Livv
Décisions

CA Paris, Pôle 5 ch. 16, 7 janvier 2020, n° 19/12553

PARIS

Arrêt

Confirmation

PARTIES

Demandeur :

Alphabet Inc. (Sté), Google LLC (Sté), Google Ireland Ltd (Sté), Google France (SARL)

Défendeur :

Leguide.com (SAS)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Ancel

Conseillers :

Mme Schaller, Mme Aldebert

T. com. Paris, du 27 juin 2019

27 juin 2019

I. Faits :

1. La société SAS LeGuide.com (ci-après « Le Guide ») est une société de droit français spécialisée dans le commerce électronique dont le siège est à Paris. Elle édite des moteurs de comparaison de prix (dits « MCP ») sur internet qui permettent la mise en relation de sites marchands et de consommateurs potentiels. Les sites marchands qui se font référencer sur www.leguide.com la rémunèrent pour chaque visiteur apporté au site marchand en payant un prix par « lead », c'est-à-dire pour chaque consommateur redirigé vers leur site via le MCP.

2. La société LeGuide exploite depuis son siège social des sites de comparaison de prix à destination du public français (www.leguide.com, www.choozen.fr, www.webmarchand.fr) et à destination d'autres publics européens en Italie (www.pagineprezzi.it), en Allemagne (www.shopwahl.de), au Royaume-Uni (www.pricesavvt.co.uk), en Espagne (www.mercamania.es), ainsi que les sites www.choozen.com et www.webmarchand.com dans leurs différentes versions linguistiques (Pologne, Pays-Bas, Belgique, Luxembourg, Suisse, Autriche, Danemark, Irlande, et Suède).

3. La société ALPHABET INC est la société américaine mère du groupe Google qui détient intégralement la société GOOGLE LLC centrée sur les services internet. La société GOOGLE IRELAND LTD est une société de droit irlandais qui permet aux annonceurs de placer leurs annonces en France via un programme AdWords. La société SARL GOOGLE FRANCE est la filiale de Google en France. Toutes ces sociétés sont des sociétés du groupe américain Alphabet (ci-après dénommées ensemble les sociétés « Google » ou encore « les appelantes »).

4. Google est entré sur le marché européen des MCP pour la première fois en 2004 avec le service Froogle ; en 2008 il a développé le service Google Product Search et en 2012 Google Shopping. Google a proposé également à travers le réseau AdSense de mettre en relation les éditeurs de sites tiers et les annonceurs ; il a créé notamment le contrat AdSense for search dont il indique qu'il permet à des partenaires d'afficher des annonces liées aux recherches sur leurs propres sites.

6. Par décision en date du 27 juin 2017 dite « Google Shopping » la Commission européenne a infligé à Google une amende de 2.42 milliards d'Euros « pour abus de position dominante sur le marché des moteurs de recherches en conférant un avantage illégal à un autre de ses produits, son service de comparaison de prix » et en rétrogradant les services de comparaison de prix concurrents dans ses résultats de recherches. Le 11 septembre 2017, Google a formé un recours contre cette décision devant le Tribunal de l'Union européenne. La procédure est en cours.

7. En outre, le 14 juillet 2016, la Commission européenne a adressé une communication de griefs à Google concernant les contrats AdSense for search de Google selon lesquels elle aurait abusé de sa position dominante dans le domaine de la publicité en ligne en empêchant certains sites web tiers d'afficher de la publicité émanant de ses concurrents. L'enquête de la Commission est en cours.

8. La société LeGuide soutient qu'en développant puis en favorisant son propre moteur de comparaison de prix Google Shopping, Google a causé un dommage à son service de comparaison de prix sur internet du fait de l'abus de position dominante de Google sur le marché des MCP. Elle fait également grief à Google d'avoir abusé de sa position dominante sur le marché de la publicité liée aux recherches en ligne en l'empêchant d'accéder à des sites d'éditeurs pour placer ses publicités.

II- Procédure

9. LeGuide a assigné les sociétés Alphabet, Google LLC, Google Ireland et Google France devant le tribunal de commerce de Paris par actes des 9 et 10 février 2017 en vue d'obtenir des dommages et intérêts pour le préjudice subi au titre de l'abus de position dominante qu'elle estime commis par Google, sur le fondement des articles 102 du Traité sur le fonctionnement de l'Union européenne (TFUE) et 1240 du code civil, sans toutefois formuler de demande de réparation relative aux contrats AdSense for search mais en se réservant de formuler une demande additionnelle.

10. Par jugement en date du 27 juin 2019, le tribunal de commerce de Paris s'est déclaré compétent pour statuer sur les demandes de la société LeGuide.com relatives aux sites internet que celle-ci exploite depuis le territoire français. Pour ce faire, il s'est notamment fondé sur le motif que « le préjudice que LeGuide dit avoir subi est intégralement subi sur le territoire français ».

11. Le tribunal de commerce a fait droit à la demande de sursis à statuer formée par les sociétés Google jusqu'à ce qu'une décision définitive des juridictions européennes soit intervenue dans l'enquête relative à Google Shopping, débouté LeGuide de ses demandes de production de documents et rejeté les autres demandes relatives aux incidents soulevés en cours de procédure.

12. Par déclaration du 12 juillet 2019, Google a interjeté appel de cette décision auprès de la Cour d'appel de Paris dans les formes des articles 83 et suivants du code de procédure civile, concernant la compétence uniquement, et après y avoir été autorisée par ordonnance du 12 juillet 2019, a fait citer à jour fixe, par acte d'huissier du 18 juillet 2019, la société LeGuide pour une audience du 5 novembre 2019.

III - Prétentions des parties

13. Aux termes de leurs conclusions d'appel n° 2 communiquées par voie électronique le 30 octobre 2019, les sociétés Google, appelantes, demandent à la Cour, au visa des articles 83, 84 et 917, ainsi que 42, 43 et 46 du code de procédure civile, des principes de droit international privé français, du Règlement européen n° 1215/2012 concernant la compétence judiciaire, la reconnaissance et l'exécution des décisions en matière civile et commerciale notamment les articles 7(2), 8(1) du dit Règlement de bien vouloir :

- Infirmer le jugement rendu par le tribunal de commerce de Paris du 27 juin 2019 en ce qu'il s'est déclaré territorialement compétent pour statuer sur l'ensemble des demandes de la société LeGuide.com relatives aux sites internet que celle-ci exploite depuis le territoire français y compris ceux qui ne visent pas le public français.

Statuant à nouveau,

- Juger que le tribunal de commerce de Paris est territorialement incompétent pour statuer sur les demandes de LeGuide.com afférentes aux sites qu'elle exploite à destination de pays européens autres que la France, quel que soit le pays depuis lequel ces sites sont exploités.

- Renvoyer LeGuide.com à mieux se pourvoir devant les juridictions américaines ou irlandaises ou celles des États compétents pour chacun des sites exploités par LeGuide.com hors de France visant le public situé dans ces États.

14. Aux termes de ses conclusions n° 2 en réponse communiquées par voie électronique le 31 octobre 2019, la société LeGuide.com demande à la Cour, au visa des principes et règles du droit international privé français en matière de compétence judiciaire internationale directe et du Règlement UE n° 1215/2013 notamment les articles 4.1, 7.2, 8.1 dudit règlement de :

- Confirmer le jugement du tribunal de commerce de Paris du 27 juin 2019 (RG2017015670) en ce qu'il a jugé qu'il était compétent pour statuer sur les demandes de la société LeGuide.com SAS

- Rejeter l'ensemble des demandes d’Alphabet Inc, Google LLC, Google Ireland Ltd, Google France SARL

- Condamner solidairement les sociétés Alphabet Inc, Google LLC, Google Ireland Ltd, Google France SARL au paiement de 30 000€ à la société LeGuide.com SAS sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile ainsi qu'aux entiers dépens.

III - Moyens des parties

15. Les sociétés Google, qui soutiennent que le tribunal de commerce de Paris n'a pas répondu à leurs arguments du fait d'une confusion sur le débat juridique opposant les parties qui porte uniquement sur la compétence de ce tribunal pour connaître des demandes en réparation des préjudices subis par les sites internet opérés par LeGuide depuis la France à destination des pays européens et nullement sur les sites exploités par des filiales étrangères de cette société, font valoir que la compétence du tribunal de commerce de Paris n'est justifiée ni au titre du domicile de l'un des codéfendeurs (la société Google France), ni à raison du lieu du dommage.

16. Les sociétés Google considèrent en premier lieu que l'action dirigée contre la société Google France ne peut conduire à retenir la compétence du tribunal de commerce de Paris dès lors que la mise en cause de cette dernière société a pour seule fin de créer artificiellement un chef de compétence de ce tribunal pour connaître des demandes indemnitaires relatives à de prétendus préjudices subis hors de France.

17. Elles expliquent que si en présence d'une pluralité de défendeurs, la compétence à l'égard de l'un d'entre eux peut s'étendre à ses codéfendeurs, par application, pour les sociétés américaines, de l'article 42 alinéa 2 du code de procédure civile applicable dans l'ordre international et, pour la société irlandaise, de l'article 8(1) du règlement n° 1215/2012 du 12 décembre 2012 concernant la compétence judiciaire, la reconnaissance et l'exécution des décisions en matière civile et commerciale, dit Bruxelles I bis, l'action dirigée contre le défendeur français doit être sérieuse, ce qui n'est pas le cas en présence d'un lien artificiel avec le litige.

18. Elles précisent en effet qu'en l'espèce, le domicile du défendeur ne saurait être un critère de rattachement pertinent dans la mesure où aucune faute n'est imputée par LeGuide.com à la société Google France et que la simple mention dans le K-bis de cette société de ce qu'elle conduit des activités d'intermédiation en matière de vente de publicité en ligne et qu'elle emploie des collaborateurs en France, ne démontrent pas qu'elle ait participé aux pratiques anticoncurrentielles dont LeGuide.com se plaint. Les appelantes ajoutent que la Commission européenne n'a visé la société Google France ni dans le cadre de son enquête, ni dans sa décision et précisent que cette société n'est pas propriétaire des algorithmes de classement des résultats de recherches ni de la technologie Shopping, et qu'elle ne les exploite pas, pas plus qu'elle n'a décidé de leur introduction ou de leur déploiement.

19. Les sociétés Google soutiennent en outre l'incompétence du tribunal de commerce de Paris au titre de l'option de compétence ouverte en matière de responsabilité civile pour les dommages subis hors de France.

20. Elles rappellent que le demandeur dispose d'une option de compétence et peut attraire le défendeur soit devant le tribunal du lieu du fait générateur du dommage, soit devant celui du lieu où le dommage a été subi, en vertu des articles 46 du code de procédure civile applicable dans l'ordre international et 7(2) du règlement Bruxelles I bis.

21. Elles observent que la société LeGuide demande l'indemnisation de ses préjudices pour un dommage dont une partie seulement s'est matérialisée en France et dont une autre partie s'est matérialisée dans les autres pays européens, à savoir les gains manqués à hauteur de 140 millions d'euros concernant les dommages que la société LeGuide aurait subis au titre de ses activités hors de France.

22. Elles exposent que lorsque le dommage est subi dans plusieurs Etats Membres et que le demandeur choisit de saisir le Tribunal du lieu où le dommage se manifeste plutôt que celui du lieu où a eu lieu le fait dommageable, la juridiction saisie n'est compétente pour connaître que des dommages subis dans cet Etat.

23. Elles considèrent en outre que le lieu où le dommage a été subi est le lieu où le dommage lui-même se manifeste et qu'en l'espèce, ce dommage consistant en une baisse de trafic et de redirection de clients vers ses sites internet adressés à un public étranger, générant in fine un manque à gagner sur les revenus espérés de ces sites, il se manifeste non en France mais dans les pays tiers.

24. Elles expliquent qu'en matière de dommages subis sur internet, la compétence territoriale n'est pas déterminée en fonction du lieu du siège social de la société qui détient les droits sur ce site, mais bien en fonction du territoire auquel les sites internet sont destinés et que le préjudice allégué consistant en une perte de trafic sur les marchés auxquels ces sites sont destinés, ce sont donc bien les « marchés affectés » au sens de la jurisprudence européenne, et donc les juridictions de ces marchés qui ont compétence pour connaître des demandes qui s'y rapportent.

25. En réponse, la société LeGuide, qui précise que les sociétés Google ne contestent pas la compétence du tribunal de commerce de Paris pour les demandes relatives au préjudice qu'elle estime avoir subi en France, fait valoir que le siège social de la société Google France à Paris est suffisant à fonder la compétence du tribunal de commerce de Paris, tant en application du droit commun, lorsqu'aucune convention internationale n'est applicable, qu'en application des articles 4.1 et 8.1 du règlement Bruxelles I bis.

26. Elle expose à cet égard que la société Google France est un « défendeur sérieux », dès lors qu'elle a participé aux pratiques abusives et agi comme principal interlocuteur pour le référencement de LeGuide.

27. Elle souligne que la société Google France a une véritable activité économique en France et avait affecté des gestionnaires au compte de LeGuide et négocié avec LeGuide lors du lancement de Google Shopping. Elle fait également valoir que c'est la société Google France qui a accueilli LeGuide pour discuter de la dégradation de son classement à l'automne 2014 suite à l'introduction de Google Shopping et qu'elle a été son interlocuteur exclusif, rappelant les mails échangés entre LeGuide et Google France. Elle rappelle que pendant toute la durée de l'abus de position dominante sanctionné par la Commission, la société Google France a été son interlocutrice exclusive et qu'elle a pris une part essentielle et active sans jamais la renvoyer vers un autre interlocuteur. Elle ajoute qu'il importe peu qu'elle n'ait pas été destinataire de la décision de la Commission qui a une approche globale et européenne des pratiques, sans imputer la responsabilité à une filiale en particulier, seule la société mère ayant été condamnée.

28. La société LeGuide considère en outre que la compétence du tribunal de commerce de Paris est de surcroît justifiée au regard de la localisation du préjudice qu'elle a subi.

29. Elle soutient en premier lieu que les juridictions européennes ont reconnu en matière de dommages causés par des pratiques anticoncurrentielles la pertinence du lieu du siège social de la victime comme lieu de matérialisation de l'entier dommage et notamment dans l'arrêt de la CJUE du 21 mai 2015 (aff. C-352/13 Cartel Damage Claims) selon lequel (point 53) l'examen d'une demande de réparation d'un dommage concurrentiel « dépend pour l'essentiel d'éléments propres à la situation de cette entreprise. Dans ces circonstances, la juridiction du lieu où celle-ci a son siège social est à l'évidence la mieux à même pour connaître d'une telle demande ».

30. La société LeGuide fait valoir qu'en l'espèce son activité est exercée en France, que les sites internet sont tous sa propriété, qu'elle contracte depuis la France avec les sites marchands qui y sont référencés, qu'elle perçoit les revenus afférents et supporte la quasi-totalité des coûts de ses activités. Elle souligne que ses comptes ne distinguent pas entre les revenus et charges relatifs aux sites exploités depuis la France à destination du territoire français et ceux exploités depuis la France à destination des territoires voisins. Elle en conclut qu'elle a subi sur le territoire français l'intégralité de son préjudice et qu'il serait artificiel d'opérer une distinction alors que les investissements réalisés pour ses sites le sont en France, quelle que soit leur version linguistique.

31. La société LeGuide fait de plus valoir que l'étendue de la compétence juridictionnelle doit être appréciée selon l'étendue de la protection du droit en cause. Elle souligne qu'en l'espèce le litige porte sur la violation de l'article 102 TFUE et que l'objectif poursuivi par les règles européennes de concurrence serait mis à mal si les auteurs d'infractions pouvaient, au stade de la réparation, fragmenter artificiellement le contentieux au détriment de leurs victimes.

V - Motifs de la décision

32. Il convient de constater à titre préliminaire que la Cour est saisie, dans le cadre d'un litige à caractère international qui oppose une société française à deux sociétés américaines, une irlandaise et une autre française, d'une question relative à la compétence juridictionnelle du tribunal de commerce de Paris pour statuer sur la réparation des préjudices allégués par la société LeGuide au titre de sites internet qu'elle exploite depuis la France à destination d'autres pays européens, et que les sociétés Google ne contestent pas la compétence de ce même tribunal s'agissant des préjudices allégués au titre des sites internet de la société LeGuide opérés depuis la France à destination des utilisateurs français.

Sur les règles applicables :

33. L'appréciation de la compétence relève d'une part, concernant la société défenderesse irlandaise Google Ireland Ltd, du champ d'application du Règlement (UE) n° 1215/2012 du Parlement européen et du Conseil du 12 décembre 2012 concernant la compétence judiciaire, la reconnaissance et l'exécution des décisions en matière civile et commerciale, dit Bruxelles I bis, la réparation du préjudice résultant de violations alléguées du droit de la concurrence de l'Union relevant de la notion de « matière civile et commerciale », au sens de l'article 1er, paragraphe 1 dudit Règlement (arrêt du 23'octobre 2014, flyLAL-Lithuanian Airlines, C-302/13, EU:C:2014:2319, point 38), le présent litige relevant de la matière délictuelle, ce qui n'est pas contesté.

34. L'appréciation de la compétence relève d'autre part, concernant les demandes dirigées contre la société intimée française, des articles 42 et suivants du code de procédure civile. Il en est de même concernant les sociétés américaines, ces articles étant applicables à la détermination de la compétence internationale en l'absence de convention sur la compétence, ce qui est le cas concernant la France et les Etats Unis.

35. Aux termes de l'article 4 du Règlement Bruxelles I bis, les personnes domiciliées sur le territoire d'un État membre sont attraites, quelle que soit leur nationalité, devant les juridictions de cet État membre, le domicile d'une société ou d'une personne morale étant soit son siège social statutaire, soit son administration centrale, soit son principal établissement.

36. Aux termes de l'article 42 du code de procédure civile, la juridiction territorialement compétente est, sauf dispositions contraire, celle du lieu où demeure le défendeur, étant précisé que s'il y a plusieurs défendeurs, le demandeur saisit, à son choix, la juridiction du lieu où demeure l'un d'eux.

37. Toutefois, tant le Règlement que le code de procédure civile offrent au demandeur des compétences alternatives, visées respectivement à l'article 5.1 du Règlement Bruxelles Ibis, qui renvoie aux articles 7 à 26 du Règlement, et à l'article 46 du code de procédure civile.

38. S'agissant de la matière délictuelle, le Règlement permet, aux termes de l'article 7 (2) qu'une personne domiciliée sur le territoire d'un État membre soit aussi attraite « devant la juridiction du lieu où le fait dommageable s'est produit ou risque de se produire », et aux termes de l'article 46 du code de procédure civile, le demandeur peut saisir à son choix, outre la juridiction où demeure le défendeur « la juridiction du fait dommageable ou celle dans le ressort de laquelle le dommage a été subi ».

39. La Cour de justice de l'Union européenne (ci-après aussi désignée CJUE) juge de manière constante depuis l'arrêt Bier (CJCE 30 novembre 1976 aff 21/76 Bier), que la notion de « juridiction du lieu où le fait dommageable s'est produit » doit être interprétée en ce sens qu'elle vise à la fois le lieu où le dommage est survenu et le lieu de l'événement causal qui est à l'origine de ce dommage.

40. Il ressort de ce qui précède qu'en l'espèce, la société LeGuide peut, tant en ce qui concerne son action contre les sociétés américaines, que celle contre la société irlandaise et la société française, saisir à son choix la juridiction du lieu où demeure l'un des défendeurs, pour autant que ce défendeur soit un défendeur sérieux, ou la juridiction du lieu de l'événement causal ou celui de la matérialisation du dommage causé par les comportements fautifs allégués, et ce en application des règles de compétence posées par les textes susvisés, lesdites règles ouvrant effectivement un choix, sans que priorité doive être donnée à l'une ou l'autre de ces règles.

Sur la compétence du tribunal de commerce de Paris fondée sur le lieu du dommage subi :

41. La détermination du lieu de matérialisation du dommage subi suppose que soient déterminés d'une part la nature du dommage subi et d'autre part le lieu de sa matérialisation.

42. Cette détermination doit être faite en application et à la lumière de la jurisprudence de la Cour de justice de l'Union européenne, l'interprétation de la CJUE en ce qui concerne les dispositions du règlement 44/2001 dit Bruxelles I, abrogé et remplacé par le Règlement Bruxelles I bis, valant également pour ce Règlement lorsque les dispositions peuvent être qualifiées d'« équivalentes » (rappelé notamment par CJUE 29 juillet 2019 Tibor-Trans, C-451/18 point 23).

Sur la détermination du dommage :

43. S'agissant de la détermination du dommage, il convient de distinguer le préjudice financier du dommage initial causé à l'intérêt protégé du demandeur, la Cour de justice de l'Union européenne ayant jugé que « le « lieu où le fait dommageable s'est produit », [...] ne vise pas le lieu où la victime prétend avoir subi un préjudice patrimonial consécutif à un dommage initial survenu et subi par elle dans un autre État contractant» (CJCE 19 septembre 1995 aff C-364-93 Marinari point 21) et que « ne saurait être considéré comme « lieu où le fait dommageable s'est produit », en l'absence d'autres points de rattachement, le lieu situé dans un État membre où un préjudice est survenu, lorsque ce préjudice consiste exclusivement en une perte financière qui se matérialise directement sur le compte bancaire du demandeur et qui résulte directement d'un acte illicite commis dans un autre État membre » (CJUE 16 juin 2016, Universal Music International Holding C-12/15 dispositif).

44. Il ressort également de l'article 46 du code de procédure civile que le lieu « où le dommage a été subi » visé, est distinct du lieu où ont pu ultérieurement être mesurées les conséquences financières des agissements critiqués.

45. Il convient dès lors de rechercher si la perte alléguée par la société LeGuide peut être qualifiée de dommage initial ou si elle constitue un préjudice financier consécutif, ne pouvant à lui seul déterminer la compétence juridictionnelle au sens des textes précités.

46. A cet égard, les dommages causés par des pratiques contraires au droit de la concurrence de l'Union ont été identifiés comme pouvant être des surcoûts payés en raison des prix artificiellement élevés, notamment en matière d'entente (article 101 TFUE - CJUE 29 juillet 2019 Tibor-Trans, C-451/18) ou des pertes de vente s'agissant d'abus de position dominante (CJUE C-27/17 du 5 juillet 2018 FlyLAL points 40 et 41). Comme le souligne M. l'avocat général MICHAL BOBEK dans l'affaire FlyLAL (point 76), « la restriction de concurrence a par nature un effet d'exclusion (perte de ventes et marginalisation sur le marché) plutôt qu'un effet d'exploitation (par la facturation de prix cartellisés excessifs aux clients) ».

47. Il résulte de ces éléments que selon le droit positif de l'Union, le lieu de matérialisation du dommage est le lieu du ou des marchés affectés par les actes anticoncurrentiels, où la victime prétend avoir subi un préjudice initial constitué, selon les cas, par des surcoûts ou des pertes de vente.

48. En l'espèce, le litige a pour origine selon la société LeGuide le déploiement par les sociétés Google du nouvel algorithme « Panda 4.1 », qui selon la première a engendré une chute de trafic sur son site www.leguide.com, suite à un défaut de visibilité dans les résultats de recherche de google.fr concernant les utilisateurs français.

49. Aux termes de son assignation, la société LeGuide faisait valoir que les sociétés Google auraient abusé de leur position dominante (i) sur le marché des services de comparaison de prix en favorisant leur propre service dans leurs pages de résultats de recherche générale et (ii) sur le marché de la publicité liée aux recherches en ligne en l'empêchant d'avoir accès à ce secteur et d'accéder à des sites d'éditeurs pour placer ses publicités.

50. Les comportements fautifs imputés aux sociétés Google affecteraient le marché des comparateurs de prix dans plusieurs pays européens dont la France, ces actes ayant eu pour conséquence selon la société LeGuide une diminution nette de son activité, matérialisée par une baisse du trafic enregistré sur les sites internet exploités par celle-ci depuis la France à destination d'utilisateurs français et européens, qui s'est traduite par une perte de « leads » et une perte de contrats avec les sites marchands référencés sur les MCP de la société LeGuide et donc une perte de marge du fait des pratiques anticoncurrentielles.

51. Il résulte de ces éléments que le dommage subi par la société LeGuide ne constitue pas une simple conséquence financière du dommage qui aurait pu être subie par les sites marchands référencés sur le moteur de comparaison qu'elle exploite mais est bien la conséquence immédiate des pratiques anticoncurrentielles alléguées et constitue en conséquence un dommage direct permettant de fonder la compétence de la juridiction dans le ressort de laquelle il s'est matérialisé.

Sur le lieu de la matérialisation du dommage :

52. Il convient de rappeler à cet égard que s'agissant d'une infraction à l'article 102 TFUE (abus de position dominante), la CJUE a jugé que « Lorsque le marché affecté par le comportement anticoncurrentiel se trouve dans l'État membre sur le territoire duquel le dommage allégué est prétendument survenu, il y a lieu de considérer que le lieu de la matérialisation du dommage, aux fins de l'application de l'article 5, point 3, du règlement n° 44/2001, se trouve dans cet État membre. Cette solution, fondée sur la concordance de ces deux éléments, répond, en effet, aux objectifs de proximité et de prévisibilité des règles de compétence, dans la mesure où, d'une part, les juridictions de l'État membre dans lequel se situe le marché affecté sont les mieux placées pour examiner de tels recours indemnitaires et, d'autre part, un opérateur économique se livrant à des comportements anticoncurrentiels peut raisonnablement s'attendre à être attrait devant les juridictions du lieu où ses comportements ont faussé les règles d'une concurrence saine.

41. En outre, (...) une telle détermination du lieu de la matérialisation du dommage est conforme aux exigences de cohérence prévues au considérant 7 du règlement (CE) n° 864/2007 du Parlement européen et du Conseil, du 11 juillet 2007, sur la loi applicable aux obligations non contractuelles (Rome II) (JO 2007, L 199, p. 40), dans la mesure où, selon l'article 6, paragraphe 3, sous a), de ce règlement, la loi applicable en cas d'actions en dommages et intérêts en lien avec un acte restreignant la concurrence est celle du pays dans lequel le marché est affecté ou susceptible de l'être.» (CJUE C-27/17 du 5 juillet 2018 FlyLAL points 40 et 41).

53. De même, dans une affaire rendue en matière d'entente (CJUE 29 juillet 2019 Tibor-Trans, C-451/18) la CJUE a jugé que le dommage allégué se matérialise au lieu du marché affecté par l'infraction visée, à savoir le lieu où les prix du marché ont été faussés, au sein duquel la victime prétend avoir subi ce préjudice.

54. En l'espèce, le marché affecté par le comportement fautif allégué engendrant une baisse de trafic enregistré sur les sites internet exploités par la société LeGuide à destination d'utilisateurs tant français qu'européens, qui se traduit notamment par une perte de contrats conclus avec des partenaires industriels pour leur permettre de figurer sur ces sites, doit être considéré comme étant celui de l'Etat membre sur lequel la société LeGuide développe, exploite les MCP et enregistre le trafic de ses sites et non celui auxquels les sites sont destinés.

55. Il n'est pas contesté que la société LeGuide développe et exploite ses sites de MCP à destination d'un public français et européens depuis la France, ni qu'elle contracte depuis la France avec les sites marchands référencés sur ses MCP et perçoit en France les revenus y afférant, ni qu'elle y opère l'essentiel de ses activités. Elle indiquait en outre réaliser en France son chiffre d'affaires le plus important et y détenir une part du marché des comparateurs de prix d'environ 20 %.

56. Enfin, et à titre surabondant, la localisation du siège social de la victime, à savoir le siège de la société LeGuide, peut également être considéré comme un critère pertinent pour l'examen de sa demande de réparation du dommage subi, compte tenu de ce qu'en l'espèce ce dommage « dépend pour l'essentiel d'éléments propres à la situation de cette entreprise », ce qui a été retenu par la CJUE comme un motif pertinent au regard du choix du for, (...) la juridiction du lieu où celle-ci a son siège social est à l'évidence la mieux à même pour connaître d'une telle demande. » (CJUE 21 mai 2015, Cartel Damage Claims, C-352/13).

57. En l'espèce, le siège social de la société LeGuide correspond en tous points au lieu de matérialisation du dommage tel que relevé ci-dessus, même si son activité est tournée vers des internautes de plusieurs pays européens, ce qui permet en outre d'éviter la fragmentation d'un même contentieux entre plusieurs juridictions.

58. Au regard de l'ensemble de ces éléments, il y a lieu de considérer que la matérialisation du dommage allégué causé par les pratiques anticoncurrentielles imputées à Google se produit en France, au lieu du siège social de LeGuide, de sorte qu'en application de l'article 7 point 2 du Règlement Bruxelles I bis et de l'article 46 du code de procédure civile, les juridictions françaises sont compétentes pour connaître du présent litige et plus particulièrement, le tribunal de commerce de Paris.

59. Il n'y a dès lors pas lieu de rechercher si la compétence des juridictions françaises est justifiée au regard de la pluralité des défendeurs à raison du domicile de l'un de ceux-ci.

60. La décision des premiers juges doit par conséquent être confirmée.

Sur les frais et dépens :

61. Il y a lieu de condamner les sociétés Google, parties perdantes, aux dépens de l'appel.

62. En outre, elles doivent être condamnées in solidum à verser à la société LeGuide, qui a dû exposer des frais irrépétibles pour faire valoir ses droits, une indemnité au titre de l'article 700 du code de procédure civile qu'il est équitable de fixer à la somme de 15 000 euros.

VI ' Par ces motifs

1. Confirme le jugement du tribunal de commerce de Paris en date du 27 juin 2019 en ce qu'il s'est déclaré compétent pour statuer sur les demandes de la société LeGuide relatives aux sites internet que celle-ci exploite depuis le territoire français ;

2. Condamne in solidum les sociétés ALPHABET INC., GOOGLE LLC, GOOGLE IRELAND LIMITED et GOOGLE FRANCE à payer à la société LeGuide.com la somme de 15 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile ;

3. Condamne in solidum les sociétés ALPHABET INC., GOOGLE LLC, GOOGLE IRELAND LIMITED et GOOGLE FRANCE aux dépens, qui seront recouvrés en application de l'article 699 du code de procédure civile par Maître X.