CA Paris, Pôle 5 ch. 4, 18 novembre 2020, n° 18/19141
PARIS
Arrêt
Confirmation
PARTIES
Demandeur :
Administration Distribution Directe (SAS)
Défendeur :
Solocal (SA)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
Mme Dallery
Conseillers :
M. Gilles, Mme Depelley
Avocats :
Me Teytaud, Me Druesne, Me De Maria, Me Potot
FAITS ET PROCÉDURE
La société SAS Administration distribution directe, ci-après ADD a pour activité la distribution de catalogues, d'annuaires, d'articles publicitaires, le portage de publicité catalogue et d'autres supports.
La société Solocal, anciennement dénommée Pages Jaunes (ci-après Pages Jaunes) a pour activité la publicité et l'information de proximité et propose notamment des services d'édition et de distribution d'annuaires, dont l'annuaire universel.
Les parties ont entretenu des relations commerciales directes de 2000 à 2003 ainsi qu'en 2014 et 2015, et des relations commerciales par l'intermédiaire de la société S Pass Diffusion II, filiale d'ADD, entre 2004 et 2013.
Le 9 décembre 2014, Pages Jaunes notifie à ADD sa décision de rééquilibrer le volume d'affaires confié à ses différents prestataires.
En 2015 le chiffre d'affaires réalisé par ADD avec Pages Jaunes est en retrait par rapport à 2014.
Le 8 octobre 2015, Pages Jaunes informe ADD qu'à l'issue de la consultation qu'elle a lancée, cette dernière n'est pas retenue pour la distribution des annuaires en 2016 pour des raisons essentiellement économiques.
Par lettre du 16 juin 2016, ADD informe Pages Jaunes de sa décision d'engager sa responsabilité sur le fondement de l'article L 442-6 du code de commerce et lui indique se tenir à sa disposition pour toute proposition d'indemnisation.
Par acte du 7 juillet 2016, ADD assigne Pages Jaunes devant le tribunal de commerce de Paris.
Par jugement du tribunal de commerce de Nanterre du 13 octobre 2016, la société ADD a été placée en liquidation judiciaire.
Par jugement rendu le 9 juillet 2018, le tribunal de commerce de Paris :
- Prend acte de l'intervention volontaire de Me Patrick Legras de Grandcourt ès qualité de mandataire judiciaire liquidateur de la société ADD ;
- Déboute Me Patrick Legras de Grandcourt ès qualité de mandataire judiciaire liquidateur de la SAS administration distribution directe Add de l'ensemble de ses demandes ;
- Condamne Me Patrick Legras de Grandcourt ès qualités de mandataire judiciaire liquidateur de la SAS administration distribution directe ADD à payer à la société Pages jaunes la somme de 5 000 euros au titre de l'article 700 du Code de procédure civile ;
- Déboute les parties de leurs demandes autres, plus amples ou contraires ;
- Condamne Me Patrick Legras de Grandcourt ès qualités de mandataire judiciaire liquidateur de la société ADD aux dépens, lesquels seront employés en frais de liquidation judiciaire de la SAS administration, distribution directe, ADD, dont ceux à recouvre par le greffe, liquidés à la somme de 77, 84 euros dont 12,76 de TVA.
Par déclaration du 27 juillet 2018, Me Patrick Legras de Grandcourt ès qualités interjette appel de ce jugement.
Vu les dernières conclusions de Maître Legras Grandcourt, en qualité de liquidateur judiciaire de la société ADD, notifiées et déposées le 13 décembre 2019, par lesquelles il est demandé à la Cour de :
Réformer le jugement du Tribunal de Commerce de Paris du 9 juillet 2018 en ce qu'il a débouté Maître Legras de Grandcourt ès qualité de liquidateur judiciaire de la société ADD de l'ensemble de ses demandes à l'encontre de la société Pages Jaunes et statuant à nouveau :
Vu l'article L 442-6 du Code de commerce,
Constater que la société ADD a été victime d'une rupture brutale partielle des relations commerciales établies commise par la société Solocal pour l'exercice de 2015 ;
Condamner la société Solocal à verser à Maître Legras de Grandcourt ès qualité de liquidateur judiciaire de la société ADD en réparation du préjudice économique subi une somme de 740 000 euros, outres les intérêts au taux légal à compter de l'assignation ;
Contester que la société ADD a été victime d'une rupture brutale et totale de relations commerciales établies commises par la société Solocal à compter du 1er janvier 2016 ;
Dire et juger qu'au regard des caractéristiques de la relation commerciale établie débutée en 1999, un préavis de 24 mois aurait dû être mis en œuvre préalablement par la société Solocal ;
Condamner la société Solocal à verser à Maître Legras de Grandcourt ès qualité de liquidateur judiciaire de la société ADD en réparation du préjudice économique subi une somme de 5 143 000 euros, outre les intérêts au taux légal, à compter de l'assignation ;
Vu l'article 32-1 du Code de procédure civile,
Dire que Maître Legras de Grandcourt ès qualité de liquidateur judiciaire de la société ADD n'a commis aucun abus de droit à agir en justice.
Par conséquence :
Débouter la société Solocal de sa demande de condamnation au titre d'une amende civile ;
Vu l'article 700 du Code de procédure civile,
Condamner la société Pages Jaunes au paiement d'une somme de 20 000 euros ;
Vu les articles 695 et suivants du Code de procédure civile
Condamner la société Solocal aux frais et dépens de première instance et d'appel, dont distraction au profit de Maître François Teytaud.
Vu les dernières conclusions de la société Solocal, anciennement dénomée Pages Jaunes, notifiées et déposées le 6 décembre 2019, par lesquelles il est demandé à la Cour de :
Confirmer le jugement entrepris en ce qu'il a débouté Legras de Grandcourt, ès qualités de mandataire judiciaire liquidateur de la société ADD de l'ensemble de ses demandes ;
L'infirmer de son chef par lequel il a débouté la société Pages Jaunes de sa demande de réparation au titre de la procédure abusive, et, statuant à nouveau, condamner la société ADD a lui verser la somme de 50 000 euros à ce titre, et en application de l'article 32-1 du Code de Procédure Civile, a « l'amende qu'il plaira à » la Cour de fixer ;
Condamner la société ADD aux entiers dépens et à verser à la société Pages Jaunes la somme de 25 000 euros au titre de l'Article 700 du Code de Procédure Civile.
SUR CE, LA COUR,
Sur l'existence d'une relation commerciale établie
La société ADD soutient qu'il existait bien une relation commerciale établie entre les parties, contrairement à ce que le tribunal a retenu, lequel a toutefois reconnu, non sans contradiction, une stabilité de la relation.
Elle se prévaut ainsi de l'ancienneté de cette relation depuis 1999, de la constance du chiffre d'affaires depuis 17 ans, des reconductions et des prorogations systématiques des contrats à durée déterminée.
En outre, elle soutient que le tribunal n'a pas démontré que la société Pages Jaunes a suivi la procédure d'appel d'offres au sens juridique du terme et que la société Pages Jaunes ne démontre ni un recours systématique à une procédure d'appel d'offres avant la conclusion des contrats avec elle ou sa filiale, ni une mise en concurrence effective avec d'autres candidats, ajoutant que les contrats conclus avec elle n'ont pu être discutés s'agissant de contrats types qui ne feraient pas tous référence à la procédure de consultation et de mise en concurrence et que le contrat du 3 avril 2007 a été conclu pour 3 années. Elle ajoute qu'en tout état de cause, le recours systématique à la procédure d'appel d'offres ne suffit pas à caractériser des relations commerciales précaires.
La société Pages Jaunes rétorque que le recours systématique à des appels d'offres exclut toute relation commerciale établie, puisqu'elle place le cocontractant dans une situation de précarité, qui ne permet pas de caractériser l'existence d'une relation commerciale établie, et qu'en l'espèce, elle a systématiquement recouru à des procédures d'appels d'offres pour organiser la distribution de ses annuaires, ce qui ne laissait présager aucune stabilité de sa relation avec ADD qui a participé aux appels d'offres qu'elle a successivement organisés. Elle soutient que la fin de cette relation n'est que la conséquence de cette mise en concurrence. Elle ajoute que contrairement à ce que soutient ADD, chaque contrat souscrit était différent, s'agissant, outre du candidat retenu, en particulier du prix, des volumes et des zones concernées
L'article L. 442-6, I, 5º du code de commerce dans sa version applicable à la cause dispose qu'engage sa responsabilité et s'oblige à réparer le préjudice causé, celui qui rompt brutalement une relation commerciale établie, sans préavis tenant compte de la durée de la relation commerciale.
Une relation commerciale « établie » présente un caractère « suivi, stable et habituel » et permet raisonnablement d'anticiper pour l'avenir une certaine continuité du flux d'affaires entre les partenaires commerciaux, ce qui implique, notamment qu'elle ne soit pas entachée par des incidents susceptibles de remettre en cause sa stabilité, voire sa régularité.
Le tribunal doit être approuvé en ce qu'il a retenu la réalité des appels d'offres relevant à cet égard que :
- la société Pages Jaunes organisait systématiquement un processus réunissant les caractéristiques d'un appel d'offres afin de désigner l'entreprise avec laquelle elle contracterait, qu'il en a été ainsi chaque année entre 2002 et 2015, sous réserve d'un contrat pluriannuel entre 2007 et 2010, l'appel d'offres comportant un règlement de la consultation définissant le calendrier et le déroulement des différentes étapes, une présentation générale du projet, un dossier commercial, un dossier administratif et un dossier organisationnel ainsi qu'un dossier technique et méthodologique constituant le Cahier des Charges Techniques du contrat type comportant 13 rubriques,
- une mise en concurrence effective avec d'autres entreprises.
En effet, Pages Jaunes justifie des appels d'offres organisés chaque année et auxquels ADD a participé (notamment ses pièces 4, 15 et 16, 19, 22, 23 24, 40, 44, 45, 46 et 47) et, ce ainsi qu'en atteste X générale des Annuaires Imprimés de Pages Jaunes (pièce 25) qui fait également état de la participation d'autres distributeurs, étant observé que cette attestation n'est pas utilement critiquée et que certaines sociétés confirment au demeurant leur participation à ces appels d'offres, telle la société Adexo (pièce 41) et La Poste (pièce 43).
La circonstance que la société ADD ou sa filiale S Pass Diffusion II ait été retenue pendant 15 ans à l'issue d'appel d'offres annuels sous réserve du contrat pluriannuel de 2007 à 2010 avec cette dernière, comme prestataire de la société Pages Jaunes, n'est pas de nature à remettre en cause l'aléa inhérent à tout appel d'offres, s'agissant d'une mise en concurrence exclusive de toute stabilité, en présence du recours systématique à une telle procédure en l'absence de contrat-cadre et de garantie de chiffre d'affaires minimum.
Il s'ensuit que la relation commerciale dont l'appelante se prévaut et avait accepté en concourant aux appels d'offre systématiquement mis en œuvre, en dehors de tout contrat-cadre et sans garantie de chiffre d'affaires minimum, était nécessairement précaire, ce dont l'intéressée avait parfaitement conscience (pièce 40 notamment) de sorte que celle-ci n'est pas fondée à se prévaloir d'une rupture brutale des relations commerciales établies au sens de l'article L 442-6, I 5º du code de commerce, à l'issue de l'appel d'offres pour la distribution des annuaires en 2016 auquel elle a participé (pièce 5) sans être retenue ainsi que lui a fait savoir la société Pages Jaunes par lettre du 8 octobre 2015 (pièce 6).
Ce d'autant que, Pages Jaunes avait dès 2012, appelé l'attention des participants à l'appel d'offres par son courrier de présentation du 21 septembre 2012 lançant sa consultation (pièce 28) sur « la moindre croissance commerciale du support papier ces dernières années, conjuguée à une baisse d'appétence d'une partie du public au profit du media internet » l'ayant amenée « à revisiter sa stratégie de diffusion pour l'adapter au comportement et aux attentes de son public, notamment en terme de développement durable, et préserver la rentabilité économique du media papier ».
Le jugement est en conséquence confirmé en ce qu'il a débouté Maître Patrick Legras de Grandcourt ès qualités de ses demandes fondées sur la rupture brutale des relations commerciales établies.
Sur la procédure abusive
L'exercice d'une action en justice constitue un droit sauf à ce que soit caractérisée une faute faisant dégénérer en abus le droit d'agir en justice.
En l'espèce, la société Solocal fait état de déclarations mensongères de la société ADD, laquelle aurait occulté dans son assignation, l'existence de procédures d'appel d'offres, et ce alors même qu'elle disposait des éléments justifiant notamment de sa participation aux différents appels d'offres.
Mais, il n'est pas démontré que Maître Legras de Grandcourt ès qualités qui a pu se méprendre sur l'existence de relations commerciales établies en présence d'appel d'offres au cas particulier de la société ADD, ait fait dégénérer en abus son droit d'ester en justice.
La demande de dommages-intérêts présentée par la société Solocal est donc rejetée et il n'y a pas lieu au prononcé d'une amande civile sur le fondement de l'article 32-1 du code de procédure civile.
Le jugement est confirmé de ce chef.
Sur les dépens et l'article 700 du code de procédure civile
Maître Legras de Grandcourt ès qualités qui succombe en ses demandes est condamné aux dépens d'appel, et débouté de sa demande au titre de l'article 700 du code de procédure civile. Il est condamné ès qualités à payer la somme de 5 000 euros sur ce fondement à la société Solocal, anciennement Pages Jaunes en cause d'appel, en sus de la somme allouée à ce titre par le tribunal.
PAR CES MOTIFS,
Confirme le jugement ;
Y ajoutant,
Condamne Maître Patrick Legras de Grandcourt en qualité de liquidateur de la société ADD aux dépens d'appel et à payer à la société Solocal, anciennement Pages Jaunes, la somme de 5 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile.
Rejette toute autre demande.