elle constitue un organe indépendant et qu’elle s’acquitte de ses tâches dans le plein respect de l’objectivité et de l’impartialité par rapport aux parties au litige et à leurs intérêts respectifs au regard de l’objet de celui-ci.

34 Dans ces conditions, la CNMC a décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour les questions préjudicielles suivantes :

« 1) L’article 101 TFUE doit-il être interprété en ce sens que les accords entre opérateurs et représentants des travailleurs sont interdits, même sous la dénomination de conventions collectives, lorsqu’ils prévoient la reprise des travailleurs rattachés à [une] SAGEP par les entreprises qui la quittent et les modalités de cette reprise ?

2)  Dans l’affirmative, l’article 101 TFUE doit-il être interprété en ce sens qu’il s’oppose à des dispositions de droit national telles que celles du [décret-loi royal 9/2019], en ce qu’elles fondent les conventions collectives prévoyant une forme de reprise des travailleurs déterminée, qui va au-delà des questions en matière de travail et entraîne une harmonisation des conditions commerciales ?

3)  Si les dispositions susvisées sont considérées comme contraires au droit de l’Union, la jurisprudence de la Cour relative à la primauté du droit de l’Union et à ses conséquences, établie notamment dans les arrêts [du 15 décembre 1976, Simmenthal (35/76, EU:C:1976:180), et du 22 juin 1989, Costanzo (103/88, EU:C:1989:256)], doit-elle être interprétée en ce sens qu’elle impose à un organisme de droit public tel que la [CNMC] de laisser inappliquées les dispositions du droit national contraires à l’article 101 TFUE ?

4)  En cas de réponse affirmative à la première question, convient-il d’interpréter l’article 101 TFUE, le règlement [no 1/2003] et l’obligation d’assurer l’effectivité des règles de l’Union en ce sens qu’ils exigent qu’une autorité administrative telle que la [CNMC] inflige des amendes et des astreintes aux entités ayant des comportements tels que ceux décrits ci-dessus ? »

 Sur la recevabilité de la demande de décision préjudicielle

35 Alors que, dans la décision de renvoi, la CNMC expose les raisons pour lesquelles elle possède, de son point de vue, le caractère d’une « juridiction » au sens de l’article 267 TFUE, et que, dans ses observations, l’Asoport indique partager cette appréciation, les autres parties au principal ainsi que le gouvernement espagnol et la Commission éprouvent des doutes à ce sujet. Ces derniers font en particulier valoir que les procédures devant la CNMC, telles que celle en cause au principal, ne sont pas destinées à aboutir à une décision à caractère juridictionnel, de sorte que cet organisme ne saurait être regardé comme présentant la qualité de « juridiction » au sens de l’article 267 TFUE.

36 Selon une jurisprudence constante, pour apprécier si l’organisme de renvoi possède le caractère d’une « juridiction » au sens de l’article 267 TFUE, question qui relève uniquement du droit de l’Union, la Cour tient compte d’un ensemble d’éléments, tels que l’origine légale de l’organe, sa permanence, le caractère obligatoire de sa juridiction, la nature contradictoire de sa procédure, l’application, par l’organe, des règles de droit ainsi que son indépendance. En outre, les juridictions nationales ne sont habilitées à saisir la Cour que si un litige est pendant devant elles et si elles sont appelées à statuer dans le cadre d’une procédure destinée à aboutir à une décision de caractère juridictionnel (arrêt du 31 mai 2005, Syfait e.a., C‑53/03, EU:C:2005:333, point 29 ainsi que jurisprudence citée).

37 Enfin, s’agissant de la notion de « juridiction nationale » au sens de l’article 267 TFUE, la Cour a itérativement rappelé qu’elle ne peut, par essence même, désigner qu’une autorité qui a la qualité de tiers par rapport à celle qui a adopté la décision faisant l’objet du recours (arrêts du 30 mars 1993, Corbiau, C‑24/92, EU:C:1993:118, point 15, et du 19 septembre 2006, Wilson, C‑506/04, EU:C:2006:587, point 49).

38 Or, en premier lieu, s’agissant de la qualité de « tiers » de la CNMC, il ressort de l’article 17, paragraphe 1, et de l’article 19, paragraphe 1, sous f) à h), de la loi portant création de la CNMC que le président de la CNMC préside le Conseil de la CNMC qui adopte les décisions au nom de la CNMC et que, à ce titre, il exerce les fonctions de direction du personnel de la CNMC et dirige, coordonne, évalue et supervise toutes les unités de celle-ci, y compris la direction de la concurrence, auteur de la proposition de décision à l’origine de la présente demande de décision préjudicielle. En outre, il ressort de l’article 20, premier alinéa, point 13, de la loi portant création de la CNMC et de l’article 15, paragraphe 2, sous b), du statut organique de la CNMC qu’il appartient au président de la CNMC de proposer au Conseil de cette dernière la nomination et la révocation du personnel de direction, au nombre duquel figure celui de la direction de la concurrence.

39 Ainsi, à l’instar de ce que la Cour a estimé au point 33 de l’arrêt du 31 mai 2005, Syfait e.a. (C‑53/03, EU:C:2005:333), concernant l’Epitropi Antagonismou (commission de la concurrence, Grèce) qui entretenait un lien fonctionnel avec son secrétariat, organe d’instruction sur proposition duquel il décidait, le Conseil de la CNMC entretient avec la direction de la concurrence de celle-ci, dont émanent les propositions de décision sur lesquelles il est appelé à statuer, un lien organique et fonctionnel.

40 Dès lors, la CNMC ne saurait, contrairement à ce que celle–ci fait valoir, être considérée comme ayant la qualité de « tiers » par rapport à l’autorité qui adopte la décision susceptible de faire l’objet d’un recours et, partant, être qualifiée de « juridiction nationale » au sens de l’article 267 TFUE.

41 En deuxième lieu, force est de constater que les décisions que la CNMC est amenée à adopter dans les affaires telles que celle en cause au principal s’apparentent à des décisions de nature administrative, excluant qu’elles soient adoptées dans l’exercice de fonctions juridictionnelles (voir, par analogie, ordonnance du 14 novembre 2013, MF 7, C‑49/13, EU:C:2013:767, point 17).

42 En ce sens, il y a lieu de faire observer que, ainsi qu’il ressort de l’article 4 du statut organique de la CNMC, la CNMC est l’autorité de concurrence chargée, conformément à l’article 1er, paragraphe 2, de la loi portant création de la CNMC, de garantir, de préserver et de promouvoir le bon fonctionnement, la transparence et l’existence d’une concurrence effective sur tous les marchés et dans tous les secteurs productifs, au profit des consommateurs et des utilisateurs en Espagne.

43 La procédure en cause au principal est une procédure de sanction engagée d’office, conformément à l’article 49, paragraphe 1, de la loi relative à la protection de la concurrence, par la direction de la concurrence de la CNMC contre l’Anesco et les organisations syndicales en cause au principal, ce qui est confirmé par le fait que l’Asoport a la qualité de partie intéressée dans le cadre de la procédure menée par la CNMC.

44 Or, le fait que la CNMC agit d’office, en tant qu’administration spécialisée exerçant le pouvoir de sanction dans les matières relevant de sa compétence, constitue un indice du caractère administratif et non pas juridictionnel de la décision qu’elle est appelée à rendre dans la procédure ayant conduit à la présente demande de décision préjudicielle (voir, par analogie, ordonnance du 14 novembre 2013, MF 7, C‑49/13, EU:C:2013:767, point 18).

45 Il en va de même s’agissant du fait que la CNMC est tenue de travailler en étroite collaboration avec la Commission et est susceptible d’être dessaisie au profit de cette dernière en vertu de l’article 11, paragraphe 6, du règlement no 1/2003, ne serait-ce que dans des cas où les règles du droit de l’Union sont applicables et où la Commission est mieux placée pour traiter l’affaire (voir, par analogie, arrêt du 31 mai 2005, Syfait e.a., C‑53/03, EU:C:2005:333, points 34 et 35).

46 En outre, l’article 36, paragraphe 1, de la loi relative à la protection de la concurrence fait obligation à la CNMC d’adopter et de notifier la décision qui met fin à la procédure de sanction en cas de comportement anticoncurrentiel dans un délai maximal de 18 mois, et l’article 38, paragraphe 1, de cette loi précise que l’expiration de ce délai entraîne la caducité de la procédure, sans égard à la volonté des parties intéressées à la procédure et, en particulier, des éventuels plaignants.

47 Il y a également lieu de souligner que, conformément à l’article 75 de la loi relative au contentieux administratif, lorsqu’un recours devant les juridictions administratives a été introduit contre une décision rendue par la CNMC, celle-ci peut se rétracter, c’est-à-dire retirer sa propre décision, pour autant que la partie ayant introduit un recours contre la décision de la CNMC devant les juridictions compétentes soit d’accord.

48 Il ressort de ce qui précède que la procédure de sanction devant la CNMC se situe en marge du système juridictionnel national et ne relève pas de l’exercice de fonctions juridictionnelles. En effet, la décision de la CNMC mettant fin à la procédure est une décision de nature administrative qui, tout en étant définitive et immédiatement exécutoire, n’est pas susceptible d’être revêtue des attributs d’une décision judiciaire, notamment de l’autorité de la chose jugée (voir, en ce sens, arrêt du 16 février 2017, Margarit Panicello, C‑503/15, EU:C:2017:126, point 34 et jurisprudence citée).

49 Le caractère administratif de la procédure en cause au principal est également confirmé par l’article 29, paragraphe 4, de la loi portant création de la CNMC, qui prévoit que l’adoption d’une décision par le Conseil de la CNMC met fin à la procédure qualifiée expressément d’« administrative ». En outre, en vertu de l’article 48, paragraphe 1, de la loi relative à la protection de la concurrence, un recours contentieux administratif peut être formé contre une telle décision, au cours duquel la CNMC, comme l’a précisé, notamment, le gouvernement espagnol dans ses observations écrites, agit en tant que partie défenderesse dans le cadre de la procédure judiciaire en première instance devant l’Audiencia Nacional (Cour centrale, Espagne) ou en tant que partie demanderesse ou partie défenderesse dans l’hypothèse d’un pourvoi contre l’arrêt de l’Audiencia Nacional devant le Tribunal Supremo (Cour suprême, Espagne).

50 Les considérations qui précèdent ne sauraient être remises en cause par l’arrêt du 16 juillet 1992, Asociación Española de Banca Privada e.a. (C‑67/91, EU:C:1992:330), dans lequel la Cour a implicitement admis la recevabilité d’une demande de décision préjudicielle introduite par le Tribunal de Defensa de la Competencia (Tribunal de protection de la concurrence, Espagne). À cet égard, il convient de relever que cet arrêt a été prononcé dans le contexte de l’ancienne loi relative à la protection de la concurrence espagnole, en vertu de laquelle cet organe était distinct de l’organe d’instruction en matière de concurrence institué par cette loi, à savoir la Dirección General de Defensa de la Competencia (service de protection de la concurrence, Espagne). Or, en l’occurrence, ainsi qu’il ressort de l’article 29, paragraphe 1, de la loi portant création de la CNMC, la CNMC exerce à la fois les fonctions qui étaient auparavant attribuées au Tribunal de Defensa de la Competencia (Tribunal de protection de la concurrence) et celles auparavant attribuées au service de protection de la concurrence.

51 Au regard de l’ensemble des considérations qui précèdent, il convient de constater que la demande de décision préjudicielle introduite par la CNMC est irrecevable.

 Sur les dépens

52 La procédure revêtant, à l’égard des parties au principal, le caractère d’un incident soulevé devant l’organisme de renvoi, il appartient à celui-ci de statuer sur les dépens. Les frais exposés pour soumettre des observations à la Cour, autres que ceux desdites parties, ne peuvent faire l’objet d’un remboursement.

Par ces motifs, la Cour (neuvième chambre) dit pour droit :

La demande de décision préjudicielle introduite par la Comisión Nacional de los Mercados y la Competencia (Commission nationale des marchés et de la concurrence, Espagne), par décision du 12 juin 2019, est irrecevable.