CA Paris, Pôle 5 ch. 1, 17 novembre 2020, n° 18/24081
PARIS
Arrêt
Infirmation
PARTIES
Demandeur :
Canal Toys (SAS)
Défendeur :
Lansay France (SAS), The Maya Group Inc (Sté)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
Mme Douillet
Conseillers :
Mme Barutel-Naulleau, Mme Bohee
LA COUR :
La société de droit américain Maya a pour activité la création de jeux et de jouets pour enfants et adolescents, visant à stimuler leur créativité. Elle a créé le jeu Cutie Stix, atelier de création, comprenant des bâtonnets (Stix) qui peuvent être coupés et troués grâce à des outils de découpe et de perçage afin de réaliser des bijoux. Il a été présenté pour la première fois dans un salon en Californie en avril 2016 et commercialisé aux Etats-Unis à partir de novembre 2016.
La société Lansay, société familiale fondée en 1972, a pour activité la création et la commercialisation de jouets. Elle est le distributeur exclusif de ce jeu en France et en Belgique. Le jeu Cutie Stix a été présenté au salon du jouet de Deauville en novembre 2016, envoyé pour sélection auprès de distributeurs fin 2016, et distribué auprès du public français à partir du mois d'août 2017.
La société Canal Toys est une société concurrente de la société Lansay.
Elle a, de son côté, commercialisé en février 2017 un jeu nommé « Gom'Z Studio » auprès de la société Carrefour qui l'a mis en vente dans ses magasins à partir d'octobre 2017 pour les fêtes de fin d'année 2017.
Le 16 mars 2018, les sociétés Maya et Lansay ont mis en demeure en vain la société Canal Toys, de cesser la commercialisation de Gom'Z Studio.
C'est dans ces conditions que les sociétés Maya et Lansay, ont fait assigner la société Canal Toys par acte extrajudiciaire en date du 26 avril 2018 devant le tribunal de commerce sur le fondement de la concurrence déloyale.
Par jugement dont appel le tribunal de commerce a, sous le bénéfice de l'exécution provisoire :
- Dit que la société Canal Toys s'est rendue fautive de concurrence déloyale à l'égard de la société Lansay France et de parasitisme vis-à-vis de la société Maya.
- Débouté les sociétés Maya et Lansay de leur demande de dommages-intérêts,
- Interdit à la société Canal Toys la poursuite de la commercialisation du jeu Gom'Z Studio et de ses accessoires sous astreinte de 50 euros par article litigieux offert à la vente dans un délai de 30 jours à compter du jugement,
- Ordonné la publication de la décision dans deux journaux et/ou magazines au choix des sociétés Maya et Lansay ainsi que sur la page d'accueil du site internet de la société canal Toys,
- Condamné la société Canal Toys à payer la somme de 7 500 euros aux sociétés Maya et Lansay au titre de l'article 700 du code de procédure civile, ainsi que les dépens.
Par ordonnance du 4 décembre 2018, le délégataire du Premier président de la cour d'appel de Paris, saisi par la société Canal Toys, a ordonné l'arrêt de l'exécution provisoire.
Sur la concurrence déloyale
La société Canal Toys fait valoir que les jeux se distinguent par leur nom, leur univers, l'un étant une fabrique à gommes et l'autre un atelier de création, les formes qu'ils utilisent ainsi que leurs accessoires, leurs marques comme leurs packagings leur conférant une impression d'ensemble très différente, les éléments communs étant largement usités dans les jeux pour filles de 8 à 12 ans, de sorte qu'il n'y a aucun risque de confusion.
Les sociétés Maya et Lansay soutiennent que la société Canal Toys a choisi de manière déloyale de commercialiser un jeu reprenant les caractéristiques du jeu à succès « Cutie Stix », en ce que l'objet du jeu est le même à savoir créer des bijoux et accessoires, qu'il est pareillement composé d'un appareil mécanique à trouer, et d'un appareil à découper ainsi que d'une bobine de fil élastique de couleur violette et de fermoirs en plastique blanc, et que les couleurs sont similaires. Elles prétendent que les packagings sont également similaires en ce que la frise avec les différents motifs de « Stix » se retrouve aussi en bas du packaging, présentant sur le côté une jeune fille portant les créations réalisées et une image de main d'enfant. Elles ajoutent que les produits sont vendus dans les mêmes circuits de distribution, et à la même clientèle de sorte que le risque de confusion est caractérisé.
La cour rappelle que le seul fait de commercialiser des produits identiques ou similaires à ceux, qui ne font pas l'objet de droits de propriété intellectuelle, distribués par un concurrent relève de la liberté du commerce et n'est pas fautif, dès lors que cela n'est pas accompagné de manœuvres déloyales constitutives d'une faute telle que la création d'un risque de confusion dans l'esprit de la clientèle sur l'origine du produit, circonstance attentatoire à l'exercice paisible et loyal du commerce.
L'appréciation de la faute au regard du risque de confusion doit résulter d'une approche concrète et circonstanciée des faits de la cause prenant en compte notamment le caractère plus ou moins servile, systématique ou répétitif de la reproduction ou de l'imitation, l'ancienneté d'usage, l'originalité et la notoriété de la prestation copiée.
En l'espèce il résulte de l'examen auquel s'est livré la cour, que le jeu Cutie Stix se présente comme un « atelier de création » de bijoux et de décoration pour les ongles, alors que le jeu « Gom'z Studio » est présenté comme « la fabrique à gommes » c'est à dire comme offrant la possibilité de personnaliser des bâtonnets de gommes de façon créative pour divers accessoires et notamment des bijoux, le mot gomme étant mis en avant et répété tant sur le packaging que dans la communication et le titre même du jeu « Gom'z Studio » alors qu'il est absent du packaging et de la communication du jeu Cutie Stix.
En outre, si les deux jeux en cause comportent également un élément de découpe et de perçage comprenant des tubes de découpage, boîtes de perçage, et gros bouton pressoir sur lequel l'enfant doit appuyer pour découper ou percer, ils se distinguent par l'assemblage et la forme de ces éléments, réunis en une seule « station » aux formes très arrondies dans Gom'z Studio alors qu'ils sont dissosiés, et dans des formes plus aplaties dans le jeu Cutie Stix.
Enfin, les deux noms de jeux sont très différents « Cutie Stix » d'un côté « Gom'z studio » de l'autre, et sont fortement visibles sur les packagings, « Gom'z Studio » apparaissant dans un bandeau sur fond noir placé à droite rappelant la marque également sur un bandeau noir, « Only 4 girls » devenue « Style 4 ever ». Si les packagings comportent des éléments communs comme la photographie d'une jeune fille portant des bijoux, et une frise de petits bonhommes colorés de type « émojis ou smileys », ces éléments, tout à fait banals en matière de jeux pour enfants et tout particulièrement de loisirs créatifs, ne sont pas de nature à créer un risque de confusion, les photographies, placées à des endroits opposés du packaging étant tout à fait différentes (couleur des cheveux, physionomie et expression du visage), tout comme la frise d'émojis (tailles, couleurs, nombre, formes), ne leur conférant pas la même impression d'ensemble. Il est enfin avéré que le packaging du jeu Gom'z Studio incriminé reprend la charte graphique que l'on retrouve dans toute la gamme de jeux commercialisés par la société Canal Toys, et qui lui est propre, caractérisée notamment par un fond blanc avec des zones de points de type pochoir, une tranche supérieure zébrée en noir et blanc, tirages photographiques évoquant ceux d'un photomaton, profusion d'objets, présence d'une pastille dentellée sur fond noir sur lequel est écrit un slogan, et saturation de couleurs contrastées, l'ensemble de ces éléments qui ne se retrouvent pas sur le jeu opposé étant exclusifs de la recherche fautive d'un risque de confusion.
Les demandes des sociétés Lansay et Maya formées sur le fondement de la concurrence déloyale seront donc rejetées, et le jugement infirmé en ce qu'il a reconnu des actes de concurrence déloyale à l'encontre de la société Lansay.
Sur le parasitisme
La société Canal Toys fait valoir qu'elle a présenté son jeu dès novembre 2016 au salon à Deauville, et qu'elle justifie l'avoir commercialisé en exclusivité à Carrefour dès février 2017, de sorte qu'il est faux de prétendre qu'elle aurait tiré profit de la conception et du succès du jeu Cutie Stix, et ajoute que les sociétés Maya et Lansay ne justifient pas d'un effort intellectuel et de conception, et que le lancement de son produit Gom'z Studio est le fruit de ses seuls investissements.
Les sociétés Maya et Lansay soutiennent qu'elles ont effectué d'importants investissements tant pour la conception que pour la commercialisation et la promotion du jeu Cutie Stix qui constitue l'un de leurs produits phare, et que la société Canal Toys a profité de ces investissements en s'immiscant dans leur sillage et dans celui du succès du jeu afin de commercialiser sans frais de création et de lancement, et sans risque, un jeu identique.
La cour rappelle que le parasitisme consiste à capter une valeur économique d'autrui individualisée, fruit d'un savoir-faire, d'un travail intellectuel et d'investissements et à se placer ainsi dans son sillage pour tirer indûment parti des investissements consentis ou de la notoriété acquise.
Il résulte de la chronologie des lancements au regard des pièces versées que le jeu Cutie Stix a été présenté aux distributeurs aux Etats Unis en avril 2016, distribué au public américain et présenté au salon de Deauville en novembre 2016, puis commercialisé au public français en août 2017. S'agissant du jeu incriminé, il est avéré par la production d'un courriel du 9 février 2017 adressé à un responsable de la société Carrefour, auquel est joint un bon de commande mentionnant le libellé du produit « Gom'z Studio », ses références et ses tarifs brut et net, ainsi que la promesse du jeu : « trop tendance, les émojis n'auront plus de secret pour toi avec la Gom'z Studio, plus de 100 gommes et customise les avec tes strass », que le jeu « Gom'z Studio » était présenté à la société Carrefour dès le mois de février 2017, ce qui signifie qu'il a été conçu à tout le moins quelques semaines avant, soit à la fin de l'année 2016 ou au tout début de l'année 2017, alors que le jeu Cutie Stix venait d'être distribué aux Etats Unis depuis deux mois et qu'il ne l'était pas encore en France.
Il ne peut dès lors être prétendu que la société Canal Toys a cherché à se placer dans le sillage du succès du produit Cutie Stix, aucun élément n'étant justifié s quant à la notoriété et au succès commercial du jeu Cutie Stix au début de l'année 2017, et les données communiquées relativement au chiffre d'affaires réalisé au second semestre 2017 ou au cours de l'année 2018 n'étant pas pertinentes pour démontrer une faute de parasitisme s'agissant d'une période où le jeu « Gom'z Studio » était déjà lui-même proposé aux distributeurs et au public français ainsi qu'il résulte de sa présence sur le catalogue Carrefour Noël diffusé dès le mois d'octobre 2017.
Il n'est pas davantage démontré que la société Canal Toys aurait profité indûment des investissements réalisés. Il n'est en effet communiqué aucun élément sur les investissements qualitatifs et quantitatifs qu'aurait effectués la société Maya pour concevoir et créer le jeu Cutie Stix, et dont la société Canal Toys aurait prétendument fait l'économie, à l'exception de l'attestation du Vice-Président en charge de la finance et des opérations du groupe Maya (pièce 17) qui mentionne que « le montant des investissements créatifs et de marketing pour la gamme Cutie Stix s'élève à 2 000 000 dollars » sans préciser la part des dépenses relatives à la création et à la conception du jeu, ni mentionner les montants par année, ladite attestation étant datée du 18 avril 2018, et ce alors qu'aucune faute ne peut être reprochée à la société Canal Toys au titre de la prétendue captation d'investissements réalisés postérieurement au lancement du produit incriminé.
En outre, l'attestation du responsable administratif et financier de la société Lansay (pièce 16), datée du 13 avril 2018, qui indique que le montant brut de l'ensemble des investissements publicitaires (TV, digital, animations magasins, catalogues ...) engagé en 2017 s'élève à environ 1 000 000 d'euros, sans spécifier que ces dépenses ont été réalisées pour le jeu Cutie Stix, n'est pas pertinente.
Il se déduit de ces éléments que les sociétés Maya et Lansay ne démontrent pas la valeur économique qu'elles auraient créée et qui aurait été indûment captée par la société Canal Toys. Leur demande sur le fondement du parasitisme sera donc rejetée, et le jugement entrepris également infirmé en ce qu'il a reconnu des actes de parasitime à l'encontre de la société Maya.
Sur les agissement déloyaux résultant de la procédure abusive
La société Canal Toys prétend que les sociétés Maya et Lansay ont intenté cette action sans fondement, et ont agi déloyalement en faussant le jeu normal de la concurrence par une action judiciaire infondée.
Il n'est cependant pas démontré que les sociétés Maya et Lansay aient agi avec une évidente mauvaise foi, ou une absence de tout fondement ou de façon malveillante avec une intention de nuire, de nature à faire dégénérer en abus leur action en justice, de sorte que la demande de la société Canal Toys de ce chef sera rejetée.
PAR CES MOTIFS
LA COUR,
Infirme le jugement sauf en ce qu'il a rejeté les demandes au titre de la concurrence déloyale à l'encontre de la société The Maya Group, les demandes au titre du parasitisme à l'encontre de la société Lansay France, et les demandes de dommages-intérêts en réparation des actes de concurrence déloyale et de parasitisme ;
Statuant à nouveau dans cette limite, et y ajoutant ;
Déboute les sociétés The Maya Group et Lansay de toutes leurs demandes ;
Déboute la société Canal Toys de sa demande de dommages-intérêts pour procédure abusive ;
Rejette toutes autres demandes des parties contraires à la motivation ;
Condamne les sociétés The Maya Group et Lansay France aux dépens de première instance et d'appel et, vu l'article 700 du code de procédure civile, les condamne à payer in solidum à ce titre à la société Canal Toys une somme de 15 000 euros.