CA Paris, Pôle 5 ch. 4, 16 septembre 2020, n° 18/23307
PARIS
Arrêt
Infirmation
PARTIES
Demandeur :
Maison Services Industrie (SARL)
Défendeur :
Espace Domicile (SA)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Conseiller :
M. Gilles
Avocat :
Me Grall
FAITS ET PROCÉDURE
Vu le jugement rendu le 4 octobre 2018 par le tribunal de commerce de Rennes qui :
- dit que la cessation des relations commerciales n'est pas constitutive d'une rupture brutale des relations commerciales établies selon les dispositions de l'article L. 442-6-I-5° du Code de commerce ;
- dit que la date de parution des différents appels d'offre dans les journaux d'annonces légales constitue le point de départ du préavis de rupture et que le délai est raisonnable et suffisant ;
- condamne la société Maison Services Industrie à payer à la société Espace Domicile la somme de 1.500 euros par application des dispositions de l'article 700 du CPC et déboute la société Espace Domicile du surplus de sa demande ;
- déboute la société Maison Services Industrie de l'ensemble de ses demandes, fins et prétentions ;
- condamne la société Maison Services Industrie aux entiers dépens ;
- liquide les frais de greffe à la somme de 77,08 euros tels que prévu aux articles 695 et 701 du CPC.
Vu les dernières conclusions de la société Maison Services Industrie, appelante, signifiées et notifiées le 12 mai 2020, qui demande à la Cour de :
Vu les éléments ci-avant et les pièces produites,
Vu l'article L. 442-6 I 5° du Code de commerce,
avant dire droit, sauf à tirer les conséquences de l'absence de production, par la Société Espace Domicile, des pièces sollicitées :
- ordonner à la Société Espace Domicile de produire :
* l'appel d'offres de fin 2016 relatif au renouvellement du marché à bons de commandes,
* le cahier des charges qui a été transmis à chaque candidat à cette occasion,
* l'offre qui a été retenue ;
Sur le fond,
- constater que les relations commerciales entre la Société Maison Services Industrie et la Société Espace Domicile ont revêtu, de la fin d'année 2003 jusqu'en décembre 2016, « un caractère suivi, stable et habituel » et que la Société Maison Services Industrie « pouvait raisonnablement anticiper pour l'avenir une certaine continuité du flux d'affaire » avec la Société Espace Domicile;
- constater que c'est en décembre 2016 que la Société Maison Services Industrie n'a soudainement plus reçu de bons de travaux de la part de la Société Espace Domicile et qu'elle n'a soudainement plus eu de nouvelles de la Société Espace Domicile, malgré ses relances ;
- constater que la relation commerciale entre la Société Maison Services Industrie et la Société Espace Domicile durait alors depuis 13 ans et demi ;
- constater qu'aucun préavis n'a été notifié par écrit à la Société Maison Services Industrie par la Société Espace Domicile, et qu'aucun préavis n'a été respecté par cette dernière préalablement à la rupture,
- constater que la Société Maison Services Industrie se trouvait en état de dépendance économique vis-à-vis de la Société Espace Domicile ;
- constater que les appels d'offres lancés par la Société Espace Domicile à compter de 2013 n'ont aucunement précarisé la relation commerciale établie et qu'ils n'ont ainsi aucunement rompu, même partiellement, la relation commerciale établie ;
En conséquence,
- infirmer le jugement du Tribunal de Commerce de Rennes en ce qu'il a :
* jugé que la cessation des relations commerciales n'était pas constitutive d'une rupture brutale des relations commerciales établies, selon les dispositions de l'article L. 442-6I 5° du Code de commerce,
* jugé que la date de parution des différents appels d'offre dans les journaux d'annonces légales constituait le point du départ du préavis de rupture et que le délai était raisonnable et suffisant
* débouté la Société Maison Services Industrie de l'ensemble de ses demandes, fins et prétentions,
* condamné la Société Maison Services Industrie à une somme de 1.500 euros sur le fondement de l'article 700 du Code de procédure civile et aux entiers dépens
Et partant,
- dire et juger qu'il existait, depuis la fin d'année 2003 et jusque fin 2016, une relation commerciale établie entre la Société Maison Services Industrie et la Société Espace Domicile ;
- dire et juger que la rupture de la relation commerciale établie entre la Société Maison Services Industrie et la Société Espace Domicile a été brutale ;
- dire et juger que la rupture brutale de la relation commerciale établie est intervenue en décembre 2016,
- dire et juger que le préavis à respecter aurait dû être de 18 mois,
- condamner la Société Espace Domicile à réparer le préjudice subi par la Société Maison Services Industrie du fait de la rupture brutale de cette relation commerciale établie et partant :
A titre principal,
- condamner la Société Espace Domicile à verser à la Société Maison Services Industrie une somme de 108.000 euros HT correspondant à la perte de marge brute subie,
A titre subsidiaire,
- condamner la Société Espace Domicile à verser à la Société Maison Services Industrie une somme de 74.400 euros HT correspondant à la perte de marge brute sur coûts variables subie,
- condamner la Société Espace Domicile à verser à la Société Maison Services Industrie, sur le fondement de l'article 700 du Code de procédure civile, 2.500 euros au titre de frais irrépétibles de première instance et 2.500 euros au titre des frais irrépétibles d'appel ;
- condamner la Société Espace Domicile aux entiers dépens, y compris ceux éventuels d'exécution.
Vu les dernières conclusions de la société Espace Domicile, intimée, signifiées et notifiées le 6 mai 2020, qui demande à la Cour de :
- confirmer le jugement entrepris en ce qu'il a dit et jugé que la fin des relations d'affaires entre les sociétés Maison Services Industrie et Espace Domicile ne constituait pas une rupture brutale de relations commerciales établies,
- débouter en conséquence la société Maison Services Industrie de toutes ses demandes,
- subsidiairement, réduire dans de notables proportions l'indemnisation demandée par la société Maison Services Industrie, savoir la réduire sur la base d'une marge sur coûts variables de 35 % du chiffre d'affaires et d'un préavis de 6 mois,
- condamner la société Maison Services Industrie à verser à la société Espace Domicile la somme de 3 000 euros sur le fondement de l'article 700 du Code de procédure civile,
- condamner la société Maison Services Industrie aux entiers frais et dépens de l'instance et allouer à Maître X le bénéfice de l'article 699 du Code de procédure civile.
Les parties ont accepté la procédure sans audience qui leur a été proposée.
La cour renvoie à la décision entreprise et aux conclusions susvisées pour un exposé détaillé du litige et des prétentions des parties, conformément à l'article 455 du code de procédure civile.
SUR CE LA COUR
L'article L. 442-6, I, 5° du code de commerce, applicable en l'espèce, dispose qu'engage sa responsabilité et s'oblige à réparer le préjudice causé, celui qui rompt brutalement une relation commerciale établie, sans préavis écrit tenant compte de la durée de la relation commerciale. Ces dispositions ne font pas obstacle à la faculté de résiliation sans préavis en cas d'inexécution de ses obligations par l'autre partie ou en cas de force majeure.
Une relation commerciale « établie » présente un caractère « suivi, stable et habituel » et permet raisonnablement d'anticiper pour l'avenir une certaine continuité du flux d'affaires entre les partenaires commerciaux, ce qui implique, notamment qu'elle ne soit pas entachée par des incidents susceptibles de remettre en cause sa stabilité, voire sa régularité.
Le préjudice résultant de la brutalité de la rupture est réparé par l'octroi d'une indemnité égale à la marge brute sur coûts variables qui aurait pu être réalisée pendant la durée du préavis restant dû.
La société Maison Services Industrie créée en octobre 2000, assurait dans un premier temps les travaux de nettoyage de bâtiments industriels et l'élagage auprès de professionnels et de particuliers.
La société Espace Domicile est une entreprise sociale pour l'habitat gérant plus de 4.500 logements sociaux dans plusieurs communes de la Côte Atlantique.
Maison Services Industrie fait grief à Espace Domicile d'avoir rompu brutalement leur relation commerciale établie depuis alors 13 ans, concomitamment au lancement du dernier appel d'offres fin décembre 2016, ceux-ci ne suffisant pas à précariser cette relation en l'absence de tout préavis écrit.
Espace Domicile soutient en réponse que la procédure d'appel d'offres publics à laquelle elle a dû se soumettre dès 2013 exclut toute brutalité de la rupture, alors même que Maison Services Industrie a bénéficié de préavis suffisants à compter de chaque appel d'offres publics dont elle a nécessairement eu connaissance dès lors qu'ils sont soumis à publicité.
Il n'est pas en débat et il est en tout état de cause établi :
- que les parties étaient en relation depuis l'été 2003, d'abord ponctuellement pour des travaux d'entretien des espaces verts et de nettoyage réalisés par Maison Services Industrie au sein des résidences d'Espace Domicile puis de manière plus diversifiée à compter de 2004 concernant des petits travaux de second œuvre et réparations diverses puis de façon plus soutenue à compter de 2008, jusqu'à la procédure d'appel d'offres publics soumis à publicité, mise en place progressivement de 2013 à 2016 par Espace Domicile, ce qui constitue une relation commerciale établie,
- que Maison Services Industrie a fait le choix de n'y répondre qu'incomplètement, sur certains secteurs géographiques du lot peinture en 2013 et 2016 pour lesquels elle n'a pas été retenue (pièces intimée 5-7)
- que le chiffre d'affaires confié à Maison Services Industrie sur les années 2016 (52 347,39 euros) et 2017 (7 442 euros), de l'aveu même de Espace Domicile, a été résiduel, hors marché (conclusions p. 6).
En cet état, Espace Domicile soutient vainement que cette procédure progressive d'appel d'offres qui a entraîné une diminution progressive et un arrêt des différentes commandes, ne constitue pas une décision imprévisible et soudaine à l'encontre de Maison Services Industrie qui aurait bénéficié de délais de préavis raisonnables et suffisants, compte tenu des différents appels d'offres dont la publication (pièces intimée 2-4) ou la notification du résultat négatif pour Maison Services Industrie (pièces intimée 5-6) a constitué le point de départ respectif.
En effet, cette procédure d'appel d'offres ne suffit pas à exclure toute brutalité de la rupture de la relation commerciale établie des parties, en l'absence de tout écrit adressé par d'Espace Domicile à Maison Services Industrie pour lui faire part du calendrier précis de celle-ci, de sa possibilité de soumettre sa candidature selon un calendrier précis et de son intention de rompre en cas d'échec de celle-ci.
A cet égard, la lettre qu'elle lui a adressée le 6 février 2016 qui se borne à traiter de la lisibilité des factures de Maison Services Industrie ne s'analyse nullement en un tel préavis suffisamment explicite.
Ce d'autant :
- que la relation commerciale s'est accrue malgré les appels d'offres en examen (pièces intimée 2-4 et 7et appelante 24 et 30), la facturation Maison Services Industrie passant de 78 512,15 euros TTC en 2013 à 90 302,15 euros TTC en 2014 puis à 89 047, 38 euros TTC en 2015 (pièces intimée 10-11 et appelante 14), avant de décroitre en 2016, passant à 52 306,39 euros TTC et de s'interrompre avec le chiffre d'affaires de 7 442 euros 2017, sans rapport avec celui des années précédentes,
- et que Maison Services Industrie fait valoir qu'elle n'était pas réellement concernée par ces appels d'offres dont elle n'avait pas connaissance, peu important qu'ils soient soumis à publicité, compte tenu de son activité polyvalente de « conciergerie » qui ne la mettait en définitive pas en concurrence avec les entreprises spécialisées concernées par ces appels d'offres, en complément desquelles elle intervenait.
De même, la baisse de 45 % du courant d'affaire en 2016, qu'aucun argumentaire utile ne justifie et qui n'a, en tout état de cause, été accompagnée d'aucune explication écrite, ne saurait suffire à supprimer la croyance légitime de Maison Services Industrie dans la continuité de son courant d'affaires avec Espace Domicile, peu important les appels d'offres litigieux, jusque-là sans incidence significative.
En conséquence, eu égard à la durée de la relation commerciale établie et aux circonstances de celle-ci, dont il ne ressort pas de dépendance économique imputable à Espace Domicile, celle-ci devait donc respecter un préavis de 8 mois.
La marge brute sur coûts variables perdue par Maison Services Industrie pendant le préavis manquant s'élève donc à la somme de 34 080 euros (75 000 euros x 56,8 x 8) calculée sur la base :
- d'un chiffre d'affaires moyen sur les trois exercices clos en septembre 2014 - 2016 de 75 000 euros HT (pièce appelante 15), étant retenu que l'année 2017 n'est pas suffisamment significative à cet égard,
- d'un taux de marge brute sur coûts variables moyen de 56,8 % (60,8 + 55,5 + 54,2 : 3) sur les trois derniers exercices (pièces appelante 27-29), étant retenu que la rémunération du gérant de Maison Services Industrie est un coût fixe,
- et d'un préavis manquant de 8 mois.
En définitive, le préjudice de Maison Services Industrie au titre de la rupture brutale de la relation commerciale litigieuse qui doit tenir compte de la marge brute sur coûts variables qu'elle a perçue sur la facturation 2017, s'élève à 29 704 euros [34 080 - (7 442 x 56,8 %)], qu'Espace Domicile doit être condamnée à lui payer.
Vu les articles 696 et 700 du code de procédure civile, Espace Domicile qui succombe doit supporter la charge des dépens de première instance et d'appel et l'équité commande de la condamner à payer à Maison Services Industrie l'indemnité de procédure ci-dessous.
Le jugement entrepris sera donc infirmé en toutes ses dispositions.
PAR CES MOTIFS
La Cour,
INFIRME le jugement entrepris en toutes ses dispositions ;
statuant à nouveau et y ajoutant,
DIT que la société Espace Domicile a rompu brutalement la relation commerciale établie avec la société Maison Services Industrie ;
DIT que la société Espace Domicile aurait dû respecter un préavis de 8 mois ;
CONDAMNE la société Espace Domicile à payer à la société Maison Services Industrie à ce titre une indemnité de 29 704 euros ;
CONDAMNE la société Espace Domicile aux dépens de première instance et d'appel ainsi qu'à payer à la société Maison Services Industrie une indemnité de procédure globale de 5 000 euros.
REJETTE toute autre demande.