CA Paris, Pôle 5 ch. 11, 6 novembre 2020, n° 16/20422
PARIS
Arrêt
Confirmation
PARTIES
Demandeur :
Assurance Mutuelle des Motards (Sté)
Défendeur :
Puzzle Bike (EURL)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. Ardisson
Avocats :
Me Regnier , Me Puszet
Par jugement du 17 novembre 2015, le tribunal de commerce de Marseille s'est reconnu compétent pour connaître de la demande de la société Puzzle Bike fondée sur la rupture brutale des relations commerciales établies avec l'Assurance mutuelle des motards (la Mutuelle), a imputé cette rupture à la Mutuelle et fixé la durée du préavis à 6 mois, condamné de ces chefs la Mutuelle à verser 95.000 euros de dommages et intérêts en réparation du préjudice économique, condamné la Mutuelle à payer 157.633,67 euros au titre des frais de gardiennage des véhicules entreposés dans les locaux de la société Puzzle Bike du 8 mai 2014 au 29 septembre 2014, débouté la Mutuelle de sa demande en paiement de solde de facture, condamné la Mutuelle à payer 2.000 euros au titre des dispositions de l'article 700 du code de procédure civile ainsi que les taxes de l'instance.
Saisie par la Mutuelle des motards d'un contredit du jugement du 17 novembre 2015, la cour d'appel d'Aix-en-Provence a, par arrêt du 8 septembre 2016, désigné la cour d'appel de Paris pour compétence en application de l'article L. 442-6 I 5° du code de commerce.
Vu la constitution de l'Assurance mutuelle des motards le 21 novembre 2016 ;
Vu les conclusions transmises par le réseau privé virtuel des avocats le 10 janvier 2020 pour l'Assurance mutuelle des motards aux fins d'entendre, en application des articles 79 du code de procédure civile, L. 721-3, L. 442-6, D. 442-4, L. 442-6 et suivants du code de commerce, l'annexe 4-2-2 du livre IV du code de commerce, les articles L. 322-26-1 du code des assurances et 1134 du code civil :
- dire recevable et bien fondée la société la Mutuelle des motards en son appel,
- infirmer le jugement rendu en l'ensemble de ses dispositions,
à titre liminaire,
- constater que la Mutuelle n'est pas inscrite au registre du commerce et des sociétés, et n'exerce pas l'activité commerciale,
- constater que la Mutuelle n'a pas d'objet commercial,
- dire le tribunal de commerce de Marseille matériellement incompétent pour connaître du litige l'opposant à la société Puzzle Bike,
à titre principal,
- dire que la société Puzzle Bike ne peut prétendre au paiement d'aucun frais de gardiennage, par application des dispositions de l'article 9 de la convention d'épaviste,
- débouter la société Puzzle Bike de toutes ses demandes au titre des frais de gardiennage,
- dire qu'aucune rupture ne saurait être imputée à la Mutuelle des motards, en l'état des défaillances contractuelles de la société Puzzle Bike,
- dire que le non-renouvellement de convention ne saurait être qualifié de brutal, la société Puzzle Bike ne pouvant légitimement anticiper le renouvellement de cette convention à son échéance, compte tenu de ses manquements contractuels,
- dire que la responsabilité de la Mutuelle ne saurait être engagée,
- dire que la situation est seule imputable au propre comportement de la société Puzzle Bike, qui s'est volontairement placée en situation de dépendance économique, au mépris de ses propres obligations contractuelles,
à titre subsidiaire,
- dire que la société Puzzle Bike ne justifie pas de la réalité de l'étendue de ses préjudices,
- débouter la société Puzzle Bike de sa demande en paiement pour rupture des liens commerciaux,
à titre subsidiaire,
- confirmer la fixation de la réparation du préjudice à la somme 95.000 euros,
en tout état de cause,
- condamner la société Puzzle Bike au paiement de la somme de 15.881,32 euros au titre des factures restant dues,
- condamner la société Puzzle Bike au paiement d'une somme de 5.000 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile, ainsi qu'aux entiers dépens ;
Vu les conclusions transmises par le réseau privé virtuel des avocats le [...] pour la société Puzzle Bike afin de voir, en application des articles 79 et suivants du code de procédure civile (rédaction applicable à la cause), L. 410-3, L. 442-6 et D. 442-3, L. 721-3 du code de commerce, 1134 (rédaction applicable à la cause) et 1915 du code civil :
à titre principal,
- confirmer la décision entreprise en ce qu'elle a jugé le tribunal de commerce de Marseille compétent, dit que la Mutuelle a rompu brutalement les relations commerciales établies, condamné la Mutuelle à payer la somme157.633,67 euros en principal au titre de la facturation des frais de gardiennage,
statuant à nouveau sur le surplus,
- dire que la durée du préavis suffisant est de 12 mois,
- condamner la Mutuelle à payer la somme de 190.000 euros en principal à titre de dommages et intérêts en réparation de son préjudice économique pour rupture brutale et abusive des liens commerciaux,
- condamner la Mutuelle aux frais de gardiennage des véhicules entreposés pour la période postérieure au 29 septembre 2014 et pendant toute la durée du dépôt,
en tout état de cause,
- condamner la Mutuelle des motards au paiement de la somme de 7.000 euros sur le fondement des dispositions de l'article 700 du code de procédure civile,
- condamner la Mutuelle des motards aux entiers dépens.
SUR CE, LA COUR,
Pour un exposé complet des faits et de la procédure, il est expressément renvoyé au jugement déféré et aux écritures des parties ainsi que cela est prescrit à l'article 455 du code de procédure civile.
Il sera succinctement rapporté que la société Puzzle Bike, qui a pour objet notamment l'enlèvement, le dépannage, le stockage et la réparation motocycles, a régulièrement vu reconduit depuis mars 2000 un contrat annuel passé avec la Mutuelle pour la récupération de véhicules deux roues accidentés garantis et déclarés après expertise, réparables ou non, la dernière convention étant passée le 27 mars 2013. Couvrant à l'origine le territoire de quatorze départements et en dernier lieu, quatre, la société Puzzle Bike devait à la Mutuelle un pourcentage de la valeur de remplacement des véhicules fixée par l'expert en contrepartie du transfert de la propriété, les frais de gardiennage étant supportés par la Mutuelle quatre jours après l'information de l'expert sur l'enlèvement du véhicule.
Le 12 mai 2014, la Mutuelle a dénoncé à la société Puzzle Bike le non-paiement des factures de 21.305,82 euros au titre des véhicules enlevés de janvier à mars 2014 outre 1.567,50 euros pour le mois d'avril payable le 28 mai tout en lui indiquant que « cet encourt [rendait] impossible, en l'état, le renouvellement de votre convention » et qu' « en l'absence de convention, [la Mutuelle a demandé] avec effet immédiat à [ses] experts de faire enlever les véhicules sur les départements 06-13-83-84 par d'autres partenaires ». Puis le 5 août 2014, la Mutuelle a dénoncé à la société Puzzle Bike son refus de convenir d'une nouvelle convention dans ces termes suivants :
« nous venons vous signifier la décision prise par la Mutuelle des Motards quand à la signature d'une nouvelle convention pour l'enlèvement et la déconstruction des 2 roues des départements 13-83-84 et 06. Lors de votre visite en nos locaux, nous vous avons exposé les craintes que notre service finances a soulevé à la lecture de vos deux derniers bilans. Les explications que vous nous avez données sur les déficits enregistrés en 2012 et surtout 2013 ne nous ont pas convaincu.
De plus, aucune action concrète pour l'inversion de cette tendance en 2014 ne nous a été présentée.
Nous avons également évoqué le fait que la part de chiffre d'affaire induite par le partenariat avec la Mutuelle des Motards était restée à un niveau trop élevé malgré nos relances et alertes sur le sujet. Là encore, aucune action concrète visant à se conformer au cahier des charges ne nous a été proposé.
Enfin, lors de cet entretien, nous vous avons demandé de nous fournir une garantie bancaire à hauteur de 20 000 et, à ce jour, nous n'avons eu aucune nouvelles de votre part sur ce point ».
1. Sur la compétence de la juridiction commerciale
Afin d'entendre confirmer le jugement qui a retenu sa compétence commerciale pour connaître du litige, la société Puzzle Bike soutient que ses relations commerciales établies avec la Mutuelle ne relèvent pas de l'exécution des contrats d'assurance réglementée par le code des assurances, mais de prestations de service commercial par nature.
Toutefois, en suite de l'article L. 322-26-1 du code des assurances, les sociétés d'assurance mutuelles sont des personnes morales de droit privé ayant un objet non commercial, de sorte qu'elles n'entrent pas dans la compétence d'attribution du tribunal de commerce fondée sur la personne telle qu'elle est édictée à l'article L. 721-3 du code de commerce, et tandis que les prestations de service n'entrent pas non plus au nombre des actes commerciaux par nature, l'appréciation des relations établies entre la Mutuelle et la société Puzzle Bike entrant dans le champ de l'article L. 442-6 I 5° du code de commerce, dans sa rédaction antérieure à celle issue de l'ordonnance n° 2019-359 du 24 avril 2019, relevait du tribunal de grande instance, de sorte que le tribunal de commerce est incompétent.
Alors par ailleurs que la cour d'appel de Paris est compétente pour connaître de la matière de l'article L. 442-6 I 5° du code de commerce, il convient de statuer sur la demande suivant la prescription de l'article 79 du code de procédure civile dans sa version applicable à l'instance.
2. Sur la preuve des relations établies et la faute dans la rupture
Pour voir contester l'existence de relations commerciales établies avec la société Puzzle Bike et écarter ses torts dans la rupture brutale et sans préavis de ces relations, la Mutuelle relève, en premier lieu, que la convention ne comporte pas de clause de reconduction tacite à l'échéance d'un an pour déduire que la société Puzzle Bike ne pouvait prétendre avoir raisonnablement anticipé un renouvellement du contrat.
La Mutuelle soutient, en deuxième lieu en application de l'article L. 442-6, quatrième phrase du code de commerce, avoir pu résilier sans préavis la convention en raison, d'abord, du défaut de paiement de la société Puzzle Bike qui lui a été réclamé et des manquements qui en sont résultés aux obligations contractuelles stipulées aux articles 2, 8 et 10 du contrat selon lesquels elle « [s'obligeait] à procéder à l'enlèvement et à se rendre acquéreur de tous les véhicules qui lui sont présentés par la [Mutuelle] sur les zones géographiques », que le règlement des factures devait intervenir « au plus tard le 30 du mois », la convention pouvant être « résiliée à tout moment et sans préavis en cas de manquement grave ou répété de l'une ou l'autre des parties à ses obligations notamment en matière de règlement des véhicules ».
La Mutuelle oppose, en troisième lieu, le non-respect par la société Puzzle Bike de la clause dépendance financière stipulée au cahier des charges en annexe de la convention qui plafonnait à 60 % le chiffre d'affaires devant être réalisé avec la Mutuelle et dont l'inobservation était sanctionnée par l'article 11 de la convention d'une résiliation immédiate de la convention sans préavis.
Au demeurant, la durée du contrat adoptée entre les parties est indifférente dans l'appréciation de celle des relations commerciales établies au sens de l'article L. 442-6-I 5e du code de commerce et tandis que la régularité, le caractère significatif et la stabilité de ces relations entre la Mutuelle et la société Puzzle Bike depuis 2000 ne sont pas sérieusement contestés, il en résulte la preuve de l'existence d'une relation commerciale établie entre les parties.
Alors d'autre part, que la Mutuelle n'a pas averti la société Puzzle Bike par une mise en demeure de payer l'encours de ses factures avant sa lettre du 12 mai 2014, ni ne conteste au surplus avoir été réglée de cet encours le 4 août suivant, ce retard de paiement dont l'importance du montant n'est par ailleurs pas rapportée au flux d'affaires entre les parties, ne caractérise pas la faute grave autorisant une rupture sans préavis, et tandis que le moyen tiré de la dépendance économique de la société Puzzle Bike ne constitue ni une cause justificatrice de rupture des relations commerciales établies ni celle exonératrice du respect d'un délai de préavis, il se déduit de l'absence de tout préavis la preuve de la brutalité de la rupture.
3. Sur le délai de préavis et la réparation du préjudice économique
Pour contester la société Puzzle Bike qui prétend voir fixer à 12 mois la durée du préavis et à 190.000 euros le montant des dommages et intérêts, la Mutuelle estime qu'aucun obstacle juridique ou factuel ne s'opposait à la diversification de la clientèle et de l'activité de la société Puzzle Bike dont l'objet social comprenait notamment le commerce et la réparation des véhicules deux roues, la Mutuelle retenant que le ratio de rotation de son stock des pièces détachées établi à 918 jours démontre qu'elle disposait d'un actif suffisant pour compenser dans la durée la cessation d'activité avec la Mutuelle, limitant par conséquent le risque à court terme de la baisse de chiffre d'affaires. La Mutuelle retient encore que l'activité de la société Puzzle Bike était structurellement déficitaire alors qu'elle a enregistré une perte sur résultat d'exploitation de 22.000 euros en 2012 et de 27.000 euros en 2013, et relève enfin le creusement de ses délais de paiement des fournisseurs avec celui des encaissements des clients. Enfin, la Mutuelle conclut que la société Puzzle Bike est responsable de n'avoir pas respecté la limite d'un partenariat représentant 60 % du chiffre d'affaires contractuel.
Toutefois, il est manifeste qu'en raison des liens existant entre les fondateurs de la Mutuelle et de la société Puzzle Bike dans la création de ce marché particulier du recyclage des véhicules deux roues garantis par la Mutuelle, puis de l'ouverture territoriale et à la concurrence du marché, la société Puzzle Bike a été contenue dans une situation de dépendance économique qui ne peut lui être reprochée.
Et en suite des motifs retenus ci-dessus et sur la base des informations financières de la société Puzzle Bike au moment de la rupture, il convient de fixer à six mois la durée du préavis, et d'après la marge brute moyenne de 190.000 euros que la société Puzzle Bike a réalisée sur les exercices 2012 et 2013, de condamner la Mutuelle à lui payer la somme de 95.000 euros de dommages et intérêts en réparation du préjudice économique.
4. Sur les frais de gardiennage
Pour contester le jugement qui l'a condamnée à verser la somme de 157.633,67 euros au titre de frais de gardiennage de 59 véhicules entreposés dans les locaux de la société Puzzle Bike, la Mutuelle oppose les termes de l'article 9 de la convention selon lesquels « Le dépositaire ne pourra en aucun cas réclamer à la Mutuelle le remboursement de frais de gardiennage pour la durée du dépôt dans son établissement », le contrat stipulant ailleurs la contrepartie de cette dispense dans le bénéfice pour la société Puzzle Bike de devenir propriétaire des véhicules en vue de leur revente ou de leurs pièces détachées, la Mutuelle déduisant qu'aucun déséquilibre du contrat ne peut être invoqué sur le fondement de l'article 1134 du code civil alors applicable.
Néanmoins, les premiers juges ont dûment retenu qu'après avoir dénoncé la convention, la Mutuelle ne peut plus se prévaloir de ses stipulations de sorte qu'elle devait supporter les frais de gardiennage de ses véhicules jusqu'à leur enlèvement et aux conditions tarifaires de la société Puzzle Bike.
Et tandis que ces frais ne sont ni contestés dans leur montant ni dans celui du nombre des véhicules déposés auxquels ils sont rapportés, le jugement sera confirmé en ce qu'il a condamné la Mutuelle aux frais de gardiennage, et il sera fait droit ci-dessous à l'actualisation de cette demande par la société Puzzle Bike.
5. Sur la facture impayée de la Mutuelle
Aux termes de ses conclusions, la société Puzzle Bike ne conteste pas le solde des factures dont la Mutuelle réclame à nouveau le paiement qu'elle justifie d'après un extrait de ses enregistrements des encaisses en attente pour la somme totale de 15.881,32 euros, de sorte que le jugement sera infirmé et la cour fera droit à la demande.
6. Sur les frais irrépétibles et les dépens
La Mutuelle succombant à l'essentiel du recours, il convient de confirmer le jugement en ce qu'il a statué sur les dépens et les frais irrépétibles, et en cause d'appel, elle sera condamnée aux dépens et à payer la somme de 3.000 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile.
PAR CES MOTIFS,
Déclare le tribunal de commerce de Marseille incompétent pour l'appréciation de la rupture de la relation commerciale établie entre l'Assurance mutuelle des motards et la société Puzzle Bike ;
Relève la compétence de la cour d'appel de Paris ;
Confirme le jugement en ses autres dispositions, sauf celle qui a débouté l'Assurance mutuelle des motards de sa demande en paiement ;
Statuant à nouveau et ajoutant au jugement,
Dit que l'Assurance mutuelle des motards a brutalement rompu la relation commerciale établie avec la société Puzzle Bike ;
Condamne l'Assurance mutuelle des motards à verser à la société Puzzle Bike la somme de 95.000 euros en réparation du préjudice économique ;
Condamne la société Puzzle Bike à payer à l'Assurance mutuelle des motards la somme de 15.881,32 euros au titre du solde de factures ;
Condamne l'Assurance mutuelle des motards à payer à la société Puzzle Bike les frais de gardiennage de ses 59 véhicules après le 29 septembre 2014 jusqu'au jour de leur enlèvement ;
Condamne l'Assurance mutuelle des motards aux dépens ;
Condamne l'Assurance mutuelle des motards à verser à la société Puzzle Bike la somme de 3.000 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile.