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Décisions

ADLC, 28 août 2020, n° 20-DCC-116

AUTORITÉ DE LA CONCURRENCE

Décision

relative à la prise de contrôle conjoint d’un fonds de commerce de détail à dominante alimentaire par la société Soditroy aux côtés de l’Association des Centres Distributeurs E. Leclerc

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Délibéré sur le rapport oral de Mme Marion Pourquier, M. François Six, M. Sven-Olof Fridolfsson, Mme Anne-Sophie Delhaise, rapporteurs, et l’intervention de M. Étienne Chantrel, rapporteur général adjoint, par M. Henri Piffaut, vice-président, président de séance, M. Emmanuel Combe, vice-président, et M. Christophe Strassel, membre.

ADLC n° 20-DCC-116

27 août 2020

L’Autorité de la concurrence,

Vu le dossier de notification adressé au service des concentrations le 11 juillet 2019 et déclaré complet le 2 septembre 2019, relatif à la prise de contrôle conjoint d’un fonds de commerce de détail à dominante alimentaire par la société Soditroy aux côtés de l’Association des Centres Distributeurs E. Leclerc,  formalisée par une promesse d’achat du fonds  de commerce du 3 juin 2019 entre la société Scapinvest et la société Distribution Casino France, ainsi que par la déclaration de substitution du 6 juin 2019 par laquelle Soditroy se substitue à la société Scapinvest ;

Vu le livre IV du code de commerce relatif à la liberté des prix et de la concurrence, et notamment ses articles L. 430-1 à L. 430-7 ;

Vu la décision n° 19-DEX-02 du 24 octobre 2019 d’ouverture d’un examen approfondi en application du dernier alinéa du III de l’article L. 430-5 du code de commerce ;

Vu les observations présentées par les représentants de Soditroy et de l’Association des Centres Distributeurs E. Leclerc le 3 juillet 2020 en réponse au rapport des services d’instruction du  12 juin 2020 ;

Vu la note en délibéré du 22 juillet 2020 transmise par les représentants des sociétés Soditroy et de l’Association des Centres Distributeurs E. Leclerc ;

Vu les engagements présentés le 4 août 2020 par les représentants des sociétés Soditroy et de l’Association des Centres Distributeurs E. Leclerc ;

Vu les autres pièces du dossier ;

Les rapporteurs, le rapporteur général adjoint, le commissaire du Gouvernement et les représentants de la société Soditroy et de l’Association des Centres Distributeurs E. Leclerc entendus au cours de la séance du 16 juillet 2020 ;

Les témoins entendus sur le fondement des dispositions de l’article L. 430-6, alinéa 3, du code de commerce ;

Adopte la décision suivante :

Résumé1

 Aux termes de la décision ci-après, l’Autorité a procédé à l’examen de la prise de contrôle conjoint d’un fonds de commerce à dominante alimentaire de type hypermarché, exploité sous enseigne Géant Casino et situé à Barberey-Saint-Sulpice (10), par l’Association des Centres Distributeurs E. Leclerc (ci-après « ACDLec ») aux côtés de la société Soditroy.

Les parties notifiantes contrôlent conjointement plusieurs points de vente à dominante alimentaire sous enseigne E. Leclerc dans l’agglomération troyenne, dont notamment un hypermarché situé dans la commune de Saint-Parres-aux-Tertres (10).

À l’occasion d’une analyse approfondie comprenant notamment la réalisation de deux sondages auprès des consommateurs des hypermarchés Géant Casino et E. Leclerc, l’Autorité a, d’une part, analysé la définition des marchés de la distribution au détail à dominante alimentaire dans l’agglomération troyenne et, d’autre part, étudié les effets de l’opération sur ces marchés.

À l’issue, l’Autorité a considéré que sa pratique décisionnelle constante en matière de distribution au détail à dominante alimentaire était toujours applicable au sein de l’agglomération troyenne.

S’agissant du marché de la distribution au détail de produits à dominante alimentaire composé des seuls hypermarchés, l’Autorité a identifié un risque d’atteinte significative à la concurrence par le biais d’effets coordonnés. En effet, l’opération se traduit par la création d’une position dominante collective augmentant les incitations et capacités des parties à maintenir un équilibre collusif sur ce marché.

L’Autorité a également considéré qu’il existe des risques d’effets unilatéraux de hausse des prix dans l’hypermarché Géant Casino et dans celui de E. Leclerc détenu par les parties.

Conformément à l’article L. 430-6 du code de commerce, l’Autorité a examiné si l’opération apportait au progrès économique une contribution suffisante par rapport aux atteintes à la concurrence identifiées et a conclu à l’insuffisance des gains pour compenser les risques concurrentiels.

Les engagements présentés par les parties n’ont pas été considérés comme suffisants pour écarter les risques concurrentiels résultant de l’opération.

En conséquence, l’Autorité interdit l’opération.

I.       Les parties et l’opération

 A.           LES ENTREPRISES CONCERNÉES

1.                     LES ACQUÉREURS ET LA CIBLE

1.                            La société Soditroy (ci-après, « Soditroy »), créée pour les besoins de l’opération, est détenue par M. Le Hen. Celui-ci détient par ailleurs la société SIPAN qui exploite, sous enseigne

E. Leclerc, un hypermarché situé à Saint-Parres-aux-Tertres (10), deux supermarchés situés à Lusigny-sur-Barse (10) et à Rosières-près-Troyes (10), quatre « points de retrait » (« drives »), dont un est adossé à l’hypermarché de Saint-Parres-aux-Tertres et deux autres adossés aux supermarchés de Lusigny-sur-Barse et de Rosières-près-Troyes. Le dernier « point de retrait », situé à Barberey-Saint-Sulpice (10) est approvisionné par le supermarché de Rosières-près- Troyes. Enfin, toujours via la société SIPAN, M. Le Hen détient les sociétés Troydis (elle- même détentrice de la société Troymail), Nicole Casanova Voyage, Troypaf et la Sarl Immopares2.

2.                            L’Association des Centres Distributeurs E. Leclerc (ci-après, l’« ACDLec ») est l’organe qui définit la stratégie du mouvement E. Leclerc, dont sont adhérentes toutes les personnes physiques qui dirigent les sociétés d’exploitation de magasins E. Leclerc. L’ACDLec détermine notamment les conditions d’agrément au mouvement E. Leclerc et signe les contrats dits « de panonceau » dont doivent être titulaires les exploitants de magasins de commerce de détail

E. Leclerc.

3.                          La cible se compose d’un hypermarché situé route de Paris à Barberey-Saint-Sulpice (10), d’une surface de vente de 8 210 m², actuellement exploité sous enseigne Géant Casino par la société Distribution Casino France (ci-après, « Casino »), filiale de la société Casino Guichard- Perrachon, ainsi que du fonds de commerce de carburant de la société Floreal, à Barberey-Saint- Sulpice, situé sur le parking de l’hypermarché.

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2.          LE CONTRÔLE DES ENTITÉS CONCERNÉES

4.                            Il est soutenu, dans la notification de l’opération, que l’ACDLec n’exerce aucun contrôle sur Soditroy et n’exercera aucun contrôle sur le magasin cible après l’opération. Celui-ci serait donc exclusivement contrôlé par M. Le Hen et l’opération notifiée consisterait, par conséquent, en la prise de contrôle exclusif du magasin cible par M. Le Hen, par l’intermédiaire de Soditroy.

5.                            La notification rappelle que le mouvement E. Leclerc est composé de sociétés indépendantes qui exploitent des magasins de détail à dominante alimentaire. Parrainées par d’autres membres, les personnes physiques dirigeantes de magasins adhèrent personnellement à l’ACDLec pour bénéficier notamment de contrats de panonceau, lesquels donnent le droit d’apposer dans les points de vente les marques dont l’ACDLec est propriétaire. La notification souligne encore que cette adhésion oblige notamment l’adhérent à faire pratiquer, par une société d’exploitation, des prix bas en magasin. Dans un souci de cohésion du mouvement, les statuts des sociétés commerciales qui exploitent les magasins sous l’enseigne E. Leclerc contiennent souvent des clauses de préférence, de préemption et d’agrément au profit des associés parrains des adhérents, ou des sociétés que les associés animent. Les centrales régionales d’achat, qui sont des sociétés coopératives auxquelles sont associées ces sociétés commerciales, peuvent détenir une action dans ces dernières, sans que cela leur donne le droit d’empêcher les changements d’enseignes.

6.                            La notification conteste la pratique de l’Autorité, constante depuis 2012, qui retient que le mouvement E. Leclerc a un caractère très spécifique et que le contrat liant l’ACDLec à ses adhérents est constitutif de l’exercice d’une influence déterminante par l’ACDLec, au sens de l’article L. 430-1 du code de commerce. Les parties notifiantes soulignent, à cet égard, que l’ACDLec a déjà formé des recours3 contre la qualification du contrôle dans les décisions de l’Autorité devant le Conseil d’État, sans que la question du fond ait pour l’instant été tranchée4.

7.                            Néanmoins, l’Autorité de la concurrence a déjà relevé dans de précédentes décisions5 que les obligations que l’ACDLec fait peser sur les sociétés d’exploitation des magasins E. Leclerc, telles que Soditroy, lui permettent d’exercer une influence déterminante sur celles-ci. Cette analyse de l’influence déterminante exercée par l’ACDLec est transposable à la présente opération, au vu des documents contractuels liant Soditroy à l’ACDLec. À l’issue de l’opération, le fonds de commerce cible sera donc détenu par Soditroy, laquelle sera conjointement contrôlée, au sens du droit des concentrations, par l’ACDLec et M. Le Hen.

8.                            En premier lieu, l’ACDLec constitue une entreprise au sens des dispositions de l’article L. 430- 1 du code de commerce, dans la mesure où elle exerce une activité économique consistant notamment, d’après les dispositions de ses statuts6, à (i) définir la politique d’enseigne du mouvement   Leclerc,   (ii) protéger   et   promouvoir   le   panonceau   « Centre    Distributeur

E. Leclerc », (iii) contrôler soit pour elle-même, soit pour le compte de toute société commerciale groupant les centres distributeurs E. Leclerc, les conditions de la gestion de ces dernières ou des centres E. Leclerc qui en sont associés et (iv) contribuer à la création de tout organisme de nature à favoriser l’activité, la solidarité et la sécurité de ses adhérents.

9.                            En second lieu, la détention par l’ACDLec d’un contrôle conjoint sur Soditroy à l’issue de l’opération ressort d’un faisceau d’indices reposant notamment sur la possibilité pour l’ACDLec d’intervenir dans la nomination et la révocation du président de cette société et du directeur général, dans la politique commerciale du magasin détenu par la société d’exploitation et dans les cessions d’actions de cette société.

La possibilité d’intervenir dans la nomination et la révocation du président de la société Soditroy

10.                     L’ACDLec disposera d’un droit de veto sur la nomination et l’exercice des fonctions du président de Soditroy. Les statuts de cette société prévoient qu’un « Conseil de parrainage » nomme à la majorité simple7 et révoque à l’unanimité de ses membres8 le président de la société, alors que ce celui-ci « assume la direction générale de la Société »9. Le conseil de parrainage « est investi du pouvoir de contrôler la direction de la société »10 et les décisions concernant plusieurs questions stratégiques (décisions relatives aux emprunts, investissements, sûretés, décisions de prendre ou de céder toutes participations directes ou indirectes dans toutes sociétés, décisions concernant toutes opérations concernant l’immobilier) ne peuvent être prises que par le président sur autorisation du conseil de parrainage11. En outre, ce dernier « peut exiger à tout moment au cours de la vie sociale que le Président soumette à son appréciation : les budgets de la société ; les documents de gestion prévisionnelle ; les situations intercalaires »12.

11.                     Il ressort de ces stipulations que l’ACDLec est en mesure d’exercer, à travers le conseil de parrainage de Soditroy, un contrôle sur cette dernière. Les membres du conseil de parrainage sont des personnes physiques ou morales qui gèrent des sociétés exploitant un centre E. Leclerc, et sont donc liés à l’ACDLec par des contrats de panonceau. Ils ont conclu une convention de parrainage avec le président de Soditroy, M. Le Hen, qui leur octroie le statut de « parrains ». Les parrains apportent leur cautionnement à M. Le Hen dans le cadre du projet de convention transmis à l’Autorité, qui indique que, en contrepartie, le parrainé s’engage notamment « à appliquer de la manière la plus scrupuleuse qui soit toutes les directives qui ont été données par le Mouvement E. Leclerc »13.

12.                     Plus généralement, seuls les membres de l’ACDLec (ou les sociétés d’exploitation qu’ils dirigent) peuvent exploiter un magasin sous enseigne E. Leclerc, adhérer au Galec14 ou à une société coopérative d’approvisionnement générale du mouvement E. Leclerc, ou être parrain d’un autre adhérent de l’ACDLec, ce statut supposant d’être titulaire d’un contrat de panonceau signé avec l’ACDLec15, octroyant le droit d’usage de l’enseigne E. Leclerc. Dans la mesure où l’ACDLec n’est pas tenue d’accorder ce droit d’usage, ni de justifier ses éventuels refus16 et où elle peut retirer ce droit d’usage en application des stipulations du contrat de panonceau qui lui laissent une très large marge d’appréciation17, l’ACDLec peut contrôler la désignation du président, mais aussi celle des membres du conseil de parrainage de Soditroy.

L’intervention dans la politique commerciale des sociétés d’exploitation

13.                     L’ACDLec impose18, dans les contrats de panonceau, dans la charte des adhérents du mouvement E. Leclerc19 et dans des directives diffusées par ses présidents de région, qui s’assurent de leur bonne application20, deux séries d’obligations. Ces obligations limitent fortement l’autonomie des adhérents dans la conduite de leur politique commerciale. En l’espèce, ces obligations s’imposent à M. Le Hen en tant que signataire, avec l’ACDLec, d’un contrat de panonceau21.

14.                     En premier lieu, l’association reçoit communication de tous les documents nécessaires à l’appréciation de l’exploitation commerciale des magasins par leurs dirigeants. Les adhérents doivent ainsi adresser chaque année leur bilan et compte d’exploitation ainsi que, mensuellement, le chiffre d’affaires du mois précédent22.

15.                     En deuxième lieu, l’ACDLec impose également, dans les contrats de panonceau, des obligations lui conférant un rôle déterminant pour la stratégie commerciale des magasins. Ces contrats prévoient en effet notamment que les adhérents ne peuvent appliquer des marges supérieures à celles pratiquées pour les ventes en gros et que, dans tous les cas, les adhérents s’engagent « à ne jamais appliquer une marge supérieure à celles recommandées par l’ACDLec »23. Or, la fixation du taux de marge est l’élément essentiel qui conditionne la rentabilité commerciale d’une enseigne de la grande distribution. Par ailleurs, la charte des adhérents de l’ACDLec prévoit expressément que chaque adhérent est tenu de respecter la politique de prix du mouvement E. Leclerc, qui constitue « un élément essentiel de l’appartenance à l’ACDLec. […] L’objectif d’indice moyen à atteindre pour assurer la compétitivité générale de l’enseigne est de […]. Tout adhérent doit tendre à l’objectif fixé et en tout état de cause avoir un indice exhaustif à l’OPUS inférieur à […]. Le non-respect de cette règle de prix entraîne la mise en œuvre d’une procédure disciplinaire, un avertissement de l’ACDLec sanctionne tout dépassement, trois avertissements consécutifs pouvant entraîner la radiation de l’association »24. Il s’ensuit qu’en pratique, l’ACDLec est en mesure de définir et faire respecter la politique commerciale des sociétés d’exploitation de magasins E. Leclerc.

16.                     De plus, les contrats de panonceau imposent aux adhérents des obligations encadrant précisément leur approvisionnement et leurs investissements25. Les sociétés sont également tenues de n’exploiter ou diriger aucune autre entreprise commerciale26, alors même qu’elle aurait une activité analogue. Outre ces obligations, imposées par l’ACDLec dans les contrats de panonceau, les membres de l’ACDLec sont tenus de respecter celles prévues par la charte des adhérents du mouvement E. Leclerc27 et par des directives déclinant la politique d’enseigne élaborée par le comité stratégique de l’ACDLec28, et diffusées par ses présidents de région29. Tout manquement à ces obligations est susceptible de justifier le retrait du droit d’usage de l’enseigne E. Leclerc30.

La possibilité d’intervenir dans les cessions d’actions des sociétés d’exploitation

17.                     Les différentes dispositions statutaires ou stipulations contractuelles applicables encadrent par ailleurs étroitement le processus de cession d’actions de Soditroy à une personne étrangère au mouvement E. Leclerc.

18.                     S’agissant des cessions d’actions, plusieurs stipulations des statuts de Soditroy définissent des obligations particulièrement contraignantes :

-                    toute cession totale ou partielle d’actions dont un associé est titulaire doit faire l’objet d’une « offre préalable de cession aux autres associés »31 ; et,

-                    si les autres associés n’ont pas manifesté leur volonté d’acquérir les actions dans un délai de deux ans après la présentation de l’offre préalable de cession, le cédant peut contracter avec un tiers, sous réserve de notifier la cession à chacun des associés, qui disposent alors d’un délai de 30 jours pour indiquer s’ils entendent exercer leur droit de préemption. À défaut de réponse dans ce délai, ils sont réputés avoir renoncé à acquérir les actions cédées32.

19.                     Au total, il ressort de l’ensemble de ce qui précède, et notamment de la possibilité pour l’ACDLec  d’intervenir  dans  l’administration  et  la  politique  commerciale  des  sociétés de

M. Le Hen, ainsi que des obligations pesant sur les cessions d’actions de Soditroy, que l’ACDLec disposera de la possibilité d’exercer une influence déterminante sur celle-ci à l’issue de l’opération, aux côtés de M. Le Hen.

20.                     En conséquence, à l’issue de l’opération, l’Autorité considère que la société Soditroy, et donc le magasin cible qu’elle exploitera, seront contrôlés conjointement par M. Le Hen et l’ACDLec.

B.      L’OPÉRATION

21.                     L’opération envisagée, formalisée par une promesse d’achat du fonds de commerce du 3 juin 2019 entre la société Scapinvest et Casino, ainsi que par la déclaration de substitution du 6 juin 2019 par laquelle Soditroy se substitue à la société Scapinvest, consiste en l’acquisition par Soditroy de l’hypermarché cible. Elle se concrétise par la cession du fonds de commerce cible, des locaux d’exploitation de la cible, ainsi que des locaux d’exploitation d’une station-service à la société Soditroy. Cette dernière, créée pour les besoins de l’opération, est une société par actions simplifiée, régie par des dispositions conformes aux statuts-types E. Leclerc décrits ci- dessus, adhérente de l’ACDLec et ayant vocation à être titulaire d’un contrat de panonceau

E. Leclerc par l’intermédiaire de M. Le Hen. Elle est contrôlée par M. Le Hen. La centrale d’achat des centres distributeurs E. Leclerc Scapest, les sociétés d’exploitation Contoydis, Denidis, Sodichamp, Solormag, Vandis et M. Febvre, détiennent chacun [confidentiel] actions au sein du capital de la société Soditroy au titre du parrainage décrit dans les développements précédents33.

22.                     En ce qu’elle se traduit, pour les motifs exposés ci-avant, par la prise de contrôle conjoint du magasin cible par Soditroy aux côtés de l’ACDLec, l’opération constitue une concentration au sens de l’article L. 430-1 du code de commerce.

23.                     Les entreprises concernées réalisent ensemble un chiffre d’affaires hors taxes total sur le plan mondial de plus de 75 millions d’euros (ACDLec34 : [≥ 75 millions] d’euros pour l’exercice clos le 31 décembre 2018 ; M. Le Hen : [≥ 75 millions] d’euros pour l’exercice clos le 31 décembre 2019 ; le magasin cible : [≤ 75 millions] d’euros pour l’exercice clos le 31 décembre 2018). Deux de ces entreprises réalisent en France un chiffre d’affaires supérieur à 15 millions d’euros (ACDLec : [≥ 15 millions] d’euros pour l’exercice clos le 31 décembre 2018 ; M. Le Hen : [≥ 15 millions] d’euros pour l’exercice clos le 31 décembre 2019 ; le magasin cible : [≥ 15 millions] d’euros pour l’exercice clos le 31 décembre 2018).

24.                     Les seuils de notification de l’article 1 paragraphe 2 du règlement (CE) 139/2004 n’étant pas franchis, l’opération ne relève donc pas de la compétence de l’Union européenne. En revanche, les seuils de contrôle relatifs au commerce de détail mentionnés au II de l’article L. 430-2 du code de commerce sont franchis. Cette opération est donc soumise aux dispositions des articles

L.   430-3 et suivants du code de commerce relatifs à la concentration économique.

II.        Définition des marchés pertinents

 25.                     Les marchés concernés par l’opération relèvent du secteur de la distribution à dominante alimentaire. Selon la pratique constante des autorités nationale et communautaire de la concurrence, deux catégories de marchés peuvent être délimitées dans ce secteur : (A) les marchés amont de l’approvisionnement en produits de grande consommation et (B) les marchés aval de la distribution au détail de produits à dominante alimentaire35.

A.           MARCHÉS AMONT DE L’APPROVISIONNEMENT EN PRODUITS DE GRANDE CONSOMMATION

1.                     DÉLIMITATION DES MARCHÉS DE SERVICES

26.                     Dans le secteur de la distribution de détail à dominante alimentaire, les marchés amont de l’approvisionnement correspondent à la vente de biens de consommation courante par les producteurs à des clients tels que les grossistes, avant leur revente à des détaillants (grandes surfaces alimentaires, ci-après « GSA » et grandes surfaces spécialisées, ci-après « GSS ») ou à d’autres entreprises (par exemple, la restauration hors foyer, ci-après « RHF »)36.

27.                     Les autorités de concurrence distinguent habituellement autant de marchés qu’il existe de familles ou groupes de produits37. Les catégories suivantes ont ainsi été distinguées :

-        produits de grande consommation : (1) liquides, (2) droguerie, (3) parfumerie et hygiène, (4) épicerie sèche, (5) parapharmacie, (6) produits périssables en libre- service ;

-        frais traditionnel : (7) charcuterie, (8) poissonnerie, (9) fruits et légumes, (10) pain et pâtisserie fraîche, (11) boucherie ;

-        bazar : (12) bricolage, (13) maison, (14) culture, (15) jouets, loisir et détente, (16) jardin, (17) automobile ;

-        électroménager, photo, cinéma et son : (18) gros électroménager, (19) petit électroménager, (20) photo et ciné, (21) hi-fi et son, (22) TV et vidéo ;

-        textile : (23) textile et chaussures.

28.                     La Commission européenne a également envisagé une segmentation en fonction des canaux de distribution38. Dans la décision Carrefour/Promodès39, elle relève ainsi qu’« il existe des indices sérieux permettant de penser que certains marchés de l’approvisionnement peuvent également être définis en fonction des canaux de distribution, de telle sorte que l’approvisionnement du secteur du commerce de détail à dominante alimentaire pourrait constituer un marché autonome ». L’Autorité de la concurrence a également identifié un marché distinct de l’approvisionnement en produits alimentaires destinés aux GSA40.

29.                     Par ailleurs, au sein de ce dernier, l’Autorité a envisagé une sous-segmentation en fonction du positionnement commercial du produit (marque de fournisseur ou « MDF », marque de distributeur ou « MDD »)41.

30.                     Les parties ne contestant pas la définition des marchés amont de l’approvisionnement, il n’y a pas lieu de remettre en cause les segmentations retenues par la pratique décisionnelle de l’Autorité dans le cadre de la présente décision.

31.                     En l’espèce, les parties sont simultanément actives en qualité d’acheteurs sur ces marchés.

2.          DÉLIMITATION DES MARCHÉS GÉOGRAPHIQUES

32.                     Les autorités de concurrence42 considèrent, s’agissant de la délimitation géographique, que les marchés de l’approvisionnement sont essentiellement de dimension nationale, tout en n’excluant pas que, pour certaines catégories de produits, la dimension du marché puisse être plus étroite.

33.                     En l’espèce, l’analyse sera menée au niveau national.

B.            MARCHÉS AVAL DE LA DISTRIBUTION AU DÉTAIL DE PRODUITS À DOMINANTE ALIMENTAIRE

1.                     DÉLIMITATION DES MARCHÉS DE SERVICES

a)        Rappel de la pratique décisionnelle antérieure

34.                     S’agissant de la vente au détail des biens de consommation courante, la pratique décisionnelle distingue six catégories de commerce en utilisant plusieurs critères, notamment la taille des magasins, leurs techniques de vente, leur accessibilité, la nature du service rendu et l’ampleur des gammes de produits proposés : (i) les hypermarchés, (ii) les supermarchés, (iii) le commerce spécialisé, (iv) le petit commerce de détail ou supérettes, (v) les discompteurs et (vi) la vente par correspondance43.

35.                     Les hypermarchés sont généralement définis en France comme des magasins d’une surface de vente égale ou supérieure à 2 500 m², les supermarchés comme des magasins d’une surface de vente inférieure à 2 500 m2 et supérieure à 400 m2 et les supérettes comme des magasins d’une surface de vente inférieure à 400 m² et supérieure à 120 m².

36.                     Ces seuils de surface servent de première approximation pour déterminer la nature de l’offre d’un magasin : plus un magasin est grand, plus il offre de références et peut offrir des produits dits « non-alimentaires »44. Dans la mesure où ces seuils sont définis de façon générale, il est nécessaire de conduire une analyse in concreto pour déterminer si un magasin dont la surface est proche d’un des seuils définis ci-dessus se trouve éventuellement en concurrence directe avec les magasins d’une autre catégorie45. Pour conduire cette analyse, les critères typiquement retenus sont la largeur des assortiments46, la diversité de l’offre, l’accessibilité ou encore les services rendus.

37.                     La pratique de l’Autorité reprend ces critères pour apprécier les formats de magasin. Ainsi, dans la décision Casino/Monoprix citée supra, l’Autorité a indiqué que les supérettes proposent une offre à même de concurrencer les supermarchés, lorsqu’ils sont implantés en centre-ville, en raison de la similitude des services et des assortiments, ce qui a conduit à retenir l’existence d’une substituabilité entre ces formats de magasin à Paris47. Il en va de même pour la différentiation entre les autres formats de magasin48.

38.                     L’Autorité de la concurrence considère que, si chaque catégorie de magasin conserve sa spécificité, il existe une concurrence asymétrique entre certaines de ces catégories. En effet, un hypermarché peut être habituellement utilisé par certains consommateurs comme un magasin de proximité, en substitution d’un supermarché. En revanche, la réciproque n’est presque jamais vérifiée et l’est d’autant moins que la taille de l’hypermarché en question est importante49. En conséquence, si le magasin cible est un hypermarché, l’analyse est effectuée sur un marché comprenant uniquement les hypermarchés, d’une part, et sur un marché comprenant les supermarchés et les formes de commerce équivalentes (hypermarchés, discompteurs et magasins populaires) hormis le petit commerce de détail (moins de 400 m²), d’autre part50. Si le magasin cible est un supermarché, l’analyse n’est effectuée que sur le deuxième type de marché précité. La pratique distingue ainsi51 :

-        un marché comprenant uniquement les hypermarchés ; et

-        un marché comprenant les supermarchés et les formes de commerce équivalentes (hypermarchés, hard discount et magasins populaires) hormis le petit commerce de détail (moins de 400 m²).

b)        Arguments des parties notifiantes

39.                     Les parties notifiantes considèrent que la pratique décisionnelle constante serait désormais obsolète.

40.                     Elles s’appuient, à cette fin, sur la crise actuelle que traverseraient les hypermarchés. Celle-ci résulterait, d’une part, de la pression concurrentielle des grandes surfaces spécialisées, des ventes en ligne, des supermarchés, des magasins discompteurs et des autres formes de commerce et, d’autre part, d’une évolution des habitudes de consommation.

41.                     La concurrence exercée par les magasins discompteurs, et particulièrement par les enseignes Aldi et Lidl, ne serait plus restreinte aux seuls magasins de type supermarché, mais serait désormais étendue aux points de vente de type hypermarché. De la même manière, les supermarchés exerceraient aujourd’hui une réelle contrainte sur les magasins de type hypermarché, ce qui nécessiterait de ne définir qu’un marché unique de la distribution à dominante alimentaire.

42.                     Les parties notifiantes font état de quatre arguments (cf infra) permettant, selon elles, de démontrer la réalité d’une concurrence pleine et entière de la part des magasins de formats supermarché et discompteur sur les magasins de format hypermarché, au niveau national. Ces arguments seraient corroborés par l’analyse locale de l’agglomération troyenne.

La primauté du cœur de gamme

43.                     Selon les parties notifiantes, tous les produits d’une même gamme n’ont pas la même attractivité et chaque gamme de produits dispose d’une référence principale qui constitue le « cœur de gamme ». Elles considèrent que le nombre de références n’est qu’un moyen d’attirer le chaland, qui consommerait à peu près les mêmes produits, à savoir le « cœur de gamme », peu importe le format de magasin dans lequel il se rend.

44.                     Pour répondre à l’argument de la profondeur de gamme proposée par les magasins de type hypermarché, les supermarchés répliqueraient par la proximité et la commodité tandis que les magasins discompteurs proposeraient des prix et des produits d’appel.

45.                     Afin d’apprécier concrètement la concurrence, il faudrait donc considérer uniquement les produits du « cœur de gamme » et non les produits périphériques.

Le prix du cœur de gamme

46.                     Selon les parties notifiantes, le prix est l’argument clé de la concurrence entre les commerces de détail à dominante alimentaire et plus particulièrement le prix du « cœur de gamme », qui correspondrait à la concurrence effective entre tous les formats de magasin. Cet argument serait corroboré par le fait que les enseignes, notamment E. Leclerc et Lidl, utilisent largement l’indice Nielsen « Majeurs »52  qui porte sur 1 500 produits de marques nationales.

Le maillage territorial des discompteurs

47.                     Les parties notifiantes considèrent que les magasins discompteurs sont aujourd’hui de redoutables concurrents tant pour les hypermarchés que pour les supermarchés. Selon elles, la stratégie de ces enseignes serait d’encercler les hypermarchés, ce qui leur permettrait de se retrouver dans une situation de concurrence frontale sur l’ensemble de l’offre de « cœur de gamme » et de se positionner en réels concurrents de ce format de magasins.

Les investissements publicitaires

48.                     Les parties notifiantes relèvent que l’enseigne Lidl est devenue le premier annonceur de France dans le secteur de la distribution. Ce simple constat permettrait de considérer que cette enseigne se trouverait en concurrence frontale avec les magasins de type hypermarché.

c)         Appr éciation au cas d’espèce

49.                     À titre liminaire, l’Autorité considère que l’argumentation développée par les parties notifiantes n’est pas suffisante pour remettre en cause la pratique décisionnelle.

50.                     En effet, la pratique décisionnelle constante caractérise l’offre des hypermarchés par un ensemble de critères comprenant notamment à la fois (i) une diversité de produits, c’est-à-dire une grande variété de produits tant alimentaires que non-alimentaires, (ii) une profondeur de gamme, et non pas uniquement une offre « cœur de gamme », (iii) l’accessibilité du point de vente et (iv) les services proposés.

51.                     Les arguments développés par les parties notifiantes ne démontrent pas que cet ensemble de critères serait moins pertinent aujourd’hui que dans les décisions fondées sur cette analyse dans une pratique décisionnelle établie.

52.                     Par ailleurs, si les magasins discompteurs peuvent désormais, dans certains cas, exercer une concurrence sur l’offre hypermarché pour certains types d’achats, pour autant il n’existe pas une substituabilité suffisante entre ces formats de magasins, du fait notamment de la moindre variété des produits alimentaires et non-alimentaires présents en rayon ou encore de la moindre profondeur de gamme chez les discompteurs (voir infra paragraphes 72 et suivants).

53.                     En tout état de cause, l’opération ne comportant qu’un seul magasin, l’Autorité a réalisé des vérifications fondées sur une appréciation locale de la délimitation des marchés. Les constats ainsi opérés au sein de cette décision n’ont dès lors pas nécessairement vocation à s’étendre à l’échelle nationale.

54.                     L’Autorité a, par l’examen d’un ensemble d’indices, déterminé que, dans la zone de Troyes, ni les supermarchés ni les discompteurs ne peuvent se substituer à des hypermarchés. Elle a également estimé que le point de vente cible constitue un hypermarché. Parmi ces indices figurent les réponses à deux sondages de consommateurs, dont les principales caractéristiques sont présentées ci-dessous.

La réalisation de sondages auprès des hypermarchés Géant Casino et E. Leclerc

 55.                     L’institut de sondage BVA a réalisé, dans le cadre de l’instruction et à la demande et pour le compte de l’Autorité, des sondages auprès des consommateurs clients du magasin Géant Casino à Barberey-Saint-Sulpice, du magasin E. Leclerc à Saint-Parres-aux-Tertres et du « point de retrait » de ce même magasin E. Leclerc.

56.                     Ces sondages, élaborés conjointement par les parties notifiantes et l’Autorité et réalisés en janvier et février 2020 en sortie de caisse (ou de « point de retrait ») comprennent principalement deux types de questions. Le premier porte sur les points de vente alternatifs vers lesquels les consommateurs reporteraient leurs achats en cas de fermeture du magasin (et du

« point de retrait » associé) visité, le second sur la sensibilité de la demande des consommateurs à une hausse de 10 % des prix des « produits du quotidien » (voir ci-dessous) vendus dans le magasin visité. Les données ainsi rassemblées permettent notamment d’identifier les types de magasins vers lesquels se reporteraient les consommateurs en cas de hausse des prix dans le magasin visité. Cela conduit à estimer des ratios de diversion (ou taux de report53) entre les deux magasins, ces taux pouvant ensuite être utilisés pour évaluer le risque de hausse des prix consécutif à l’opération lié aux effets unilatéraux54. Le sondage permet également de déterminer la proximité concurrentielle des  magasins  tiers  par  rapport  aux  magasins  Géant Casino et E. Leclerc de Saint-Parres-aux-Tertres, représentée par les taux de diversion entre ces magasins et les magasins tiers. Le sondage permet ainsi de tester si les consommateurs considèrent que les différents formats de magasins ont des caractéristiques similaires. En revanche, le sondage ne permet pas de délimiter le marché pertinent sur lequel opèrent les parties à l’opération à l’aide du test du monopoleur hypothétique (ou test SSNIP55) car, d’une part, seuls les clients de deux hypermarchés sur quatre, ne représentant que 43,1 % du chiffre d’affaires de l’ensemble des hypermarchés de la zone, ont été sondés, et, d’autre part, le sondage n’étudie pas la réaction des consommateurs à une augmentation des prix de l’ensemble des hypermarchés de la zone.

57.                     Les sondages distinguent deux catégories de produits : les produits dits « du quotidien » (produits alimentaires, produits d’entretien et produits d’hygiène, hors essence) et les produits dits « hors quotidien » (vêtements, chaussures, jouets, télévisions, hifi, électroménagers, etc. – hors carburant), les concurrents des hypermarchés pour la vente de ces deux catégories de produits étant susceptibles d’être différents. Les questions du sondage, qui portent sur la réaction des consommateurs à une hausse de prix, visent uniquement les prix des produits du quotidien par opposition à des prix qui porteraient sur l’ensemble des produits ou uniquement sur les produits hors quotidien. En revanche, les sondages incluent également des questions demandant aux consommateurs si ceux-ci réduiraient leurs achats de produits hors quotidien à la suite d’une augmentation des prix des produits du quotidien et, dans ce cas, le montant des achats de produits hors quotidien qu’ils reporteraient sur l’autre magasin (ou « point de retrait ») concerné.

58.                     Les sondages comprennent également des questions portant (i) sur la réaction des consommateurs à une fermeture du magasin, (ii) sur les caractéristiques des consommateurs (âge, sexe et domiciliation), (iii) sur les caractéristiques de la visite actuelle dans le magasin (montants dépensés en produits du quotidien et en produits hors quotidien et moyen de transport utilisé pour se rendre au magasin) et (iv) sur les habitudes d’achat de produits du quotidien des consommateurs (leurs dépenses mensuelles moyennes en produits du quotidien et hors quotidien, les autres magasins également fréquentés pour l’achat de produits du quotidien et la fréquence de leurs achats dans le magasin où ils étaient interrogés).

59.                     Les sondages ont été menés auprès de 615 consommateurs en sortie de caisse au magasin Géant Casino de Barberey-Saint-Sulpice, de 387 consommateurs en sortie de caisse au magasin

E. Leclerc de Saint-Parres-aux-Tertres et, enfin, auprès de 176 consommateurs à la sortie du

« point de retrait » de l’hypermarché E. Leclerc. Ils ont été interrompus lorsque les consommateurs ont indiqué ne venir qu’exceptionnellement dans le magasin visité ou avoir acheté pour moins de cinq euros de produits du quotidien ou encore être domiciliés hors du département de l’Aube. Après élimination de ces répondants, les échantillons sont constitués de 601 consommateurs en sortie de caisse au magasin Géant Casino, de 383 consommateurs en sortie de caisse au magasin E. Leclerc et de 174 consommateurs à la sortie du « point de retrait »

E. Leclerc56.

60.                     Lors de l’analyse des sondages, les deux échantillons en sortie de caisse et du « point de retrait » de l’hypermarché E. Leclerc sont agrégés, notamment pour estimer les ratios de diversion en cas de hausse de prix dans l’hypermarché E. Leclerc. La répartition des dépenses des sondés dans l’hypermarché E. Leclerc entre le magasin et son « point de retrait » ne correspond cependant pas au poids respectifs de ces deux formes de vente dans le chiffre d’affaires de cet hypermarché.57 Afin de corriger le poids trop important des dépenses des sondés au « point de retrait », l’Autorité a donc « repondéré » les dépenses en produits du quotidien et en produits hors quotidien réalisées dans le « point de retrait »58.

61.                     Enfin, l’analyse des sondages montre que les dépenses en produits hors quotidien ne représentent respectivement que [5-10] et  [5-10] %  des  dépenses  totales  réalisées  au  Géant Casino et au E. Leclerc, soit des proportions très inférieures à celles constatées dans le chiffre d’affaires total des deux magasins (respectivement [10-20]) et [30-40] %59, ventes   en

« point de retrait » comprises).

62.                     Ces sondages, combinés à d’autres indices, ont permis de conclure que les délimitations de marché résultant de la pratique décisionnelle constante de l’Autorité sont toujours pertinentes pour l’analyse de l’agglomération troyenne.

Sur la concurrence entre supermarchés et hypermarchés dans l’agglomération troyenne

63.                     En premier lieu, au cours des tests de marchés réalisés dans le cadre de l’instruction, l’enseigne Carrefour a souligné que le format de l’hypermarché présentait toujours des avantages par rapport aux supermarchés et aux discompteurs, notamment au regard de sa puissance promotionnelle, la MDD ou encore la profondeur des assortiments.

64.                     Cette puissance promotionnelle a été rappelée au cours de la séance de l’Autorité du 16 juillet. Ainsi, des professionnels du secteur ont confirmé que les promotions réalisées en supermarché avaient un impact négligeable sur les hypermarchés alors que celles réalisées en hypermarché se traduisent par une baisse immédiate du chiffre d’affaires des points de vente de type supermarché. La puissance promotionnelle des hypermarchés de la zone atteste d’une concurrence asymétrique selon les formats de magasin.

65.                     En outre, il ressort des déclarations des parties notifiantes au cours de la séance, celles-ci exploitant à la fois un hypermarché et plusieurs supermarchés dans l’agglomération troyenne, que ces deux modèles de points de vente disposent d’un mode de fonctionnement différent, les hypermarchés étant plus dépendants de la réalisation de promotions afin de garantir un flux de consommateurs suffisant.

66.                     Concernant la diversité des produits présents en rayon, les hypermarchés de la zone possèdent plus de 60 000 références en rayon par magasin, tandis que les supermarchés interrogés en proposent  généralement  entre  9 600  et  30 000  par  magasin.  Le  gérant  de l’hypermarché

E. Leclerc a par ailleurs déclaré au cours de l’instruction que « les consommateurs sont prêts à venir de loin pour ces magasins disposant d’une offre en produits non-alimentaires, jusqu’à parcourir 30 à 45 minutes de déplacement en voiture. Ainsi l’offre de produits non alimentaire est très importante pour notre activité », attestant ainsi de ce que l’offre hypermarché présente bien, au sein de l’agglomération troyenne, une réelle spécificité comparativement à l’offre en supermarché.

67.                     Par ailleurs, les consommateurs continuent de réaliser le plus gros de leurs achats en une seule fois (« one-stop-shop ») dans ce type de format de magasin. Il ressort en effet des sondages que la majorité des consommateurs des hypermarchés Géant Casino et E. Leclerc se déplacent dans ces points de vente pour réaliser leurs achats en produits du quotidien entre une fois par semaine et une fois par mois60.

68.                     En second lieu, les sondages donnent également des indications quant aux reports des consommateurs vers les autres formats de magasin en cas d’augmentation des prix de 10 %. En l’espèce, l’Autorité a étudié les différences de caractéristiques entre les formats de magasins dans l’agglomération troyenne par rapport au format hypermarché. Ces indications confirment que, pour le consommateur, l’offre des hypermarchés se différencie de celle des supermarchés.

69.                     Il ressort en effet des résultats du sondage réalisé auprès des clients du magasin Géant Casino que 84,9 %61 des consommateurs préfèrent rester dans ce magasin ou se reporter vers les magasins E. Leclerc de Saint-Parres-aux-Tertres, Carrefour La-Chapelle-Saint-Luc et Saint- André-Les-Vergers en cas d’augmentation des prix et que seuls 7 % se reporteraient vers des supermarchés62.

70.                     Ces résultats sont confirmés par ceux du sondage réalisé auprès des clients de   l’hypermarché

E. Leclerc. En effet, 63,6 % des consommateurs préfèrent rester dans ce magasin ou se reporter vers les magasins Carrefour La-Chapelle-Saint-Luc et Saint-André-Les-Vergers et vers le magasin Géant Casino de Barberey-Saint-Sulpice. Il met en évidence que seulement 12,4 % des consommateurs se reporteraient vers des supermarchés63.

71.                     Au regard de ces éléments, l’Autorité conclut que, dans l’agglomération troyenne, les consommateurs considèrent que les hypermarchés et les supermarchés constituent des formats de magasins différents, entre lesquels il existe bien une concurrence asymétrique, conformément à la pratique décisionnelle.

Sur     la    concurrence    entre    magasins    discompteurs    et    hypermarchés    dans l’agglomération troyenne

72.                     Selon les parties, les magasins discompteurs, à tout le moins l’enseigne Lidl, exercent sur l’hypermarché E. Leclerc une pression concurrentielle semblable à celle des autres hypermarchés et devraient en conséquence être considérés, au titre de l’analyse concurrentielle, comme concurrents des hypermarchés.

73.                     Il ressort cependant de l’instruction que, au même titre que les supermarchés, l’offre des magasins discompteurs se différencie nettement de l’offre des hypermarchés et n’est pas considérée par les consommateurs comme une offre substituable à cette dernière.

74.                     En premier lieu, la majorité des magasins discompteurs indique offrir autour de 2 000 références en rayon. C’est notamment le cas de l’enseigne Lidl, qui présente en magasin environ un article par besoin. La profondeur de gamme entre un magasin discompteur et un hypermarché n’est donc pas comparable (plus de 60 000 références localement pour un hypermarché).

75.                     Par ailleurs, s’agissant de la diversité des produits, l’enseigne Lidl propose en rayon de 90 à 95 % de produits MDD, le reste étant composé de MDF, ce qui limite sa capacité à concurrencer les hypermarchés sur les marques nationales. Les parties notifiantes ont conforté ce point en séance en indiquant ne relever les prix, dans le cadre de leur veille concurrentielle, que de 300 à 350 références au sein des magasins Lidl en raison de cette spécificité. Ce positionnement induit que les magasins discompteurs sont assez peu sensibles aux opérations promotionnelles réalisées par les autres points de vente à dominante alimentaire. L’enseigne Lidl estime plutôt que la fidélisation de sa clientèle résulte de l’image qualité-prix de la MDD qu’elle propose.

76.                     Le modèle commercial des magasins discompteurs diffère donc sensiblement du modèle des hypermarchés, ce qui ne permet pas de considérer ces deux types de formats comme des concurrents frontaux.

77.                     En outre, l’enseigne Lidl a indiqué ne pas avoir la capacité à réagir à l’implantation d’un hypermarché E. Leclerc à la place du point de vente Géant Casino. En effet, interrogés sur les conséquences de l’opération pour le point de vente Lidl situé à Barberey-Saint-Sulpice, à proximité immédiate du magasin cible, les représentants du groupe Lidl ont indiqué en séance que cette implantation leur serait dommageable, avec un risque de perte de chiffre d’affaires de 10 % à 20 %. L’enseigne Lidl, quant à elle, ne serait pas en mesure d’exercer une telle pression concurrentielle sur le futur hypermarché E. Leclerc.

78.                     Le groupe Lidl considère enfin que la part de variation de son chiffre d’affaires en lien avec l’activité de l’hypermarché Géant Casino est très faible et n’a pas remarqué d’incidence sur son chiffre d’affaires consécutivement aux variations de prix ou campagnes commerciales pratiquées par ce point de vente.

79.                     La concurrence qui s’exerce entre les points de vente Lidl et les hypermarchés apparaît donc bien comme asymétrique dans la zone.

80.                     Ainsi, même si les prix bas sont des arguments de vente pour chacune de ces deux enseignes, l’enseigne Lidl ne peut pas être considérée à Troyes comme un concurrent des points de vente de type hypermarché.

81.                     Cette différence est enfin confirmée par le groupe Aldi, qui a indiqué, en réponse aux tests de marché, ne pas concurrencer les points de vente de type hypermarché.

82.                     En second lieu, les sondages donnent également des indications utiles quant aux reports des consommateurs vers les magasins discompteurs en cas d’augmentation des prix de 10 % sur les produits du quotidien. Ces indications confirment que pour le consommateur, l’offre des hypermarchés se distingue par rapport à celle des magasins discompteurs.

83.                     En effet, d’après les résultats du sondage réalisé auprès des consommateurs du magasin  Géant Casino, seuls 5,4 % des consommateurs se reporteraient vers des magasins discompteurs64  tels que les magasins Aldi et Lidl alors que ceux-ci sont situés à moins de   500 mètres du magasin cible.

84.                     Dans le même sens, les résultats du sondage réalisé auprès des consommateurs de l’hypermarché E. Leclerc indiquent que seuls 11,9 % des consommateurs se reporteraient sur ces enseignes65.

85.                     Ces reports confirment que la définition des marchés retenue par la pratique décisionnelle, qui distingue un marché propre aux hypermarchés, correspond toujours à la réalité du marché dans l’agglomération troyenne.

86.                     Il ressort donc de l’instruction que, au sein de l’agglomération troyenne, les points de vente de formats supermarché et magasins discompteurs demeurent sur un marché distinct de celui propre aux hypermarchés.

d)        Conclusion sur la définition des mar chés de ser vices

87.                     Sur la base des éléments développés ci-dessus, l’Autorité considère que, au sein de l’agglomération troyenne, il n’y a pas lieu de remettre en cause la pratique décisionnelle existante : le marché aval de la distribution au détail de produits à dominante alimentaire doit donc être segmenté, entre, d’une part, un marché comprenant uniquement les hypermarchés et d’autre part, un marché comprenant les hypermarchés, supermarchés et autres formes de commerce équivalentes (maxi discompteurs et magasins populaires), hormis le petit commerce de détail (moins de 400 m²).

88.                     En l’espèce, les parties sont simultanément actives sur ces deux marchés.

2.          DÉLIMITATION DES MARCHÉS GÉOGRAPHIQUES

89.                     À titre liminaire, selon la pratique décisionnelle constante de l’Autorité, le marché de la distribution au détail de produits à dominante alimentaire fait l’objet d’une analyse locale, prenant en compte la zone de chalandise de chaque magasin.

90.                     Comme indiqué au paragraphe 38 l’Autorité considère qu’en fonction de la taille des magasins concernés, les conditions de la concurrence s’apprécient généralement sur deux zones différentes :

-        une première zone (« zone primaire ») où se rencontrent la demande des consommateurs et l’offre des hypermarchés auxquels ils ont accès en moins de 30 minutes en voiture et qui sont, de leur point de vue, substituables entre eux ;

-        une seconde zone (« zone secondaire ») où se rencontrent la demande des consommateurs et l’offre des supermarchés et autres formes de commerce équivalentes situées à moins de 15 minutes en voiture. Ces dernières peuvent comprendre, outre les supermarchés, les hypermarchés et les magasins discompteurs implantés dans la zone secondaire66.

91.                     D’autres critères peuvent néanmoins être pris en compte pour évaluer l’impact d’une concentration sur la situation de la concurrence sur les marchés de la distribution de détail, ce qui peut conduire à affiner les délimitations usuelles en zones isochrones, en se fondant par exemple sur l’analyse du comportement réel des consommateurs (apprécié en examinant des sondages, ou en calculant des ratios de diversion67). Ainsi, comme le rappelle le paragraphe 545 des lignes directrices de l’Autorité de la concurrence relatives au contrôle des concentrations, l’Autorité peut avoir recours à la méthode dite des « empreintes réelles » pour établir le marché géographique pertinent en tenant compte du comportement réel des consommateurs.

92.                     À cette fin, l’Autorité délimite des zones de chalandise à partir de l’étude de la localisation effective des clients d’un point de vente. Le comportement des consommateurs sur une zone donnée peut ainsi être précisé avec les données collectées par les magasins sur la localisation réelle de leurs clients. Il est généralement considéré que la zone de chalandise d’un magasin peut être limitée à celle qui regroupe les clients représentant 80 % du chiffre d’affaires du magasin ou 80 % des clients du magasin, en fonction des données disponibles68. Le solde est considéré comme une clientèle ponctuelle et non significative, parfois très éloignée du point de vente.

Position des par ties notifiantes

93.                     Concernant la définition géographique des marchés concernés par l’opération, si les parties notifiantes ne remettent pas en cause l’existence d’un marché des consommateurs situés à moins de 15 minutes de temps de déplacement en voiture pour tous les formats de magasin confondus, elles considèrent en revanche que la zone de chalandise délimitée par une durée de transport de 30 minutes autour d’un hypermarché n’est plus pertinente.

94.                     Les parties soutiennent que si cette délimitation a pu être retenue, notamment dans la décision Carrefour/Promodès en 2000, le nombre d’hypermarchés présents en France a augmenté depuis lors et cette banalisation de l’offre aurait « créé les conditions d’une substituabilité objective » dans des zones réduites à 20 minutes environ autour de chaque hypermarché.

Appréciation au cas d’espèce

95.                     Au cas d’espèce, les parties notifiantes ont fourni des données permettant de délimiter une zone de chalandise fondée sur les empreintes réelles. L’analyse sera menée sur cette zone, qui traduit la réalité des déplacements des consommateurs.

Capture4.PNG

Carte de l’empreinte réelle du magasin Géant Casino

 III.        Analyse concurrentielle

  96.                     L’analyse concurrentielle portera sur les marchés amont de l’approvisionnement en produits de grande consommation (A) et les marchés aval de la distribution au détail de produits à dominante alimentaire sur lesquels le magasin Géant Casino et les parties notifiantes sont simultanément présents, en s’intéressant aux effets unilatéraux et aux effets coordonnés qui pourraient résulter de l’opération (B).

A.           ANALYSE DES EFFETS DE L’OPÉRATION SUR LES MARCHÉS AMONT DE L’APPROVISIONNEMENT EN PRODUITS DE GRANDE CONSOMMATION

97.                     En ce qui concerne les marchés amont de l’approvisionnement, l’opération ne concerne qu’un seul magasin dont le montant des achats totaux représente une part extrêmement marginale69 du marché de l’approvisionnement.

98.                     La puissance d’achat du mouvement E. Leclerc n’est donc pas susceptible d’être sensiblement renforcée, tous produits confondus comme par catégorie de produits, à l’issue de l’opération.

 

99.                     Par ailleurs, une opération de concentration peut porter atteinte à la concurrence par le renforcement d’une puissance d’achat qui place les fournisseurs en situation de dépendance économique par rapport aux parties à l’opération, à la condition que la création ou le renforcement de cet état de dépendance risque d’affecter la structure ou le fonctionnement de la concurrence sur les marchés concernés70.

100.               Au cas d’espèce, les fournisseurs approvisionnant les hypermarchés E. Leclerc et Géant Casino de l’agglomération troyenne conservent la possibilité d’approvisionner tous types d’enseignes et tous formats de magasins au-delà de l’agglomération de Troyes, le marché amont étant de dimension nationale.

101.               Par conséquent, l’opération n’est pas de nature à créer ou à renforcer une puissance d’achat, ou à placer la grande majorité des fournisseurs en état de dépendance économique, sur les marchés concernés.

B.            ANALYSE DES EFFETS DE L’OPÉRATION SUR LES MARCHÉS AVAL DE LA DISTRIBUTION AU DÉTAIL DE PRODUITS À DOMINANTE ALIMENTAIRE

102.               À titre liminaire, il convient de relever que l’initiative de l’opération de concentration a été prise par la cible, qui a mis en vente le magasin Géant Casino de Barberey-Saint-Sulpice. Cette vente a été au moins en partie motivée par le manque de compétitivité (et la mauvaise situation financière en résultant) du magasin cible71. Ceci n’a pas été contesté en séance. Ce manque de compétitivité s’explique principalement par une modification de la politique tarifaire du Géant Casino en 2018, les prix du magasin cible ayant augmenté de 8 % par rapport aux concurrents entre début 2018 et début 201972. À terme, le maintien d’une telle politique tarifaire ne paraît pas soutenable : ainsi, en l’absence de l’opération examinée (i.e., situation contrefactuelle), il y a lieu de penser que cet hypermarché essaiera de diminuer ses prix, ou bien qu’il sera vendu à une autre enseigne (que E. Leclerc), laquelle sera à même de diminuer ses prix de vente. À cet égard, l’instruction a montré que des tiers auraient pu être intéressés par une reprise. Dans les deux cas, cette situation contrefactuelle, à l’aune de laquelle les effets de l’opération doivent être évalués, implique une diminution des prix pratiqués dans le Géant Casino, sans pour autant entraîner une réduction du nombre d’enseignes d’hypermarchés présentes sur la zone.

1.                     LA PART DE MARCHÉ DE LA NOUVELLE ENTITÉ SUR LES MARCHÉS AVAL DE LA DISTRIBUTION AU DÉTAIL DE PRODUITS À DOMINANTE ALIMENTAIRE

a)   Méthodologie r etenue

103.               Traditionnellement, les parts de marchés relatives au marché aval de la distribution de produits à dominante alimentaire sont calculées en fonction de la surface des points de vente.  Le   point 226 des lignes directrices de l’Autorité relatives au contrôle des concentrations précise cependant : « [L]a partie notifiante peut proposer des modes alternatifs de calcul des parts de marché en justifiant sa proposition et en indiquant clairement les hypothèses utilisées, sans que cela la dispense de soumettre des parts de marché calculées selon la méthode usuelle. »

104.               Ce mode de calcul s’explique par le fait que les surfaces commerciales constituent une donnée objective, accessible, reflétant le potentiel concurrentiel d’un magasin, les parties notifiantes ne disposant d’ailleurs généralement pas des chiffres d’affaires réalisés par leurs concurrents. Toutefois, il est généralement admis que les parts de marché exprimées en valeur peuvent aussi refléter le pouvoir de marché exercé par les entreprises, d’autant plus si des différences importantes de rentabilité au mètre carré entre les points de vente sont constatées.

105.               En l’espèce, l’écart de rentabilité entre le point de vente cible et les autres points de vente de la zone étant important, l’Autorité a reconstitué les marchés en chiffre d’affaires par l’intermédiaire de tests de marché. L’analyse concurrentielle a donc été menée en fonction des surfaces des points de vente, puis complétée, le cas échéant, par une analyse en fonction des chiffres d’affaires.

b)  Analyse de la zone de chalandise

106.               Les parties notifiantes considèrent, en se fondant sur la pratique décisionnelle de l’Autorité, que tous les points de vente à dominante alimentaire présents dans la zone de chalandise sont des hypermarchés dès lors que leur surface est supérieure à 2 500 m², soit :

 

 

 

Groupe

 

 

Communes

Proportion de produits du quotidien dans le CA

Nombre de références produit du quotidien

Nombre de références produit hors quotidien

 

Nombre de MDD

 

 

Surfaces

Géant Casino

Barberey- Saint- Sulpice

[80

90] %73

[30 000-

40 000]

[10 000 –

20 000]

[5 000 –

10 000]

 

8 210 m²

 

E. Leclerc

Saint- Parres-aux- Tertres

 

[60-70] %

[30 000-

40 000]

[20 000-

30 000]

[10 000-20

000]

 

10 883 m²

Intermarché Super

Saint- Julien-Les- Villas

[90 –

100] %74

[15 000 –

25 000]

[5 000 –

10 000]

34% des références alimentaires

 

2 980 m²

Intermarché Super

Creney- près-Troyes

[90 – 100] %

 

[20 000 – 30 000]

 

-

2 790

75

 

Carrefour

La- Chapelle- Saint-Luc

 

[70 – 80] %

[30 000 –

40 000]

[40 000 –

50 000]

 

-

 

6 823 m²

 

Carrefour

Saint- André-les- Vergers

 

[60 – 70] %

[40 000 –

50 000]

[80 000 –

90 000]

 

-

 

10 838 m²

107.               Comme rappelé au paragraphe 50 de la présente décision, au-delà du critère de la surface commerciale du point de vente, la réalité du positionnement réel d’un point de vente doit s’analyser au regard de critères tels que la diversité de l’offre, la profondeur de gamme, l’accessibilité du magasin, ou encore les services rendus aux consommateurs. La surface de vente sert d’indicateur, mais elle doit être analysée en fonction de la surface des autres points de vente présents dans la zone de chalandise.

108.               En l’espèce, il ressort de l’instruction que, dans l’agglomération de Troyes, les points de vente Géant Casino de Barberey-Saint-Sulpice, E. Leclerc de Saint-Parres-aux-Tertres et Carrefour de La-Chapelle-Saint-Luc et de Saint-André-Les-Vergers constituent chacun des hypermarchés. Disposant d’une surface supérieure à 6 800 m², ils sont situés dans des pôles commerciaux accessibles et présentent une diversité de produits, notamment des MDD et une profondeur de gamme importante, comme illustré dans le tableau ci-dessus.

Le magasin Intermarché Super de Saint-Julien-les-Villas avenue Michel Baroin

109.               Dans la mesure où, d’une part, la surface de ce magasin sous enseigne Intermarché (ou « ITM ») Super est légèrement supérieure au seuil habituellement retenu par la pratique pour caractériser

un point de vente de type hypermarché, tout en étant de dimension bien inférieure par rapport aux hypermarchés de la zone, et où, d’autre part, les gérants de ce point de vente le considèrent comme un supermarché76, l’instruction s’est attachée à déterminer s’il pouvait bien être assimilé à un hypermarché.

110.               En premier lieu, les déclarations recueillies auprès des différentes parties intéressées attestent la nature de supermarché de l’ITM de Saint-Julien-les-Villas.

111.               À cet égard, l’Autorité s’est rendue, au cours de l’instruction, dans plusieurs magasins qualifiés d’hypermarchés par les parties notifiantes77. À cette occasion, le président du magasin ITM Super de Saint-Julien-les-Villas a été auditionné et a indiqué, en évoquant son point de vente, que « sa superficie est de très loin inférieure à celles des hypermarchés de la zone de Troyes et 95 % de son chiffre d’affaires est réalisé par la vente de produits alimentaires, ce qui ne correspond pas au schéma de fonctionnement des hypermarchés traditionnels qui font généralement 30 % à 40 % de leur chiffre d’affaires grâce à la vente de produits non- alimentaires ». Par ailleurs, il a également déclaré que « les supermarchés ITM réalisent tous 95 % de leurs chiffre d’affaires sur les produits alimentaires, la présence de 100 000 m² de magasins d’usine rend impossible l’exploitation profitable de rayons textiles. Le non- alimentaire devient simplement une offre de dépannage dans nos rayons ». Il a également confirmé, lors de la séance devant l’Autorité, le caractère de dépannage de l’offre non- alimentaire présente dans son point de vente.

112.               Par ailleurs, le gérant de l’hypermarché E. Leclerc de Saint-Parres-aux-Tertres a confirmé, lors de son audition, les déclarations du gérant du magasin ITM Super de Saint-Julien-les-Villas, en indiquant notamment d’une part que, « [l]’offre en produits non-alimentaires est très importante pour notre activité » entendue comme l’activité des hypermarchés, et d’autre part que « les hypermarchés Intermarché sont composés à 100 % de produits alimentaires ».

113.               Il ressort de ces déclarations que les produits non-alimentaires ont une place importante dans les hypermarchés de la zone, ce qui a été également constaté par l’Autorité au cours des visites des points de vente Carrefour à La-Chapelle-Saint-Luc, Géant Casino et E. Leclerc. Le gérant de l’hypermarché E. Leclerc de Saint-Parres-aux-Tertres reconnaît ainsi que les points de vente ITM de la zone n’ont pas la capacité, ni en termes de surface ni en termes d’offre, de satisfaire aux attentes des consommateurs des hypermarchés et donc qu’ils ne peuvent être comparés aux autres hypermarchés de la zone.

114.               De plus, le gérant de l’hypermarché E. Leclerc de Saint-Parres-aux-Tertres a indiqué au cours de la séance devant l’Autorité que, s’il procède à des relevés de prix dans ce magasin ITM Super via l’institut Nielsen, ceux-ci sont trimestriels, alors qu’il relève les prix mensuellement auprès des hypermarchés Carrefour.

115.               Enfin, le particularisme du point de vente ITM Super de Saint-Julien-les-Villas a également été confirmé par le groupe Carrefour au cours de la séance devant l’Autorité : selon les représentants de l’enseigne, il est considéré comme un supermarché par les consommateurs au regard de son offre et de sa surface. Comme il n’offre pas la même diversité qu’un hypermarché et dispose d’une largeur de gamme plus restreinte, il n’est, selon le groupe Carrefour, pas directement en concurrence avec les hypermarchés de la zone. En outre, le groupe Carrefour a confirmé lors de la séance que la veille concurrentielle est essentiellement réalisée dans les autres formats hypermarchés de la zone, à savoir dans les points de vente Géant Casino et

 

E. Leclerc. Enfin, il ressort des réponses du groupe Carrefour au cours de l’instruction que, concernant la fixation des prix dans ses hypermarchés de l’agglomération troyenne, « [l]es prix pratiqués tiennent compte des prix de la concurrence pour être le plus pertinent. Pour les deux hypermarchés Carrefour de l'agglomération troyenne, les prix tiennent compte de ceux pratiqués au sein des magasins Leclerc de Saint Parres aux Tertres et Géant Casino de Barberey Saint Sulpice ».

116.               En  deuxième  lieu,  à  titre  de  comparaison,  il  ressort  de  l’instruction  que l’hypermarché

E. Leclerc réalise plus de 30 % de son chiffre d’affaires avec des produits hors quotidien, catégorie encore plus restrictive que la catégorie du non-alimentaire, en ce qu’elle n’inclut pas certains produits non-alimentaires. Par ailleurs, la répartition des linéaires au sol dans l’hypermarché E. Leclerc se fait de la façon suivante : [40-50] % pour le non-alimentaire et [40- 50] % pour l’alimentaire, le reste étant pour le saisonnier78. Ainsi, environ […] m², sont consacrés aux produits non-alimentaires, surface supérieure à l’intégralité du point de vente ITM Super de Saint-Julien-les-Villas.

117.               Toujours à titre de comparaison, alors que le magasin ITM Super de Saint-Julien-les-Villas propose environ 28 000 références dont 8 000 en non-alimentaire, ce qui le rapproche de l’offre présente dans  les  supermarchés  de la zone,  les  hypermarchés  Carrefour,  Géant  Casino  et

E. Leclerc disposent tous d’une offre complète à la fois en produits alimentaires et non- alimentaires79. L’hypermarché E. Leclerc propose ainsi plus de 60 000 références, dont environ [30 000-40 000] en non-alimentaire, tandis que les hypermarchés Carrefour en proposent plus de 70 000.

118.               Au regard de ces éléments, l’Autorité considère que l’ITM Super de Saint-Julien-les-Villas ne dispose pas d’une offre d’hypermarché.

119.               En troisième lieu, cette analyse est confortée par les résultats des sondages réalisés auprès des consommateurs du magasin Géant Casino et de l’hypermarché E. Leclerc de Saint-Parres-aux- Tertres.

120.               Ainsi, dans l’éventualité où le magasin Géant Casino augmenterait les prix des produits du quotidien de 10 %, 64,5 % des consommateurs choisiraient de continuer à fréquenter ce point de vente tandis que 10,1 % d’entre eux se reporteraient vers l’un des deux hypermarchés Carrefour et 10,2 % vers le point de vente E. Leclerc, moins de 2 % se reportant vers le magasin ITM Super de Saint-Julien-les-Villas80.

121.               Si ce constat de faible report peut être tempéré par l’éloignement entre le point de vente cible et ce point de vente ITM Super, les résultats du sondage opéré auprès des consommateurs de l’hypermarché E. Leclerc conduisent à un constat similaire.

122.               Ainsi, si l’hypermarché E. Leclerc choisissait d’augmenter les prix des produits du quotidien de 10 %, 39,9 % des consommateurs choisiraient de continuer à fréquenter ce point de vente, 21,8 % d’entre eux se reporteraient vers l’un des deux hypermarchés Carrefour, tandis que seuls 4,7 % se reporteraient vers le magasin ITM Super de Saint-Julien-les-Villas. Si seulement 1,7 % des répondants ont indiqué se reporter vers le magasin Géant Casino, ce dernier est néanmoins

 

considéré comme un hypermarché, compte-tenu des arguments développés aux paragraphes 133 et suivants81.

123.               Il ressort donc de ces deux sondages que les consommateurs ne considèrent pas le magasin ITM Super de Saint-Julien-les-Villas comme une alternative aux hypermarchés, mais plutôt comme un supermarché.

124.               L’ensemble de ces éléments conduisent l’Autorité à considérer que malgré sa surface de vente supérieure à 2 500 m², le magasin ITM Super de Saint-Julien-les-Villas doit être considéré comme un supermarché pour les besoins de l’analyse concurrentielle.

 Le magasin Inter mar ché Super de Cr eney-pr ès-Tr oyes

125.               Les parties notifiantes mentionnent la présence d’un point de vente sous enseigne ITM Super, situé à Creney-près-Troyes, ayant obtenu fin novembre 2019 une autorisation d’extension délivrée par la Commission départementale d'aménagement commercial (ci-après « CDAC ») permettant de faire passer sa surface de vente de 2 000 m² à 2 790 m². Elles estiment ainsi qu’au regard de sa future surface, ce point de vente doit être considéré comme un magasin de type hypermarché.

126.               Concernant la surface à prendre en considération, la pratique décisionnelle de l’Autorité considère que la concurrence potentielle exercée par un point de vente concurrent, n’existant qu’au stade de projet au jour de l’examen de l’opération, ne peut être prise en compte dans l’analyse concurrentielle qu’à la condition que son ouverture soit suffisamment certaine et rapide pour contrecarrer l’éventuel exercice d’un pouvoir de marché par la nouvelle entité.

127.               En matière de distribution alimentaire, ces conditions sont considérées comme réunies lorsque les projets concernés bénéficient d’une autorisation délivrée par la CDAC et que l’ouverture des magasins doit intervenir à une échéance suffisamment proche. Plus précisément, les ouvertures prévues à échéance d’une année, ayant reçu les autorisations nécessaires et purgées de toute possibilité de recours, ont été considérées par la pratique décisionnelle comme suffisamment certaines et proches82.

128.               En l’espèce, au vu des critères qui viennent d’être rappelés, l’Autorité a pris en compte cette extension dans son analyse concurrentielle, l’extension devant être mise en œuvre à courte échéance.

129.               Dans la mesure où la surface de ce magasin ITM Super est également supérieure au seuil habituellement retenu par la pratique, l’instruction s’est attachée à déterminer s’il constituait bien un format hypermarché.

130.               Il a été confirmé lors de la séance devant l’Autorité que le point de vente ITM Super de Creney- près-Troyes disposerait d’une surface inférieure à celle du point de vente ITM Super de Saint- Julien-les-Villas, tout en conservant un assortiment similaire constitué à 95 % de produits alimentaires.

131.               Dès lors, le raisonnement développé au sujet du magasin ITM Super de Saint-Julien-les-Villas est transposable au magasin ITM Super de Creney-près-Troyes.

132.               L’ensemble de ces éléments conduisent l’Autorité à considérer que malgré sa surface de vente qui sera supérieure à 2 500 m², le magasin ITM Super de Creney-près-Troyes doit être considéré comme un supermarché pour les besoins de l’analyse concurrentielle.

 Le magasin Géant Casino

133.               Les parties notifiantes considèrent que si les magasins ITM Super de Creney-près-Troyes et Saint-Julien-les-Villas devaient être requalifiés en supermarché, le magasin cible, réalisant un chiffre d’affaires inférieur à celui du magasin ITM de Saint-Julien-les-Villas, devrait également l’être.

 

134.               Concernant le magasin Géant Casino, celui-ci est en difficulté financière, comme l’atteste son chiffre d’affaires et les déclarations faites par l’ensemble des acteurs au cours de l’instruction. Par ailleurs le chiffre d’affaires réalisé n’est pas un critère pour déterminer le format d’un point de vente. Comme il a été rappelé aux paragraphes 50 et 107 de la présente décision, les éléments permettant d’analyser la catégorie dans laquelle se situe un point de vente sont principalement la diversité de l’offre, la profondeur de gamme, l’accessibilité ou encore les services rendus.

 

135.               En l’espèce, le magasin Géant Casino remplit l’ensemble de ces critères. Par ailleurs, s’il ressort des sondages qu’actuellement il n’exerce pas une pression concurrentielle forte sur ses concurrents, et notamment sur l’hypermarché E. Leclerc, il possède toutefois une forte capacité concurrentielle en raison de sa surface et de sa localisation. À cet égard, le magasin Géant Casino doit être inclus dans le marché des hypermarchés.

136.               Ainsi, l’Autorité considère qu’il y a trois enseignes sur le marché des hypermarchés dans l’agglomération troyenne : E. Leclerc, Carrefour et Casino.

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Parts de marché de la nouvelle entité

137.               S’agissant du marché comprenant les supermarchés et les formes de commerce équivalentes (hypermarchés, hard discount et magasins populaires), il ressort des paragraphes précédents que la part de marché de la nouvelle entité sera de [30-40] % en surface et d’au plus [30-40] % en termes de chiffre d’affaires. Ce niveau de part de marché est bien inférieur au seuil de 50 % au-dessus duquel la pratique décisionnelle présume l’existence d’un pouvoir de marché important83. En outre, la nouvelle entité restera confrontée notamment à la concurrence des enseignes Carrefour, ITM, Lidl, Casino, Leader Price et Système U.

138.               S’agissant du marché comprenant uniquement les hypermarchés, la part de marché de la nouvelle entité sera de [40-50] % en chiffre d’affaires et de [50-60] % en surfaces. En outre, l’opération entraînant la création d’un duopole, la nouvelle entité ne sera plus confrontée dans la zone qu’à la concurrence des deux hypermarchés de la seule enseigne Carrefour qui détiendra [50-60] % de part de marché en chiffre d’affaires et [40-50] % en surfaces.

2.          LES EFFETS SUR LA DIVERSITÉ DE L’OFFRE

139.               La disparition de l’une des trois enseignes d’hypermarché entraîne une réduction mécanique de la diversité de l’offre. Après l’opération, les deux points de vente hypermarché E. Leclerc de la zone seront détenus par les mêmes parties, ce qui aura pour effet d’harmoniser les produits commercialisés et les politiques commerciales du point de vente cible avec ceux proposés dans le magasin E. Leclerc de Saint-Parres-aux-Tertres.

140.               En effet, les produits auxquels les magasins Casino ont accès par le biais de leur centrale d’achat diffèrent de ceux commercialisés par l’enseigne E. Leclerc. Ainsi l’enseigne Géant Casino axe sa stratégie commerciale vers des produits frais et bio en alimentaire et des « belles MDD et de beaux assortiments » pour reprendre les termes du gérant de l’hypermarché E. Leclerc lors de son audition.

141.               En outre, le Géant Casino commercialise [confidentiel] références MDD, et l’enseigne disparaissant du marché pertinent, ce sont autant de produits qui ne seront plus proposés aux consommateurs sur ce marché.

142.               Ainsi, à l’issue de l’opération, le duopole entraînera une réduction de la diversité de l’offre pour le consommateur, par la disparition d’une enseigne dans la zone.

3.          LES BARRIÈRES À L’ENTRÉE

143.               D’après le point 601 des lignes directrices de l’Autorité, « [p]our apprécier les effets d’une concentration sur un marché, l’Autorité identifie les sources de concurrence potentielle, susceptibles de discipliner le comportement concurrentiel de la nouvelle entité. En effet, lorsque l’entrée sur un marché est relativement aisée, il est peu probable qu’une concentration soulève d’importants problèmes de concurrence. L’existence ou non de barrières à l’entrée sur le marché en cause est donc un facteur important de l’analyse. Il convient toutefois de s’assurer que ces entrées sont possibles dans des délais raisonnables et sur une échelle suffisante pour exercer une réelle contrainte.». Ces barrières à l’entrée peuvent prendre diverses formes84.

144.               Les parties notifiantes estiment dans leurs observations au rapport de l’Autorité qu’il n’existe pas de barrières à l’entrée dans le marché local de Troyes, citant plusieurs opérations de création et d’agrandissement de magasins ayant eu lieu au cours des dernières années.

145.               Or, il ressort de l’instruction que la zone de Troyes présente un particularisme local se traduisant par une forte limitation des agrandissements et des créations de nouvelles surfaces immobilières commerciales. Le cabinet AID Observatoire a réalisé, en janvier 2017, un diagnostic du territoire de Troyes Champagne Métropole, constatant une forte densité des surfaces commerciales dans l’agglomération troyenne. Cette « saturation », se traduisant par un pourcentage de 27 % de grandes et moyennes surfaces de plus comparé aux agglomérations de dimension équivalente (35 % si on tient compte seulement des surfaces alimentaires), alors que dans le même temps la zone offrirait peu de perspectives de développement commercial (stagnation des dépenses de consommations au cours des dernières années), a incité les élus locaux à prendre des mesures afin d’instaurer des limites aux créations et extensions de grandes et moyennes surfaces.

146.               C’est dans ce contexte que les élus de Troyes Champagne ont adopté en mars 2019 une Charte de Développement Commercial, à l’échelle de l’agglomération afin de réguler la construction de surfaces immobilières commerciales. Parmi les principes retenus figure la limitation des

« autorisations de projets de création ou d’extension de grandes et moyennes surfaces et d’ensembles commerciaux dans les pôles existants à des projets non concurrentiels pour le tissu commercial actuel et apportant une réelle valeur ajoutée pour la clientèle »85.

147.               Ainsi, dans les zones commerciales de l’agglomération troyenne, la Charte indique qu’il est non seulement interdit  de créer des  nouvelles  surfaces  alimentaires,  le plus souvent  de plus  de 1 000 m², mais également que les agrandissements de surfaces existantes sont autorisés seulement lorsqu’ils sont nécessaires à la modernisation des commerces existants (dans la limite de 10 % de la surface de plancher)86.

148.               Par ailleurs, la Charte mentionne également l’interdiction de développer de nouvelles zones commerciales de périphérie ou des commerces isolés qui voudraient s’implanter en captant les flux routiers87.

149.               Selon les observations des parties, cette Charte n’a pas été suivie d’effets en dépit de son adoption. Pourtant, si ce document ne présente pas un caractère directement opposable, ses objectifs, qui traduisent la stratégie retenue par les élus en matière d’aménagement du territoire, ont été déclinés dans les orientations du Schéma de Cohérence Territoriale (SCOT), qui s’impose à tout le département de l’Aube88.

150.               Le SCOT89 indique ainsi que, « [l]a rédaction du DAAC est issue directement de la Charte de développement commercial adoptée par Troyes Champagne Métropole à son échelle », et se présente notamment sous la forme de fiches déclinant les orientations et objectifs en matières de commerce. Ainsi, pour la commune de Barberey-Saint-Sulpice, d’une part, l’agrandissement pour modernisation des surfaces existantes « est permis à foncier constant, dans la mesure où la nouvelle surface de plancher ne dépasse pas de plus de 10 % celle qui existe à la date d’approbation du SCOT » et d’autre part, il convient d’« [é]viter les nouvelles surfaces de vente alimentaires de plus de 1000 m² (pas de nouveaux supermarchés souhaités). Les surfaces de vente alimentaires entre 300 et 1000 m² devront répondre à un besoin identifié avéré et ne devront pas remettre en cause la vitalité des centralités » 90.

151.               L’approbation du SCOT étant intervenue début 2020, et entré en vigueur le 29 juillet 2020, les demandes d’agrandissements ou d’implantations citées par les parties dans leurs observations sont antérieures à cette date.

152.               Ainsi, contrairement à ce que soutiennent les parties, il existe bien d’importantes limitations concernant la construction de surfaces immobilières commerciales dans l’agglomération troyenne.

153.               Ce particularisme local de l’agglomération troyenne accentue ainsi les conséquences liées au renforcement de la position de la nouvelle entité sur le marché et à la structure d’offre en duopole au niveau des hypermarchés, les barrières à l’entrée étant de nature à éliminer toute concurrence potentielle.

154.               Considérant la part de marché de la nouvelle entité sur le marché pertinent des hypermarchés, du passage de trois enseignes à deux enseignes qu’entraine l’opération envisagée, et de l’existence de fortes barrières à l’entrée, l’Autorité a analysé les effets unilatéraux et coordonnés qui pourraient résulter de l’opération de concentration envisagée.

4.          L’INCITATION À AUGMENTER LES PRIX DE LA NOUVELLE ENTITÉ

155.               Les parties notifiantes soutiennent qu’elles n’auront aucune incitation à augmenter les prix de vente aux consommateurs dans le point de vente cible ainsi que dans l’actuel hypermarché

E. Leclerc de Saint-Parres-aux-Tertres, détenu par M. Le Hen une fois la concentration réalisée.

156.               Pour apprécier les effets unilatéraux, l’Autorité a examiné les incitations à la hausse des prix dans l’hypermarché cible et dans l’hypermarché E. Leclerc (ci-après « les  magasins  concernés »), notamment au moyen des indices GUPPI. Ces indices proposent une évaluation quantitative du risque de hausse de prix : plus la proximité concurrentielle entre les magasins participant à l’opération est forte (i.e., plus le ratio de diversion est important), plus l’indicateur GUPPI est élevé et plus le risque de hausse de prix est important. Inversement, des gains d’efficience importants générés par l’opération sous la forme de baisses des coûts d’un des deux magasins diminuent le risque de hausse de prix indiqué par le GUPPI. Selon les lignes directrices de l’Autorité et sa pratique décisionnelle, lorsque l’indice GUPPI est supérieur à    5 %, l’opération est susceptible de générer des effets importants91.

157.               Au cas d’espèce, les hypermarchés vendant à la fois des produits du quotidien et des produits hors quotidien, l’ampleur du risque d’une hausse des prix des produits du quotidien dépend d’une part des ratios de diversion entre les deux magasins sur les produits du quotidien, mais aussi des reports sur les produits hors quotidien. En effet, si l’un des deux magasins augmente ses prix des produits du quotidien, le ratio de diversion pertinent pour appréhender le risque de hausse de prix doit comprendre à la fois les produits du quotidien et les produits hors quotidien, étant relevé que dans une telle hypothèse, un consommateur peut par exemple choisir d’effectuer ses achats de produits du quotidien dans l’autre magasin mais aussi ses achats de produits hors quotidien. Ce report des achats de produits hors quotidien accroît le risque de hausse de prix dû à l’opération sur les produits du quotidien, accroissement qui se reflète au travers d’indices GUPPI dits « multi-produits ».

158.               Pour formuler l’indice GUPPI multi-produit résultant d’une opération de concentration impliquant deux entreprises, 1 et 2, considérons ainsi que chacune de ces entreprises vend deux types de produits complémentaires, A et B; l’entreprise 1 vend donc les produits A1 et B1 et l’entreprise 2 les produits A2 et B2. Lorsque l’entreprise 1 augmente le prix du produit A1, les consommateurs reportent une partie de leurs achats du produit A1 sur le produit A2 de l’entreprise 2. Mais du fait de la complémentarité entre les produits de type A et B, ces mêmes consommateurs augmenteront également leurs achats du produit B2 lorsqu’ils reporteront une partie de leurs achats du produit A1 vers le produit A2. Pour cette raison, l’indice GUPPI multi- produit se décompose en deux termes92:

Capture 2.PNG159.              

Capture 7.PNG

Le premier terme, RDA1→A2.  mA2.


A1, correspond à l’indice GUPPI mono-produit et mesure la pression à la hausse sur les prix du produit A1 due à l’augmentation de la consommation des produits A2 liée au report des produits A1 vers ces produits A2. Ce terme correspond au profit réalisé sur les ventes supplémentaires du produit A2, rapporté au nombre d’unités perdues du produit A1 (produit du ratio de diversion RDA1→A2, de la marge sur le bien A2 et du ratio des prix des produits A1 et de A2).

160.              

Le second terme,Capture 8.PNG

mesure la pression à la hausse sur les prix du produit A1 due à l’augmentation de la consommation des produits B2 liée au report des produits A1  vers

les produits B2. Ce terme correspond au profit réalisé sur les ventes supplémentaires du produit B2, rapporté au nombre d’unités perdues du produit A1 (produit du ratio de diversion RDA1→B2, de la marge sur le bien B2 et du ratio des prix des produits A1 et B2). Selon cet indicateur, la vente de produits complémentaires renforce donc les incitations à la hausse des prix générées par l’opération de concentration.

161.               Les ratios de diversion sur les produits du quotidien et sur les produits hors quotidien ont été évalués au travers des sondages décrits supra94. L’évaluation de ces ratios de diversion nécessite d’estimer, d’une part, les ventes perdues dans le magasin augmentant ses prix et, d’autre part, les ventes reportées sur l’autre magasin concerné. Les ventes perdues dans le magasin augmentant ses prix ont été estimées par l’Autorité comme par les parties  notifiantes à l’aide de la question du sondage demandant aux sondés de préciser de combien ils réduiraient leurs dépenses en cas de hausse de prix dans le magasin visité. L’Autorité et les parties notifiantes ont en revanche estimé les ventes reportées sur l’autre magasin concerné selon des méthodes différentes.

162.               L’Autorité s’est appuyée sur les réponses à une question demandant aux sondés les montants qu’ils reporteraient sur l’autre magasin concerné. Les parties notifiantes ont quant à elles relevé que les sondés ont eu tendance à rapporter des montants de reports élevés vers l’autre magasin concerné quand bien même ils avaient indiqué un autre magasin comme étant leur point de vente alternatif principal, suggérant ainsi que les reports pourraient être surestimés. En raison de ce biais supposé, et pour tenir compte du nombre de magasins alternatifs choisis par les répondants, les parties notifiantes divisent les montants de reports par le nombre de magasins choisis par chacun des répondants. Cette méthode est cependant également susceptible de générer des biais en accordant le même poids aux magasins alternatifs de second, troisième, voire quatrième ou cinquième choix qu’au magasin alternatif principal. Quoi qu’il en soit, cette divergence d’approche entre les parties notifiantes et l’Autorité ne modifie pas les conclusions de l’analyse exposées ci-dessous.

163.               Le niveau de marge des magasins concernés, qui intervient également dans le calcul des indices GUPPI, est estimé à partir des valeurs des ventes et des coûts variables de l’année 2019 fournies par l’acquéreur et la cible, en distinguant les marges sur les produits du quotidien et les produits hors quotidien.

a)   Risque de hausse de prix de l’ex-hyper mar ché Géant Casino/futur hyper mar ché E. Lecler c

164.               Le ratio de diversion de l’hypermarché Géant Casino vers l’hypermarché E. Leclerc calculé au travers des réponses au sondage réalisé dans l’hypermarché Géant Casino est relativement important, entre [30-40] et [30-40] % selon le mode de calcul, conduisant à des indices GUPPI compris entre [5-10 %], soit un niveau supérieur au seuil de 5 % évoqué par les lignes directrices.

165.               En revanche, les parties notifiantes soulignent que l’opération devrait permettre de diminuer de façon très significative les coûts d’achat du magasin Géant Casino, en tout cas pour les produits du  quotidien,  en  lui  permettant  de  bénéficier  des  coûts  d’achats  inférieurs  du    magasin

E. Leclerc. Pour quantifier cette baisse des coûts, les parties notifiantes déduisent des indices de prix Nielsen et des marges sur coûts variables des deux magasins pour les produits du quotidien la différence entre les coûts variables des deux magasins sur ces produits95. Les indices de prix et les marges de l’année 2019 conduisent ainsi à estimer, en suivant cette méthodologie, que les gains d’efficience sur l’achat de produits du quotidien pourraient être de [10-20] % (selon l’indice de prix utilisé), soit des gains suffisants pour compenser les incitations à la hausse des prix suggérées par les indices GUPPI multi-produits.

166.               omme le notent les parties notifiantes, ces gains d’efficience sont tels que les prix des produits du quotidien dans le magasin cible devraient diminuer postérieurement à l’opération96.

167.               L’Autorité constate que, d’une part, que la hausse des prix dans le magasin Géant Casino, qui explique les gains d’efficience élevés que générerait l’opération notifiée, date, pour l’essentiel, de 2018, d’autre part, que les éléments produits ne permettent pas de vérifier si les coûts actuellement supérieurs de l’hypermarché Géant Casino par rapport à l’hypermarché E. Leclerc proviennent de coûts d’achats supérieurs de la centrale Casino ou s’ils proviennent de prix d’achats élevés du magasin auprès de la centrale Casino avec, dans ce cas, une marge consolidée du groupe Casino sur le magasin Géant Casino bien supérieure à celle produite par les parties, qui ne concerne que la marge du magasin (ou d’une combinaison de ces deux facteurs). Sur ce dernier point, les parties notifiantes ont indiqué, sans autre précision, qu’il leur a été confirmé par l’intermédiaire de l’avocat du groupe Casino que « les centrales [d’achat] de Casino ne sont pas des centres de profit et conservent la seule marge nécessaire à leurs coûts de structure. Cela signifie que les coûts d’achats supérieurs du Géant Casino résultent simplement des coûts d’achat supérieurs des centrales d’achat de Casino »97.

168.               Au final, du fait de la réduction des coûts d’achat du magasin que devrait entraîner le passage sous enseigne E. Leclerc de la cible, et dans la mesure où il est fait abstraction d’éventuels effets coordonnés (cf. infra), il apparaît vraisemblable que les prix baissent dans le magasin cible par rapport à ceux observés avant l’opération. Il existe cependant un risque d’effet unilatéral, la situation contrefactuelle (i.e., en l’absence de l’opération) impliquant vraisemblablement également une baisse des prix, soit en raison d’une reprise de la cible par un autre repreneur, soit parce que la cible changerait sa politique commerciale/tarifaire (cf. paragraphe 102 supra).

b)  Risque de hausse de prix de l’actuel hyper marché E. Lecler c

Les résultats tirés du ratio de diversion de l’actuel hypermarché E. Leclerc vers l’hypermarché Géant Casino

169.               Sur ce point, les parties notifiantes estiment que, dès lors que le ratio de diversion du magasin

E. Leclerc vers l’actuel hypermarché Géant Casino est faible, le risque de hausse de prix est lui- même très limité. Les ratios de diversion sont estimés entre [0-5] et [0-5]°% selon le mode de calcul, conduisant à des indices GUPPI compris entre [0-5] %, soit un niveau très inférieur au seuil de 5 % habituellement retenu.

Les limites de cette analyse

170.               Cependant, plusieurs facteurs viennent obérer de façon très significative la portée de ce résultat.

171.               Premièrement, les parties notifiantes estiment elles-mêmes que « les magasins Leclerc de Monsieur Le Hen ne vont pas bénéficier de gains d’efficience suite à l’opération »98. Dès lors, le fait que l’indice GUPPI soit inférieur au seuil de 5 % ne permet pas nécessairement de considérer qu’il n’y aura pas de hausse de prix – même si, en revanche, l’ampleur de cette hausse de prix sera vraisemblablement limitée. Cette réserve est d’autant plus légitime que dans le cadre d’un examen de l’opération en phase II, les gains d’efficience éventuels générés par l’opération pour l’hypermarché E. Leclerc, s’ils existaient, auraient pu être mis en évidence par les parties notifiantes, fut-ce de manière qualitative.

172.               Deuxièmement, comme indiqué au paragraphe 61 supra, l’échantillon des sondés, dans le magasin Géant Casino comme dans le magasin E. Leclerc, sous-estime l’importance des dépenses en produits hors quotidien, ce qui limite l’utilité du sondage à cet égard. En effet, d’après le sondage, les dépenses en produits hors quotidien ne représentent que [5-10] % des dépenses totales des sondés du magasin E. Leclerc, alors qu’elles représentent plus de 30 % du chiffre d’affaires de l’hypermarché E. Leclerc. Cependant, il est délicat de corriger cette sous- estimation des dépenses en produits hors quotidien par une surpondération des reports en produits hors quotidien. En effet, comme le rappellent les parties notifiantes dans leur note en délibéré, les produits hors-quotidien sont d’une très grande diversité et peuvent être achetés auprès d’acheteurs très différents ; les choix des magasins de report peuvent alors être différents selon les produits hors quotidien envisagés. De ce fait, il n’est pas certain que les reports des dépenses en produits hors quotidien qui n’ont pas été couvertes par le sondage effectué dans l’hypermarché E. Leclerc s’effectuent dans les mêmes magasins que celles couvertes par ce même sondage.

173.               Troisièmement, une fois le magasin Géant Casino transformé en E. Leclerc, les ratios de diversion de l’actuel hypermarché E. Leclerc vers ce magasin seront vraisemblablement supérieurs à ceux estimés, avec pour conséquence d’accroître le risque de hausse de prix. En effet, la plus grande efficience du magasin Géant Casino une fois transformé en magasin

E. Leclerc devrait naturellement se traduire par une plus grande attractivité de ce magasin. Les consommateurs déjà clients de l’enseigne E. Leclerc, ayant donc une préférence pour celle-ci, auront d’autant plus tendance à reporter leurs achats vers le nouveau Leclerc. Les projections de chiffre d’affaires communiquées par les parties notifiantes pour l’actuel hypermarché Géant Casino transformé en E. Leclerc font ainsi état d’un doublement du chiffre d’affaires de ce magasin, d’autant plus remarquable si l’opération est censée entraîner une diminution des prix de ce magasin. Il faut noter que cette plus grande propension à reporter les achats vers l’hypermarché de Barberey se réaliserait également, mais sans doute à un degré moindre, dans l’hypothèse d’une acquisition du magasin par une autre enseigne que E. Leclerc ou d’une modification de la politique commerciale de Géant Casino.

174.               Pour apprécier l’importance de ce « nouveau » ratio de diversion de l’actuel hypermarché

E. Leclerc vers le « nouvel » hypermarché E. Leclerc, il peut être souligné que le ratio de diversion de l’actuel Géant Casino vers le magasin E. Leclerc, est estimé à [30-40] % (et à [30- 40] % par les parties). Or, le ratio de diversion de l’actuel magasin E. Leclerc vers le nouveau magasin E. Leclerc (ex- Géant Casino) pourrait, toutes choses égales par ailleurs, être supérieur à ce niveau, puisqu’il s’agira de ratios de diversion entre des magasins plus ou moins identiques (i.e., de même enseigne, de surface comparable et gérés par la même entité) et non plus entre enseignes différentes et présentant des politiques tarifaires et des référencements distincts. En retenant, à titre illustratif, un ratio de diversion de [30-40] %, l’indice GUPPI mono-produit du magasin E. Leclerc actuel vers le nouveau magasin E. Leclerc est de 7,6°%99.

 

175.               Les réponses au sondage effectué dans l’actuel hypermarché E. Leclerc peuvent également être utilisées pour évaluer le niveau possible du « nouveau » ratio de diversion. Dans un premier temps, il peut être considéré que les sondés de l’actuel hypermarché E. Leclerc habitant plus près du nouvel hypermarché E. Leclerc (ex-Géant Casino), soit 131 répondants sur 557, feront vraisemblablement leurs achats dans le nouveau magasin E. Leclerc. Ils cesseront donc d’être clients de l’actuel magasin E. Leclerc et sont donc retirés du sondage réalisé dans le   magasin

E. Leclerc. Dans un second temps, une fois ces répondants retirés du sondage, il peut être considéré que si l’actuel  hypermarché E. Leclerc  augmente ses prix, les consommateurs    du

E. Leclerc actuel restant dans l’échantillon du sondage réalisé dans l’hypermarché E. Leclerc, qui avaient déclaré cesser d’effectuer leurs achats dans cet hypermarché s’il augmentait ses prix et pour lesquels le nouvel hypermarché E. Leclerc sera plus proche que le magasin de report qu’ils ont mentionné lors du sondage, vont vraisemblablement se reporter vers le nouveau magasin E. Leclerc. Un nouveau ratio de diversion de [20-30] % est alors obtenu100, conduisant à un indice GUPPI « mono-produit » de 6,1 %, soit un niveau supérieur au seuil de 5 % précédemment évoqué101.

176.               Les parties notifiantes remettent en cause cette analyse au moyen de trois arguments102. Elles soulignent ainsi le caractère inédit d’une analyse des ratios de diversion et de GUPPI postérieurs au changement d’enseigne du magasin cible. Elles considèrent également que le calcul proposé fait de la distance le seul ou principal déterminant de choix des magasins, ce qui serait contradictoire avec les résultats du sondage. Elles relèvent enfin l’imprécision des données de localisation utilisées, l’exclusion des données imprécises conduisant à des GUPPI très inférieurs à ceux calculés par l’Autorité.

177.               Cependant, comme le montre l’annexe à cette décision, les parties notifiantes n’ont pas démontré que les données de sondage combinées aux données de distance sont dépourvues de pertinence  pour  appréhender  le  ratio  de  diversion  potentiel  entre  l’actuel     hypermarché

E. Leclerc et le nouveau magasin E. Leclerc qui remplacera l’actuel hypermarché Géant Casino ou que les résultats qui en découlent manquent de robustesse.

 

178.               Il est vrai que le calcul proposé ne tient pas compte des réactions des magasins concurrents à l’attractivité accrue du magasin Géant Casino une fois le changement d’enseigne effectué. Cependant, ce calcul, qui permet d’intégrer à l’analyse les conséquences du changement d’enseigne de la cible, prend également en compte les réallocations des consommateurs entre les deux hypermarchés E. Leclerc et doit se lire en complément des autres éléments témoignant de l’attractivité de l’enseigne E. Leclerc (et donc de la hausse du ratio de diversion postérieurement à ce changement d’enseigne). Il demeure ainsi utile pour apprécier les effets de l’opération.

179.               De même, contrairement à ce qu’avancent les parties, le calcul retenu par l’Autorité ne repose pas uniquement sur des données de distance puisqu’il n’étudie que les choix de consommateurs qui ont déjà choisi un magasin (en l’occurrence, l’hypermarché E. Leclerc).

180.               Enfin, s’agissant de l’imprécision des données de distance utilisées, d’une part, l’ampleur de l’imprécision des données de distance est incertaine, d’autre part, la correction préconisée par les parties notifiantes entraîne des biais significatifs et, enfin, des méthodes alternatives pour pallier l’imprécision des mesures de distance confirment que le ratio de diversion issu des données de sondage et de distance pourra être suffisamment élevé pour entraîner un risque de hausse de prix de l’actuel hypermarché E. Leclerc.

181.               En tout état de cause, cette analyse des données de sondage couplée aux données de distance des répondants aux différents magasins ne vient qu’en complément des autres indices, mentionnés supra, qui tendent déjà à indiquer que le ratio de diversion de l’actuel hypermarché

E. Leclerc vers le nouvel hypermarché E. Leclerc va très fortement augmenter. Ces indices incluent la forte hausse des ventes attendue du nouvel hypermarché E. Leclerc, sa proximité concurrentielle avec l’actuel hypermarché E. Leclerc et le pouvoir d’attraction de cette enseigne, dont témoignent les ratios de diversion élevés des consommateurs de l’actuel hypermarché Géant Casino vers l’actuel hypermarché E. Leclerc.

182.               Au vu de ces éléments, qui ne sont pas contredits mais confortés par l’analyse des données de sondage, l’Autorité estime donc qu’il est très probable que le ratio de diversion de l’actuel hypermarché E. Leclerc de Saint-Parres-aux-Tertres vers le nouvel hypermarché E. Leclerc de Barberey-Saint-Sulpice soit très significativement supérieur au ratio de diversion de l’actuel hypermarché E. Leclerc de Saint-Parres-aux-Tertres vers l’actuel hypermarché Géant Casino et suffisamment élevé pour qu’il y ait un risque de hausse de prix de l’actuel hypermarché

E. Leclerc de Saint-Parres-aux-Tertres, étant rappelé que les parties notifiantes ont elles-mêmes écarté tout gain d’efficience dans l’hypermarché E. Leclerc de Saint-Parres-aux-Tertres.

La règle de prix bas du mouvement E. Leclerc

183.               Les parties notifiantes mettent en avant la politique de prix bas de l’ACDLec, selon laquelle tout adhérent doit avoir un indice exhaustif OPUS inférieur ou égal à 97103, qui rendrait impossible une augmentation des prix pratiqués par les points de vente E. Leclerc de la zone.

184.               Toutefois quand bien même cette politique de prix impose un prix maximum, elle n’est cependant pas de nature à empêcher l’actuel hypermarché Leclerc d’élever ses prix. En effet, selon les parties notifiantes, l’indice OPUS de l’hypermarché E. Leclerc de Saint-Parres-aux- Tertres était entre janvier 2019 et mars 2020 entre [confidentiel] et [confidentiel] selon le mois du relevé104, soit un niveau inférieur au seuil de 97. En d’autres termes, l’actuel  hypermarché

E. Leclerc dispose de la possibilité d’augmenter les prix sans pour autant contrevenir à la politique de prix bas de l’ACDLec. De plus, il n’existe aucune garantie sur la pérennité de cette règle ou de son application : les magasins actuellement sous enseigne Leclerc pourraient opter pour une autre enseigne et l’ACDLec pourrait quant à elle décider de modifier sa règle, particulièrement pour les zones de chalandise sur lesquelles les magasins de cette enseigne détiennent un pouvoir de marché. Par ailleurs, la méthode de calcul de cet indice ne prend pas en compte l’ensemble des références dans le magasin. L’indice exhaustif OPUS est en effet calculé à partir de relevés de prix sur un peu plus de 30 000 références105, à comparer avec le nombre total de plus de 60 000 références vendues dans l’hypermarché E. Leclerc de Saint-Parres-aux-Tertres106. Les magasins sous enseigne E. Leclerc n’étant limités dans la fixation de leurs prix que pour les produits ayant permis de construire l’indice, le prix des autres produits peuvent être augmentés en l’absence d’incitation à conserver des prix bas. Enfin l’indice OPUS ne prend pas non plus en compte les ventes ou le prix absolu de chaque produit dont le prix est relevé : un magasin pourrait donc profiter d’une réduction de la concurrence pour pratiquer des prix élevés sur les produits les plus vendus ou les plus onéreux et, pour respecter la règle de l’indice OPUS, compenser ces prix élevés par des prix inférieurs sur les produits moins vendus ou les moins onéreux.

185.               Ainsi, la politique de prix bas de l’ACDLec, selon laquelle tout adhérent doit avoir un indice exhaustif OPUS inférieur ou égal à 97, n’est pas de nature à empêcher des augmentations de prix.

c)   Conclusion sur les effets unilatér aux

186.               Du fait de la réduction des coûts d’achat que devrait entraîner le passage sous enseigne

E. Leclerc de la cible, l’opération devrait entraîner une baisse des prix des produits du magasin Géant Casino/ futur magasin E. Leclerc par rapport aux prix observés avant l’opération (s’il est fait abstraction du risque d’effets coordonnés, cf. infra). Il y a cependant un risque d’effet unilatéral, car une telle réduction des prix aurait vraisemblablement lieu même en l’absence de l’opération, soit en raison d’une reprise de la cible par un autre repreneur, soit parce que la cible changerait sa politique commerciale. Or, à la différence de l’opération examinée, cette situation contrefactuelle n’entraînerait pas de réduction du nombre d’enseignes d’hypermarchés sur le marché. L’Autorité estime en outre qu’il est très probable que le ratio de diversion de l’actuel hypermarché E. Leclerc de Saint-Parres-aux-Tertres vers le nouvel hypermarché E. Leclerc de Barberey-Saint-Sulpice soit très significativement supérieur au ratio de diversion de l’actuel hypermarché E. Leclerc de Saint-Parres-aux-Tertres vers l’actuel hypermarché Géant Casino et supérieur au ratio de diversion critique entraînant un indice GUPPI multi-produit supérieur à  5 %, de sorte qu’il existe un risque de hausse de prix de l’actuel hypermarché E. Leclerc de Saint-Parres-aux-Tertres. Comme souligné supra, cette dernière analyse ne prend cependant pas en compte les réactions des magasins concurrents à la diminution des prix dans l’hypermarché Casino. Une analyse plus globale, qui passe par l’étude des effets coordonnés, est présentée ci-dessous.

5.           ANALYSE        DES     EFFETS      COORDONNÉS       SUR      LE      MARCHÉ     DES HYPERMARCHÉS

187.               Les lignes directrices de l’Autorité prévoient au paragraphe 737 que « [u]ne concentration peut modifier la nature de la concurrence sur un marché de telle sorte que les entreprises qui, jusque-là, ne coordonnaient pas leur comportement, soient beaucoup plus susceptibles de le faire ou, si elles coordonnaient déjà leurs comportements, puissent le faire plus facilement. On parle alors d’effets coordonnés, de création ou renforcement d’une position dominante collective ou d’un oligopole collusif, l’opération augmentant les incitations et la capacité des entreprises présentes sur le marché à maintenir tacitement un équilibre collusif ».

188.               De tels effets sont possibles lorsque, « sur un marché oligopolistique ou sur un marché fortement concentré, une concentration a pour résultat que, prenant conscience des intérêts communs, chaque membre de l’oligopole concerné considèrerait possible, économiquement rationnel et donc préférable d’adopter durablement une même ligne d’action sur le marché, par exemple dans le but de vendre au-dessus des prix concurrentiels, sans devoir procéder à la conclusion d’un accord ou recourir à une pratique concertée au sens des articles L. 420-1 ou 101 du TFUE et ce sans que les concurrents actuels ou potentiels, ou encore les clients et les consommateurs, puissent réagir de manière effective ».

189.               La pratique décisionnelle107 a ainsi mis en avant trois conditions permettant d’apprécier des effets coordonnés consécutifs à une opération de concentration :

-                    une condition de détection ;

-                    une condition de dissuasion ; et

-                    une condition de non-contestation.

190.               La Cour de justice de l’Union européenne ajoute également qu’il ne suffit pas de vérifier séparément chacune de ces conditions mais qu’il est nécessaire de mettre en évidence un scénario de coordination tacite108.

a)        La condition de détection

191.               Les lignes directrices de l’Autorité prévoient que pour que les entreprises puissent se coordonner efficacement, elles doivent être en mesure de surveiller le comportement du marché sur lequel elles opèrent. Ce dernier doit être suffisamment transparent pour que chacun des membres de l’oligopole collusif puisse : «

-                    Observer la stratégie suivie par ses concurrents ;

-                    Apprécier si un comportement imprévu constitue effectivement une violation de la ligne de conduite commune »109.

192.               Pour apprécier la transparence d’un marché, les lignes directrices de l’Autorité retiennent qu’il est possible de se fonder notamment sur la symétrie des entreprises et l’accès aux données de marché110.

193.               En l’espèce, à l’issue de l’opération, seules deux enseignes seront présentes sur le marché des hypermarchés dans l’agglomération troyenne.

194.               Cette opération devrait avoir pour conséquence une harmonisation de l’offre d’hypermarché entre les magasins Leclerc de Saint Parres aux Tertres et Barberey Saint Sulpice, et partant, une harmonisation de l’offre entre les magasins Carrefour de La Chapelle Saint Luc et Saint André les Vergers.

195.               Ainsi, les deux enseignes disposeront de parts de marché quasiment similaires en surface de vente, et à terme, de parts de marché potentiellement similaires en chiffre d’affaires.

196.               Par ailleurs, les hypermarchés de l’agglomération troyenne réalisent un grand nombre de relevés de prix au sein des autres hypermarchés de la zone. Ainsi, l’hypermarché E. Leclerc de Saint-Parres-aux-Tertres a indiqué relever les prix de l’ensemble des références au sein des hypermarchés Carrefour de l’agglomération troyenne.

197.               De son côté, l’enseigne Carrefour a confirmé que la transparence du marché était telle qu’il n’était pas possible, pour un hypermarché, de réaliser des opérations de promotion commerciale efficace sans que son concurrent ne soit immédiatement au courant. Elle a en outre précisé que si les prix au sein de ses deux hypermarchés étaient pilotés au niveau national, ces derniers étaient ajustés localement en fonction des prix relevés au sein des hypermarchés E. Leclerc et Géant Casino.

198.               Il ressort enfin de l’instruction, que l’enseigne E. Leclerc considère elle-même que la condition de détection est satisfaite « dans la mesure où il est aisé pour un distributeur d’observer les prix de vente des produits commercialisés par ses concurrents »111.

199.               Les enseignes Carrefour et E. Leclerc seront donc en mesure de surveiller efficacement leurs comportements et le comportement du marché que ce soit sur les prix ou sur les politiques de promotion.

200.               La condition de détection est donc remplie.

 

b)        La condition de dissuasion

201.               Les lignes directrices de l’Autorité énoncent que pour qu’une coordination soit stable, les membres de l’oligopole collusif doivent être en mesure de punir sévèrement les éventuelles déviations. Les menaces de représailles doivent être crédibles et suffisamment importantes pour qu’il soit dans l’intérêt de chaque oligopoleur de se conformer à la ligne de conduite commune. L’existence d’un mécanisme punitif crédible est toujours garantie par le simple retour à l’équilibre concurrentiel.

202.               La pression concurrentielle entre deux magasins concurrents est d’autant plus intense qu’ils sont proches géographiquement.

203.               En l’espèce, préalablement à l’opération, l’hypermarché Carrefour de Saint-André-les-Vergers est en concurrence directe avec l’hypermarché sous enseigne E. Leclerc de Saint-Parres-aux- Tertres tandis que l’hypermarché Carrefour de La-Chapelle-Saint-Luc ne subit qu’une pression concurrentielle amoindrie, en raison de la concurrence défaillante exercée par l’hypermarché Géant Casino de Barberey-Saint-Sulpice (cf carte supra).

204.               À l’issue de l’opération, le nouvel hypermarché E. Leclerc de Barberey-Saint-Sulpice et l’hypermarché Carrefour de La-Chapelle-Saint-Luc seront désormais en concurrence directe.

205.               L’enseigne E. Leclerc sera donc en mesure d’exercer une pression concurrentielle importante sur chacun des hypermarchés Carrefour. De même, l’enseigne Carrefour sera également en mesure  d’exercer  une  pression  concurrentielle  importante  sur  chacun  des   hypermarchés

E. Leclerc. Ainsi, en cas de coordination entre ces deux enseignes, E. Leclerc sera en mesure d’exercer une menace de représailles sur chacun des hypermarchés Carrefour par le biais d’un retour à l’équilibre concurrentiel, ce qui n’était pas le cas avant l’opération, tout comme l’enseigne Carrefour.

206.               Ces représailles pourraient intervenir immédiatement à la suite de la déviation constatée, ce qui rend le mécanisme d’autant plus efficace.

207.               Les parties ont ainsi reconnu que la condition de dissuasion était également satisfaite en raison de la présence d’un mécanisme de représailles crédible qui consisterait notamment à baisser fortement les prix à la suite d’une déviation constatée au sein du magasin concurrent.

 

208.               Les parties objectent néanmoins qu’en France, les possibilités de représailles sont très dépendantes des règles de droit, en particulier le droit des pratiques restrictives. Toutefois, le simple retour à un mécanisme de concurrence normal étant de nature à constituer un mécanisme de représailles crédible, l’argument des parties est inopérant.

209.               Les risques de représailles sont donc réels et symétriques entre les deux enseignes. La condition de dissuasion est également satisfaite.

c)         La condition de non-contestation

210.               Les lignes directrices de l’Autorité prévoient que pour que la coordination soit profitable aux entreprises qui y prennent part, elle ne doit pas être perturbée par les autres acteurs présents ou potentiellement présents sur le marché.

S’agissant des concurrents présents sur le marché des hypermarchés

211.               En l’espèce, l’analyse concurrentielle a montré que les enseignes Carrefour et E. Leclerc seraient seules actives sur le marché des hypermarchés. Il n’y a donc aucune concurrence actuelle susceptible de venir contester une coordination tacite de ces deux enseignes.

212.               Les parties soutiennent que le point de vente cible n’exerçait avant l’opération qu’une concurrence très faible sur les autres points de vente de type hypermarché de la zone et qu’à ce titre, l’opération n’entraînerait aucune modification de l’incitation des enseignes E. Leclerc et Carrefour à mettre en place une stratégie de collusion tacite.

213.               Cependant, l’Autorité considère que la simple présence d’un point de vente de 8 210 m² constitue en soi une contrainte concurrentielle permettant de contester une stratégie de coordination tacite entre les enseignes Carrefour et E. Leclerc. Une telle stratégie aboutirait en effet à une hausse des prix au sein des deux enseignes précitées et rendrait de facto le magasin Géant Casino plus compétitif. Ceci d’autant plus qu’ainsi qu’exposé ci-dessus dans le scénario contrefactuel, le magasin Géant Casino exercerait dans le futur une pression concurrentielle plus effective qu’avant l’opération notifiée.

214.               La mise en place d’une telle stratégie aurait également pour effet d’inciter des enseignes d’hypermarché non-présentes dans l’agglomération troyenne à acquérir le magasin cible. En effet, il serait plus facile pour une enseigne tierce de s’implanter dans une zone saturée où les prix seraient artificiellement élevés que dans une zone saturée où la concurrence serait effective.

215.               En cela, la capacité concurrentielle potentielle exercée sur la zone par le point de vente cible est actuellement en mesure de contester le duopole Carrefour – E. Leclerc.

216.               L’opération est donc bien de nature à réduire la concurrence sur ce marché puisqu’elle a pour effet d’éradiquer le pouvoir de contestation exercé par le point de vente cible.

S’agissant des concurrents potentiellement présents sur le marché des hypermarchés

217.               L’Autorité a souligné la présence de fortes barrières à l’entrée sur l’agglomération troyenne rendant très improbable l’arrivée d’un nouvel entrant sur le marché des hypermarchés, que cela soit par la construction d’un nouveau point de vente ou par l’augmentation de surface d’un point de vente déjà existant.

218.               Les parties notifiantes estiment notamment que l’enseigne Lidl serait parfaitement en mesure de contester très efficacement toute stratégie de coordination. Il ressort cependant de l’analyse locale que le simple fait que l’enseigne Lidl pratique des prix bas ne permet pas de conclure que cette enseigne concurrence effectivement les hypermarchés de la zone de Troyes, le sondage réalisé auprès des consommateurs de l’hypermarché E. Leclerc mettant en   évidence que moins de 5 % des consommateurs se reporterait sur ces points de vente en cas d’augmentation des prix de 10 % dans leur magasin habituel.

219.               De la même manière, il a été démontré que les points de vente ITM de la zone, quand bien même disposeraient-ils d’une surface de vente supérieure à 2 500 m², ne disposaient ni d’une offre suffisante ni d’une surface leur permettant de venir concurrencer les quatre points de vente de type hypermarché de la zone. En outre, le gérant du point de vente ITM de Saint-Julien-les- Villas a déclaré en séance que son point de vente avait atteint sa saturation et ne pourrait donc pas absorber une demande supplémentaire issue des hypermarchés. Aussi quand bien même ce point de vente disposerait d’une offre de type hypermarché, il ne serait pas à même de contester l’oligopole formé par les enseignes Carrefour et E. Leclerc.

220.               Il ressort de ces éléments qu’aucune enseigne présente ou entrant potentiel dans la zone ne pourrait contester un comportement coordonné du duopole formé par les enseignes Carrefour et E. Leclerc. Les trois conditions permettant la mise en place d’effets coordonnés sont donc réunies du fait de la réalisation de l’opération.

221.               À cet égard, il est important de rappeler que la politique de prix bas de l’ACDLec, selon laquelle tout adhérent doit avoir un indice exhaustif OPUS inférieur ou égal à 97, n’est pas, comme noté supra, de nature à empêcher des augmentations de prix et donc à empêcher la mise en place d’effets coordonnés.

C.      CONCLUSION DE L’ANALYSE CONCURRENTIELLE

222.               S’agissant des effets unilatéraux, il existe un risque de hausse des prix du magasin Géant Casino par rapport à la situation contrefactuelle : si l’opération entraîne une diminution des coûts d’achat au niveau du magasin, une telle diminution aurait également lieu en l’absence de ladite opération, sans pour autant entraîner une réduction du nombre d’enseignes d’hypermarchés présentes sur le marché. Il existe également un risque de hausse des prix du magasin E. Leclerc, la plus grande attractivité du magasin Géant Casino passé sous enseigne E. Leclerc accroissant la proximité concurrentielle et la symétrie entre ces deux magasins.

223.               S’agissant des effets coordonnés, l’opération concerne un marché transparent sur lequel les acteurs peuvent aisément avoir connaissance du comportement de leurs concurrents. Elle permettra en outre d’aboutir à un duopole équilibré et à une configuration géographique permettant à chacun des acteurs d’être en mesure d’exercer des représailles en cas de comportement déviant de la part de son concurrent. Enfin, à l’issue de l’opération, il ne restera aucun concurrent potentiel ou actuel capable de contester un comportement coordonné des enseignes Carrefour et E. Leclerc.

224.               Dès lors, celles-ci pourront trouver plus profitable de coordonner leurs comportements plutôt que de continuer à entretenir l’équilibre concurrentiel sur le marché des hypermarchés de l’agglomération troyenne.

IV.       Contribution au progrès économique

 225.               En application des dispositions de l’article L. 430-6 du code de commerce, lorsque l’Autorité de la concurrence procède à un examen approfondi d’une opération de concentration, elle

« apprécie si l’opération apporte au progrès économique une contribution suffisante pour compenser les atteintes à la concurrence ».

226.               Tant le Conseil d’État que les autorités de concurrence ont dégagé des critères d’appréciation applicables à la prise en compte des gains d’efficacité économique. Ainsi, les gains d’efficacité allégués doivent être quantifiables et vérifiables, spécifiques à la concentration, et une partie des gains doit être transférée aux consommateurs, ce qui exclut les gains ne bénéficiant qu’aux parties à l’opération. En outre, il incombe aux parties qui souhaitent faire valoir des gains d’efficacité de construire un argumentaire étayé et quantifié démontrant que les gains d’efficacité économique de l’opération sont susceptibles de contrebalancer ses effets anticoncurrentiels, et de fournir tous les éléments de preuve utiles pour soutenir cette démonstration. Ceci implique que les gains d’efficacité invoqués par les parties soient présentés avec un détail et une spécificité suffisants pour en contrôler l’existence.

227.               En l’espèce, les parties notifiantes indiquent que les gains d’efficiences réalisés à la suite de l’opération entraîneront une diminution des coûts, et donc potentiellement, une baisse des prix au sein du magasin cible post-opération.

228.               Toutefois, il ressort des développements supra que si les coûts d’achat sont susceptibles de diminuer dans le magasin cible, cette diminution des coûts n’est pas nécessairement spécifique à l’opération, puisqu’en l’absence de celle-ci, soit le magasin devrait lui-même diminuer ses prix pour retrouver sa compétitivité, soit il serait revendu à un autre repreneur à même de diminuer ses prix. De plus, l’hypermarché E. Leclerc de Saint-Parres-aux-Tertres ne réalisera quant à lui aucun gain d’efficience et l’analyse des parties, comme souligné supra, ne prend pas en compte la hausse de prix possible dans cet hypermarché E. Leclerc.

229.               En outre, les critères permettant une coordination tacite des comportements entre les hypermarchés Carrefour et E. Leclerc post-opération sont remplis. Ainsi, la probabilité et l’ampleur de la répercussion des gains d’efficience aux consommateurs sont incertaines, compte-tenu de la situation concurrentielle post-opération.

230.               Enfin, la politique de prix bas de l’enseigne E. Leclerc n’est pas de nature à remédier aux risques d’élévation des prix identifiés. Un magasin E. Leclerc qui ne serait pas soumis à une pression concurrentielle suffisante pourrait donc présenter un indice OPUS de 97, tout en élevant les niveaux de prix pour les consommateurs sur les produits les plus chers ou les plus vendus.

231.               Compte-tenu de l’ensemble des éléments qui précèdent, l’Autorité de la concurrence considère que les parties notifiantes n’ont pas démontré que l’opération notifiée est susceptible de générer des gains d’efficience de nature à compenser les effets de l’opération.

V.        Engagements

 A.           LES ENGAGEMENTS PROPOSÉS

232.               Afin de remédier aux risques concurrentiels identifiés ci-dessus, les parties notifiantes ont déposé, le 4 août 2020, une proposition d’engagements.

233.               Les  parties  s’engagent,  à l’issue de l’opération,  à réduire la surface du  magasin  cible de     8 210 m² à 6 000 m². Cet engagement serait pris par la société Soditroy dans les 15 jours suivant la décision de l’Autorité, avec une mise en œuvre dans les 6 mois, sans que la durée de cet engagement soit précisée par les parties notifiantes.

B.            APPRÉCIATION DES ENGAGEMENTS PROPOSÉS

1.                     SUR LES OBJECTIFS DES REMÈDES

234.               Les mesures destinées à remédier aux atteintes à la concurrence résultant de l’opération notifiée doivent être conformes aux critères généraux définis par la pratique décisionnelle des autorités de concurrence et la jurisprudence du Conseil d’État, afin d’être jugées suffisantes pour assurer une concurrence effective sur les marchés concernés, conformément aux dispositions de l’article L. 430-7 du code de commerce.

235.               Ces mesures doivent être efficaces en permettant de remédier aux atteintes à la concurrence identifiées. À cette fin, leur mise en œuvre ne doit pas soulever de doute, ce qui implique qu’elles soient rédigées de manière suffisamment claire et précise et que les modalités opérationnelles pour les réaliser soient suffisamment détaillées. Leur mise en œuvre doit également être rapide, la concurrence n’étant pas préservée tant qu’elles ne sont pas réalisées. Elles doivent en outre être contrôlables. Enfin, l’Autorité doit veiller à ce que les mesures correctives soient neutres, au sens où elles doivent viser à protéger la concurrence en tant que telle et non des concurrents spécifiques.

236.               L’Autorité recherche en priorité des mesures correctives structurelles, qui visent à garantir des structures de marché compétitives par des cessions d’activités ou de certains actifs, sauf lorsque des remèdes de nature comportementale s’avèrent tout aussi efficaces pour compenser les atteintes à la concurrence. Le paragraphe 416 des lignes directrices de l’Autorité précise à ce titre que « [l]e choix du type de mesure corrective le plus adapté est néanmoins fonction des effets de l’opération. Lorsque l’opération porte atteinte à la concurrence essentiellement en raison du chevauchement horizontal des activités entre les parties, les cessions d’actifs sont les mesures correctives les plus efficaces. En revanche, lorsqu’il faut remédier à des risques de verrouillage de marchés en amont ou en aval, des mesures comportementales visant à garantir l’accès des concurrents aux intrants ou à la clientèle peuvent s’avérer suffisantes, tout en préservant les gains d’efficacité liés à l’intégration verticale. Il en va de même pour les concentrations conglomérales ».

2.          SUR L’ADÉQUATION DES MESURES PROPOSÉES

237.               En l’espèce, la proposition d’engagements des parties consiste à réduire la surface du magasin cible afin d’atténuer la part de marché en surface dont disposera la nouvelle entité à l’issue de l’opération.

238.               Cependant, les risques d’atteinte à la concurrence résultent de la création d’un duopole entre les enseignes Carrefour et E. Leclerc. Cette modification de la structure de la zone rend ces deux enseignes bien plus susceptibles de coordonner leurs comportements du fait de la disparition de la concurrence exercée par le troisième point de vente. La réduction de la surface envisagée de 8 210 m² à 6 000 m² ne répond pas au risque identifié car ce point de vente conservera un format hypermarché.

239.               Par ailleurs, les parts de marché des hypermarchés Carrefour et E. Leclerc post-opération resteront équilibrées dans cette nouvelle configuration et importantes pour les parties notifiantes ([40-50] % pour E. Leclerc en surface).

240.               Ainsi, l’engagement proposé par les parties notifiantes ne permet pas de répondre aux risques concurrentiels identifiés au cours de l’instruction. De manière générale, un engagement consistant à réduire la production (au cas d’espèce les surfaces de vente disponibles) risque d’induire des effets anticoncurrentiels, en diminuant les quantités offertes, ce qui peut conduire à une hausse des prix, et en réduisant le choix offert aux consommateurs. La raréfaction de l’offre sur le marché, en présence de barrières à l’entrée comme c’est le cas en l’espèce, viendrait encore augmenter le profit et le pouvoir de marché des opérateurs en place112.

241.               En conséquence, le remède proposé par les parties notifiantes n’est pas adéquat pour répondre aux risques identifiés.

VI.       Sur les conséquences de l’insuffisance des engagements proposés

  A.           LES DISPOSITIONS ET PRINCIPES APPLICABLES

242.               L’article L. 430-6 du code de commerce dispose que, dans le cadre de l’examen approfondi d’une opération de concentration, l’Autorité examine si l’opération « est de nature à porter atteinte à la concurrence, notamment par création ou renforcement d’une position dominante ou par création ou renforcement d’une puissance d’achat qui place les fournisseurs en situation de dépendance économique. Elle apprécie si l’opération apporte au progrès économique une contribution suffisante pour compenser les atteintes à la concurrence ».

243.               Il résulte des III et IV de l’article L. 430-7 du même code que l’Autorité peut interdire l’opération de concentration, ou l’autoriser, soit en adressant aux parties des injonctions afin d’assurer une concurrence suffisante, ou des prescriptions obligatoires destinées à apporter au progrès économique une contribution suffisante, soit en subordonnant l’opération, le cas échéant, à la réalisation d’engagements pris par les parties.

244.               De même, il résulte de la jurisprudence du Conseil d’État qu’il incombe à l’Autorité d’user de ses pouvoirs d’interdiction, d’injonction, de prescription ou de subordination de son autorisation à la réalisation d’engagements « à proportion de ce qu'exige le maintien d'une concurrence suffisante sur les marchés affectés par l'opération »113.

245.               Statuant sur la légalité d’une décision par laquelle les ministres de l’économie et de l’agriculture ont interdit une opération de concentration, le Conseil d’État a jugé « qu’eu égard à la nature et à l’importance des effets anticoncurrentiels du projet de concentration et à la difficulté corrélative de déterminer des mesures adéquates pour les compenser, la décision prise par les ministres de s’opposer purement et simplement à l’opération projetée ne peut être regardée comme ayant porté une atteinte excessive à la liberté du commerce et de l’industrie »114.

246.               Ainsi, il appartient à l’Autorité de prendre en considération à la fois l’importance des effets anticoncurrentiels de l’opération et la possibilité d’y remédier par des mesures adéquates. Par suite, si les engagements éventuellement proposés par la partie notifiante ne permettent pas d’apporter une réponse appropriée aux effets anticoncurrentiels de l’opération, l’Autorité examine si l’opération peut être autorisée en adressant des injonctions ou des prescriptions à la partie notifiante. Les injonctions doivent ainsi permettre de remédier efficacement aux effets anticoncurrentiels de l’opération, et, en outre, être nécessaires et proportionnées. Cela signifie que l’objectif poursuivi ne doit pas pouvoir être atteint avec des remèdes moins contraignants et que les mesures prescrites ne doivent pas imposer à la partie notifiante des obligations excessives au regard du but recherché.

247.               Si l’Autorité ne peut identifier de remèdes adaptés, il lui revient alors d’interdire l’opération, dès lors que celle-ci n’apporte pas au progrès économique une contribution suffisante pour compenser les atteintes à la concurrence.

B.            APPLICATION AU CAS D’ESPÈCE

248.               En l’espèce, il a été démontré que les engagements proposés par les parties notifiantes ne permettent pas de remédier efficacement aux effets anticoncurrentiels de l’opération.

249.               Par ailleurs, aucune mesure corrective adaptée ne peut en l’espèce être envisagée sous la forme d’injonction. En effet, les injonctions prononcées par l’Autorité de la concurrence visent strictement au maintien d’une concurrence suffisante sur les marchés sur lesquels l’opération est susceptible d’aboutir à des effets significatifs, en l’espèce des effets coordonnées.

250.               Or, l’opération implique deux magasins hypermarchés, celui de la cible et des parties notifiantes. La cession de la cible reviendrait à interdire l’opération, de même que celle de l’hypermarché E. Leclerc de Saint-Parres-aux-Tertres. Ainsi, une mesure corrective structurelle n’apparaît pas proportionnée en l’espèce car elle ne permettrait pas « le maintien de l’intérêt économique de l’opération pour les parties 115», critère auquel veille l’Autorité.

251.               Enfin, comme il a été dit précédemment, l’opération n’est pas susceptible d’engendrer des gains d’efficience permettant de contrebalancer les effets anticoncurrentiels du projet. En conséquence, aucune prescription de nature à apporter au progrès économique une contribution suffisante pour compenser les atteintes à la concurrence ne peut être identifiée en l’espèce.

252.               Il résulte de ce qui précède qu’en l’absence de remèdes adaptés, l’opération de concentration doit faire l’objet d’une interdiction.

DÉCIDE

Article unique : L’opération notifiée sous le numéro 19-182 est interdite.