CAA Nantes, 3e ch., 6 novembre 2020, n° 20NT00460
NANTES
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
CHU de Rennes , Zimmer GmbH (Sté)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
Mme Perrot
Rapporteur :
M. Berthon
Rapporteur public :
M. Gauthier
Avocat :
Linklaters LLP
Vu la procédure suivante :
Procédure contentieuse antérieure :
Mme H et M. C E ont demandé au juge des référés du tribunal administratif de Rennes de condamner le centre hospitalier universitaire (CHU) de Rennes à leur verser respectivement et à titre provisionnel les sommes de 50 372,25 euros et 3 000 euros en réparation des préjudices que leur a causé l'intervention chirurgicale subie par Mme E le 2 février 2006.
Par une ordonnance n° 1902158 du 26 novembre 2019, le président du tribunal administratif de Rennes a condamné le CHU de Rennes à verser les sommes provisionnelles de 50 372,25 euros à Mme E et 1 000 euros à M. E. Il a également condamné la société Zimmer GMBH à garantir le CHU de Rennes de ces condamnations.
Procédure devant la cour :
Par une requête et un mémoire enregistrés les 10 février et 11 août 2020 la société Zimmer GMBH, représentée par Me A, demande à la cour :
1°) d'annuler cette ordonnance du tribunal administratif de Rennes du 26 novembre 2019 en tant qu'elle l'a condamnée à garantir le CHU de Rennes des condamnations prononcées à son encontre ;
2°) de mettre à la charge du CHU de Rennes la somme de 5 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Elle soutient que :
- il n'entrait pas dans l'office du juge des référés d'apprécier l'existence ou non d'une faute au sens de l'article 1245-15 du code civil ;
- en application des dispositions de l'article L. 1245-16 du même code, le CHU de Rennes était forclos à rechercher sa responsabilité ;
- la prothèse défectueuse ayant été acquise le 6 septembre 2003 par le CHU de Rennes, le délai de prescription de dix ans fixé par les dispositions de l'article L. 1245-15 du code civil était expiré lorsque les époux E ont introduit leur recours indemnitaire ;
- aucun lien de causalité direct et certain n'est établi entre la pose de la prothèse défectueuse et la symptomatologie douloureuse de Mme E, de sorte que l'existence de l'obligation est sérieusement contestable.
Par un mémoire en défense, enregistré le 3 avril 2020, le CHU de Rennes, représenté par Me G, conclut au rejet de la requête et demande à la cour de mettre à la charge de la société Zimmer GMBH la somme de 3 500 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Il soutient que les moyens soulevés par la société Zimmer GMBH ne sont pas fondés.
Par un mémoire enregistré le 10 juin 2020 M. et Mme E, représentés par Me F, concluent au rejet de la requête et demandent à la cour de mettre à la charge de la société Zimmer GMBH la somme de 2 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Ils soutiennent que les moyens soulevés par la société Zimmer GMBH ne sont pas fondés.
Vu les autres pièces du dossier.
Vu :
- le code civil ;
- le code de la santé publique ;
- le code de justice administrative.
Les parties ont été régulièrement averties du jour de l'audience.
Ont été entendus au cours de l'audience publique :
- le rapport de M. B,
- les conclusions de M. Gauthier, rapporteur public,
- les observations de Me I, représentant la société Zimmer GMBH, de
Me D, représentant le CHU de Rennes et de Me F, représentant M. et Mme E.
Considérant ce qui suit :
1. Mme E, née le 10 mai 1953, a été admise au CHU de Rennes le 2 février 2006 pour la pose d'une prothèse totale du genou droit. Après cette intervention, elle a souffert de douleurs résiduelles importantes et de diverses gênes qui ont conduit au remplacement de sa prothèse le 7 juin 2013. Il a alors été constaté une usure prématurée de la prothèse « Wallaby » implantée en 2006, fabriquée par la société Sulzer, aux droits de laquelle est venue la société Zimmer GMBH. Sur la demande de Mme E, le président du tribunal administratif de Rennes a, par une ordonnance du 1er mars 2016, ordonné une expertise médicale qu'il a confiée à un chirurgien orthopédiste. Le rapport d'expertise a été établi le 30 décembre 2017.
Mme E a alors sollicité l'indemnisation de ses préjudices auprès du CHU de Rennes, en sa qualité d'utilisateur de la prothèse défectueuse, puis, faute d'accord sur l'évaluation de ses préjudices, elle a, avec son époux, saisi le juge des référés d'une demande tendant à la condamnation de ce centre hospitalier à les indemniser à titre provisionnel de leurs préjudices. Par une ordonnance du 26 novembre 2019, le président du tribunal administratif de Rennes a condamné le CHU de Rennes à verser les sommes de 50 372,25 euros à Mme E et 1 000 euros à M. E, à titre de provisions, et a condamné la société Zimmer GMBH à garantir le CHU de cette condamnation. La société Zimmer GMBH relève appel de cette ordonnance.
2. Aux termes de l'article R. 541-1 du code de justice administrative : « Le juge des référés peut, même en l'absence d'une demande au fond, accorder une provision au créancier qui l'a saisi lorsque l'existence de l'obligation n'est pas sérieusement contestable () »
3. Le service public hospitalier est responsable, même en l'absence de faute de sa part, des conséquences dommageables pour les usagers de la défaillance des produits et appareils de santé qu'il utilise, y compris lorsqu'il implante, au cours de la prestation de soins, un produit défectueux dans le corps d'un patient.
4. Par un arrêt du 21 décembre 2011, la Cour de justice de l'Union européenne a notamment jugé qu'un prestataire de services, tel qu'un prestataire de soins, dont la responsabilité est engagée à l'égard du bénéficiaire de la prestation en raison de l'utilisation, dans le cadre de celle-ci, d'un produit défectueux, doit avoir la possibilité de mettre en cause la responsabilité du producteur sur le fondement des règles issues de la directive 85/374/CEE du Conseil du 25 juillet 1985 modifiée, relative au rapprochement des dispositions législatives, réglementaires et administratives des États membres en matière de responsabilité du fait des produits défectueux. Cette directive a été transposée en droit français par les dispositions des articles 1245 à 1245-17 du code civil (ex-articles 1386-1 à 1386-18). Dès lors, un centre hospitalier qui a été condamné à indemniser un patient à raison des dommages résultant de l'implantation d'une prothèse défectueuse a la possibilité de rechercher la responsabilité du producteur de la prothèse sur le fondement de ces dispositions.
5. Il résulte de l'instruction, en particulier du rapport de l'expert missionné par le président du tribunal administratif de Rennes, que la prothèse de type « Wallaby » qui a été implantée dans le genou de Mme E le 2 février 2006 avait été préalablement conservée dans des sachets stérilisés inadéquats ne comprenant pas de barrière anti-oxygène, et que ce défaut de stérilisation a conduit à son usure précoce en raison de la dégradation accélérée du polyéthylène recouvrant les parties mécaniques de ce matériel. Dans ces conditions, le CHU de Rennes était fondé à appeler son fournisseur, la société Zimmer GMBH, à le garantir des condamnations encourues par lui.
6. Toutefois, aux termes de l'article L. 1245-15 du code civil : « Sauf faute du producteur, la responsabilité de celui-ci, fondée sur les dispositions du présent chapitre, est éteinte dix ans après la mise en circulation du produit même qui a causé le dommage à moins que, durant cette période, la victime n'ait engagé une action en justice. ». Et selon l'article L. 1245-4 du même code : « Un produit est mis en circulation lorsque le producteur s'en est dessaisi volontairement. Un produit ne fait l'objet que d'une seule mise en circulation. »
7. Alors que le CHU de Rennes n'est pas subrogé dans les droits de M. et Mme E mais dispose à l'encontre de la société Zimmer GMBH d'une action propre, il résulte de l'instruction que la prothèse « Wallaby » litigieuse a été acquise le 5 septembre 2003 par le centre hospitalier et qu'aucune action en justice n'est intervenue dans les dix années suivantes. Par suite, le délai de prescription de dix ans fixé par l'article L. 1245-15 du code civil était expiré lorsque le CHU de Rennes a, le 27 mai 2019, recherché par l'effet de son appel en garantie l'engagement de la responsabilité de la société Zimmer GMBH devant le tribunal administratif de Rennes.
8. A cet égard, contrairement à ce que soutient le CHU de Rennes, les mauvaises conditions de conservation de la prothèse « Wallaby » font de celle-ci un produit défectueux mais ne révèlent pas à elles seules une faute de la société requérante qui serait de nature à la soustraire du bénéfice de la prescription de 10 ans prévue à l'article L. 1245-15 du code civil.
9. De même, il résulte de l'instruction que la société Zimmer GMBH a alerté dès le mois d'août 2010 l'agence française de sécurité sanitaire et des produits de santé (AFSSAPS) du défaut affectant les prothèses Wallaby commercialisées avant 2005 et qu'à la suite de cette alerte l'AFSSAPS a obtenu de la société requérante, dans le cadre d'échanges de courriels intervenus entre le 2 et le 30 août 2010, toutes les précisions qu'elle lui a demandées sur ce point. Si l'expert a conclu dans son rapport que la société Zimmer GMBH n'avait pas informé les établissements de santé concernés, et en particuliers le CHU de Rennes, du défaut affectant son produit, il résulte des dispositions alors en vigueur du code de la santé publique (article L. 5311-1) qu'il entrait dans les missions de l'AFSSAPS d'assurer la mise en œuvre des systèmes de vigilance et donc d'informer les professionnels de santé du problème de sécurité dont elle avait été alertée par la société requérante. Par suite, contrairement à ce qu'a estimé le juge des référés du tribunal administratif de Rennes, aucune faute tenant à un défaut d'information du caractère défectueux de la prothèse « Wallaby », de nature à écarter l'application de la prescription décennale fixée par les dispositions de l'article L. 1245-15 du code civil, ne pouvait être retenue à l'encontre de la société Zimmer GMBH.
10. Il résulte de ce qui précède que l'obligation de la société Zimmer GMBH envers le CHU de Rennes n'était pas non sérieusement contestable. Par suite la société Zimmer GMBH est fondée à soutenir que c'est à tort que, par l'ordonnance attaquée du 26 novembre 2019, le président du tribunal administratif de Rennes l'a condamnée à garantir le CHU de Rennes des condamnations prononcées contre lui.
Sur les frais liés au litige :
11. Dans les circonstances de l'espèce, il y a lieu de laisser à la charge de chacune des parties la somme dont elles demandent le versement sur le fondement des dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
DÉCIDE :
Article 1er : L'ordonnance n° 1902158 du président du tribunal administratif de Rennes du 26 novembre 2019 est annulée en tant qu'elle a condamné la société Zimmer GMBH à garantir le CHU de Rennes des condamnations prononcées à son encontre.
Article 2 : Les conclusions présentées par le CHU de Rennes devant le tribunal administratif de Rennes et tendant à ce que la société Zimmer GMBH soit condamnée à le garantir des condamnations prononcées contre lui sont rejetées.
Article 3 : Les conclusions des parties présentées sur le fondement des dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative sont rejetées.
Article 4 : Le présent arrêt sera notifié à la société Zimmer GMBH, au CHU de Rennes, à M. C et Mme H E et à la caisse de mutualité sociale agricole d'Ille-et-Vilaine.