CAA Lyon, 4e ch., 3 décembre 2020, n° 18LY03519
LYON
Arrêt
PARTIES
Défendeur :
Autoroutes Paris-Rhin-Rhône (Sté)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. d'Hervé
Avocat :
Selarl Devevey
Rapporteur :
Mme Lesieux
Rapporteur public :
M. Savoure
Vu la procédure suivante :
Procédure contentieuse antérieure
La société Autoroutes Paris-Rhin-Rhône a, dans le dernier état de ses écritures, demandé au tribunal administratif de Dijon, à titre principal, d'annuler les marchés publics de signalisation routière verticale conclus avec la société X entre 1998 et 2005 et de condamner cette dernière à lui rembourser la somme à parfaire de 15 735 206,21 euros, augmentée des intérêts au taux légaux et de leur capitalisation, à titre subsidiaire, de condamner cette même société à lui verser la somme à parfaire de 3 303 512,96 euros, augmentée des intérêts et de leur capitalisation, en réparation du préjudice économique subi lors de la conclusion de ces marchés publics.
- Par un jugement avant dire-droit n° 1301551 du 30 juillet 2015, le tribunal administratif de Dijon a ordonné une expertise.
- Par un jugement n° 1301551 du 16 juillet 2018, ce même tribunal, après avoir rejeté les conclusions principales de la société APRR a, d'une part, condamné la société X à lui verser la somme de 513 848 euros, assortie des intérêts au taux légal à compter du 17 juin 2013 et de leur capitalisation à compter du 17 juin 2014, d'autre part, mis à la charge de la société X les sommes de 22 396 euros au titre des frais d'expertise et 1 500 euros au titre des frais du litige à verser à la société APRR.
Procédure devant la cour
I°) Par une requête, enregistrée le 17 septembre 2018 sous le n° 18LY03519, la société X, représentée par Me B, demande à la cour :
1°) de réformer le jugement du 16 juillet 2018 du tribunal administratif de Dijon ;
2°) de rejeter les demandes de première instance de la société APRR ;
3°) de mettre à la charge définitive de cette dernière les frais d'expertise judiciaire taxés et liquidés à la somme de 22 396 euros ;
4°) de mettre à la charge de cette société une somme de 10 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Elle soutient que :
- c'est à tort que le tribunal administratif de Dijon a retenu, pour l'évaluation du préjudice subi par la société APRR, la méthode contrefactuelle proposée par cette société et une période d'indemnisation courant de 2002 à 2006 alors qu'elle n'a participé à l'entente que jusqu'en 2004 ; la société APRR s'est retranchée derrière le secret des affaires pour ne pas avoir à communiquer une partie des données essentielles à la détermination de son prétendu préjudice ;
- le nouvel actionnaire de la société APRR n'établit pas avoir subi un quelconque préjudice ; en tout état de cause, les éventuels surprix ont été répercutés sur les tarifs acquittés par les usagers.
Par un mémoire en défense, enregistré le 22 octobre 2020, la société Autoroutes Paris-Rhin-Rhône, représentée par Me Y, conclut au rejet de la requête et demande à la cour :
1°) à titre principal, d'annuler le jugement du 16 juillet 2018 du tribunal administratif de Dijon en tant qu'il a rejeté ses conclusions principales, d'annuler les contrats conclus avec la société X pendant la période d'entente anticoncurrentielle et de condamner cette société à lui verser la somme à parfaire de 19 039 600 euros, augmentée des intérêts au taux légal et de leur capitalisation ;
2°) à titre subsidiaire, de réformer ce même jugement et de condamner la société X à lui verser la somme à parfaire de 3 997 251 euros, augmentée des intérêts au taux légal et de leur capitalisation ;
3°) dans tous les cas, de mettre à la charge de la société X, une somme de 5 000 euros en application de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Elle fait valoir que :
- elle n'avait d'autre choix que de respecter le principe du secret des affaires de sorte qu'il ne peut être invoqué une méconnaissance du principe du contradictoire ;
- la comparaison des prix du marché en cause avec les prix de produits de la mêMe Yamille de la signalisation verticale, communs aux différents membres de l'entente et représentatifs de l'ensemble des produits du secteur n'est pas critiquable ;
- c'est à bon droit que le tribunal s'est fondé sur l'expertise pour déterminer le préjudice subi ; la société X n'apporte aucune critique utile de la méthode contrefactuelle utilisée par l'expert ;
- si la participation de la société X n'a pu être qu'occasionnelle, elle n'a pas moins tiré profit de l'entente pendant toute sa durée ;
- c'est la société, personne morale, qui a subi un préjudice du fait du comportement de la société X, indépendamment de toute modification de son actionnariat ; en tout état de cause, le lien entre la baisse de valeur des capitaux propres et le prix de cession par l'Etat n'est pas établi ;
- elle a démontré en première instance que le surprix n'a pas été répercuté sur ses usagers ; les premiers juges n'ont pas inversé la charge de la preuve en écartant l'argumentation de la société X sur ce point ; en tout état de cause, il est inexact de soutenir que la charge de la preuve pèse sur elle ;
- c'est à tort que le tribunal administratif a rejeté ses conclusions principales pour cause de prescription ;
- son action tendant à l'annulation des dix-sept marchés en cause est recevable et fondée ; elle peut prétendre au remboursement des sommes versées pour leur exécution et à l'actualisation de ces sommes pour tenir compte de l'écoulement du temps ; il appartient à la société X de déterminer le montant des dépenses utiles à déduire de cette indemnisation ;
- à titre subsidiaire, il sera fait droit à sa demande présentée sur le fondement quasi-délictuel ; ces sommes doivent être actualisées à la date de l'arrêt à intervenir.
Par un nouveau mémoire, enregistré le 28 octobre 2020, la société X, ainsi que la société AJ Partenaires, administrateur judiciaire et Me Z, mandataire judiciaire, représentés par la SELARL Jean-Philippe Devevey, concluent aux mêmes fins que la requête et portent à 15 000 euros la somme à mettre à la charge de la société APRR sur le fondement de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Ils soutiennent en outre que :
- l'appel incident de la société APRR est irrecevable compte tenu du placement en redressement judiciaire de la société X par un jugement du 6 mars 2019 ;
- ainsi que l'a jugé le tribunal, son action principale, en annulation des contrats, était prescrite ;
- la part d'incertitude qui englobe la méthode contrefactuelle de l'expert judiciaire ne saurait être ignorée ; elle propose une reconstitution des prix tenant compte des données réelles de ses propres marchés ;
- la répercussion du coût des travaux par la société APRR sur la tarification des péages autoroutiers a été effective.
II°) Par une requête et un mémoire complémentaire, enregistrés les 21 septembre et 14 décembre 2018 sous le n° 18LY03569, la société Autoroutes Paris-Rhin-Rhône, représentée par Me Y, demande à la cour :
1°) à titre principal, d'annuler le jugement du 16 juillet 2018 du tribunal administratif de Dijon en tant qu'il a rejeté ses conclusions principales, de faire droit à ces mêmes conclusions en annulant les contrats conclus avec la société X et en condamnant cette dernière à lui verser la somme à parfaire de 15 735 206,21 euros, augmentée des intérêts au taux légal et de leur capitalisation ;
2°) à titre subsidiaire, de réformer le jugement du 16 juillet 2018 et de condamner la société X à lui verser à la somme à parfaire de 3 303 512,96 euros, augmentée des intérêts au taux légal et de leur capitalisation ;
3°) de mettre à la charge de cette société une somme de 5 000 euros sur le fondement de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Elle soutient que :
- contrairement à ce qu'a jugé le tribunal administratif, à la date de l'introduction de ses conclusions, son action en nullité des contrats conclus avec la société X n'était pas prescrite ;
- compte tenu de ce que ces dix-sept contrats, y compris celui conclu en 2005, sont entachés de dol, elle peut prétendre à la restitution des sommes versées à la société X ;
- les sommes dont il est demandé la restitution doivent être actualisées pour tenir compte de l'écoulement du temps ;
- la société X ne peut prétendre au remboursement des dépenses utiles compte tenu de la faute qu'elle a commise ; en tout état de cause, il lui appartient d'en établir le montant ;
- à titre subsidiaire, c'est à tort que les premiers juges ont écarté, pour l'évaluation de son préjudice, les marchés conclus antérieurement à 2002 ainsi que sa demande d'actualisation.
Par un mémoire en défense, enregistré le 29 octobre 2020, la société X, la société AJ Partenaires, administrateur judiciaire et Me Z, mandataire judiciaire, représentés par la SELARL Jean-Philippe B, concluent au rejet de la requête et à ce qu'une somme de 10 000 euros soit mise à la charge de la société APRR sur le fondement de l'article L. 761-1 du code de justice administrative
Elle fait valoir que :
- c'est à juste titre que le tribunal administratif de Dijon a retenu que les demandes de la société APRR, présentées pour la première fois, le 27 mars 2017, étaient prescrites ;
- par un jugement du 6 mars 2019, elle a été placée en redressement judiciaire ; en application des articles L. 622-21 et L. 622-22 du code de commerce, l'appel de la société APRR est irrecevable ;
- il appartient à la société APRR de démontrer qu'elle est victime d'un dol causé par les pratiques anticoncurrentielles qu'elle lui reproche ;
- le montant réclamé par la société APRR en réparation de son préjudice est excessif et contraire au principe d'une juste et effective réparation du dommage dégagé par le droit de l'Union européenne ; elle ne peut pas prétendre à la restitution intégrale du prix payé pour des prestations intégralement réalisées conformément aux prescriptions des marchés ;
- l'évaluation du surcoût par l'expert judiciaire ne reflète pas la réalité ; la période des marchés conclus pendant l'entente est de quatre ans ainsi que l'a jugé l'Autorité de la concurrence ; aucun élément ne permet d'établir un surcoût en lien avec les pratiques anticoncurrentielles pour les marchés conclus avant 2002 ; les marchés conclus entre 2002 et 2005 n'entraient pas dans la répartition des marchés des société d'autoroute organisée par les majors de l'entente ;
- aucune actualisation ne saurait intervenir alors que la société APRR n'a agi dans la présente instance que sept ans après la découverte du dol ; elle ne démontre pas avoir été empêchée de poursuivre l'exploitation des autoroutes du fait de l'indisponibilité des fonds obérant sa trésorerie.
Vu les autres pièces du dossier ;
Vu :
- le code civil ;
- le code de commerce ;
- le code des marchés publics ;
- la loi n° 2014-344 du 17 mars 2014 ;
- l'ordonnance n° 2016-131 du 10 février 2016, en particulier son article 9 ;
- l'ordonnance n° 2017-303 du 9 mars 2017 ;
- le code de justice administrative ;
Les parties ayant été régulièrement averties du jour de l'audience ;
Après avoir entendu au cours de l'audience publique :
- le rapport de Mme Lesieux ;
- les conclusions de M. Savouré, rapporteur public ;
- les observations de Me Devevey, représentant la société X, la société AJ Partenaires, administrateur judiciaire et Me Z, mandataire judiciaire, et celles de Me Y, représentant la société Autoroutes Paris Rhin Rhône.
Considérant ce qui suit :
1. Par une décision n° 10-D-39 du 22 décembre 2010, l'Autorité de la concurrence a prononcé à l'encontre de huit sociétés intervenant sur le marché de la signalisation routière verticale, dont la société X, des sanctions pécuniaires au titre des dispositions de l'article L. 420-1 du code du commerce ainsi que celles de l'article 81, paragraphe 1, du traité instituant la Communauté européenne, devenu l'article 101 du traité sur le fonctionnement de l'Union européenne, pour s'être entendues sur la répartition et le prix des marchés de signalisation routière verticale. Par un arrêt du 29 mars 2012, devenu définitif, la cour d'appel de Paris a confirmé cette décision ainsi que le montant de la sanction infligée à la société X à hauteur de 356 000 euros. La société des Autoroutes Paris Rhin-Rhône (APRR) a alors saisi le tribunal administratif de Dijon d'une demande tendant à la réparation, sur le fondement de la responsabilité quasi-délictuelle, du préjudice qu'elle a subi du fait de la participation de la société X à cette entente anticoncurrentielle. Par un jugement du 30 juillet 2015, le tribunal administratif de Dijon a jugé que cette société s'était rendue coupable de manœuvres dolosives ayant conduit la société APRR à conclure des marchés avec elle dans des conditions plus onéreuses que celles auxquelles elle aurait dû normalement souscrire. Le tribunal a toutefois, avant de statuer sur les conclusions indemnitaires de la société APRR, prescrit une expertise, afin d'évaluer son préjudice. Au cours des opérations d'expertise, la société APRR a saisi le tribunal administratif de Dijon de conclusions tendant désormais, à titre principal, à l'annulation des contrats passés au cours de la période d'entente avec la société X, et à la restitution des sommes versées en exécution de ces contrats. Ses conclusions présentées sur le fondement de la responsabilité quasi-délictuelle étaient cependant maintenues à titre subsidiaire. Par un jugement du 16 juillet 2018, le tribunal administratif de Dijon a rejeté les conclusions principales de la société APRR en lui opposant la prescription de son action à ce titre, a condamné la société X, sur le fondement de la responsabilité quasi-délictuelle, à verser à la société APRR la somme de 513 848 euros, assortie des intérêts au taux légal à compter du 17 juin 2013 et de leur capitalisation, et a mis les frais d'expertise à la charge de la société X.
2. Sous le n° 18LY03519, la société X demande à la cour d'annuler ce jugement en ce qu'il prononce une condamnation à son encontre. Sous le n° 18LY03569, la société APRR demande à la cour de réformer ce jugement et de faire droit à ses conclusions principales, ou le cas échéant subsidiaires, présentées en première instance. Ces requêtes étant dirigées contre le même jugement, il y a lieu de les joindre pour statuer par un mêMe Zrrêt.
Sur la poursuite de l'instance :
3. Les dispositions des articles L. 622-1 et suivants du code de commerce ne font pas obstacle à ce que le juge administratif, s'agissant des créances qui par nature relèvent de sa compétence, examine si une partie à un contrat administratif a droit à réparation de son préjudice, fixe le montant des sommes dues à ce titre et prononce une condamnation à l'encontre d'une entreprise en état de redressement judiciaire, sans préjudice des suites que la procédure judiciaire est susceptible d'avoir sur le recouvrement des créances. Ainsi la circonstance que la société X a été placée en redressement judiciaire par jugement du 6 mars 2019 du tribunal de commerce de Besançon est sans incidence sur la poursuite de l'instance engagée par la société APRR devant la cour, tant par la voie de l'appel principal que de l'appel incident.
Sur les conclusions tendant à l'annulation des contrats :
4. Une partie à un contrat administratif, victime de la part de son cocontractant, de pratiques anticoncurrentielles constitutives d'un dol ayant vicié son consentement, peut, en cours d'exécution ou après l'exécution de ce contrat, saisir le juge administratif, alternativement ou cumulativement, d'une part, de conclusions tendant à ce que celui-ci prononce l'annulation du marché litigieux et tire les conséquences financières de sa disparition rétroactive, et, d'autre part, de conclusions tendant à la condamnation du cocontractant, au titre de sa responsabilité quasi-délictuelle, à réparer les préjudices subis en raison de son comportement fautif.
5. L'article 1304 du code civil, dans sa rédaction antérieure à celle issue de l'ordonnance du 10 février 2016 visée ci-dessus, dont la teneur est reprise aujourd'hui en substance par les articles 1144 et 2224 du code civil, énonce que « dans tous les cas où l'action en nullité ou en rescision d'une convention n'est pas limitée à un moindre temps par une loi particulière, cette action dure cinq ans » et que ce temps ne court « dans le cas d'erreur ou de dol, (que) du jour où ils ont été découverts ».
6. Il résulte de l'instruction, et ainsi que l'a jugé le tribunal administratif de Dijon, que la société APRR était à même de connaître de façon suffisamment certaine l'étendue des pratiques anticoncurrentielles dont elle a été victime de la part des titulaires des marchés de signalisation routière verticale conclus entre 1997 et 2006, au vu de la décision du 22 décembre 2010 de l'Autorité de la concurrence, publiée le jour même sur le site Internet de cette Autorité ainsi que le prévoit l'article D. 464-8-1 du code de commerce et ce, même si cette décision a fait ensuite l'objet de recours contentieux. Le délai de prescription quinquennale commençait donc à courir à compter de cette date et était par conséquent expiré le 27 mars 2017, date à laquelle la société APRR a présenté au tribunal administratif, pour la première fois, à titre de conclusions principales, sa demande d'annulation du contrat, entièrement exécuté, conclu avec la société X pendant la période d'entente.
7. La société APRR, qui soutient que cette prescription a été interrompue, ne saurait, en tout état de cause, utilement se prévaloir des dispositions de l'article L. 462-7 du code de commerce, dans ses versions successives issues de la loi du 17 mars 2014 relative à la consommation et de l'ordonnance du 9 mars 2017 relative aux actions en dommages et intérêts du fait des pratiques anticoncurrentielles, dès lors que selon ces dispositions, seule l'ouverture d'une procédure devant l'Autorité de la concurrence a pour effet d'interrompre le délai de prescription jusqu'à ce que la décision de la juridiction compétente, saisie sur recours, soit devenue définitive. Or, à la date de l'entrée en vigueur de ces lois, l'Autorité de la concurrence avait rendu sa décision le 22 décembre 2010. Ainsi qu'il a été dit au point 1, la cour d'appel de Paris avait quant à elle déjà définitivement statué sur le recours introduit par la société X.
8. Il en résulte que c'est à bon droit que les premiers juges ont opposé à la société APRR la prescription de ses conclusions d'annulation présentées à titre principal.
Sur les conclusions présentées sur le fondement de la responsabilité quasi-délictuelle :
9. En premier lieu, la société X soutient que l'action relative à l'indemnisation du surcoût éventuellement supporté pour l'acquisition de dispositifs de signalisation routière verticale, pendant la période d'entente anticoncurrentielle, appartient à l'Etat et non à la société APRR, privatisée depuis 2006 seulement. Cependant, l'action en responsabilité quasi-délictuelle à raison du comportement fautif de son cocontractant, relève de la seule société APRR, dotée d'une personnalité juridique distincte de celle de ses actionnaires.
10. En deuxième lieu, il est constant que la société X a participé au cartel, constitué entre 1997 et 2006, dans le secteur de la signalisation routière verticale dont l'objectif était d'organiser artificiellement le fonctionnement du marché dans un but anticoncurrentiel. Il résulte des énonciations de la décision du 22 décembre 2010 de l'Autorité de la concurrence, en particulier ses points 233 et suivants, que la participation de cette société à l'entente n'a pas été permanente et qu'une période d'environ quatre ans a été retenue pour l'évaluation de la sanction financière mise à sa charge. Toutefois, contrairement à ce qu'a jugé le tribunal administratif de Dijon, il ne ressort pas des termes de la décision du 22 décembre 2010 de l'Autorité de la concurrence que la période durant laquelle la société X a participé à l'entente était limitée aux années 2002 à 2006. Il ressort au contraire de cette décision, ainsi que le fait valoir la société APRR, en particulier de son point 238, que la société X a pu être attributaire de marchés à bons de commande dès 1999. Par ailleurs, s'il ressort des énonciations de cette décision (point 95) que cette société était « en attente » de classement sur la « liste noire » établie le 10 mai 2005 par les membres de l'entente, il est constant qu'elle participait avec les autres membres du cartel à la réunion qui se tenait au lieu des perquisitions effectuées le 14 mars 2006. Par suite, en l'absence de démonstration par la société X qu'elle n'a pas recouru, pour chacun des dix-sept contrats conclus entre 1998 et 2005 avec la société APRR, à des pratiques anticoncurrentielles ayant conduit cette dernière à payer un prix supérieur à celui qu'elle aurait dû acquitter, sa responsabilité peut être recherchée par la société APRR en réparation des manœuvres dolosives dont elle a été victime lors de la conclusion de ces dix-sept contrats.
11. En troisième lieu, pour déterminer le montant du supplément de prix payé par la société APRR, l'expert désigné a dans un premier temps énuméré les différentes méthodes d'évaluation recommandées par la commission européenne dans son guide pratique sur la quantification du préjudice dans les actions en dommages et intérêts fondées sur des infractions en matière d'ententes et abus de position dominante. Il a ensuite exposé les raisons pour lesquelles il estimait pertinent, compte tenu de l'ampleur de l'entente qui concernait la quasi-totalité du marché de la signalisation routière verticale entre 1997 et 2006, de retenir une méthode générale de comparaison des prix actualisés, pratiqués sur le marché de la signalisation routière verticale, pendant et après l'entente, sur un échantillon statistique représentatif des produits les plus couramment achetés par la société APRR, avant un abattement de 30 % pour neutraliser la composante « génie civil » dans les marchés exécutés. L'expert en a déduit un surprix unitaire moyen de 30 % qu'il a appliqué à chacun des dix-sept contrats litigieux pour évaluer à 846 329 euros le préjudice subi. Il résulte de l'instruction que la société X a présentée, dans le cadre de l'expertise, une estimation alternative du surprix de 8,98 % dans sa note complémentaire du 30 mai 2016 puis de 8,33 %, le 16 septembre 2016. Toutefois, cette méthode de calcul alternative, parce qu'elle retient les prix pratiqués par cette seule société, sans actualisation, en périodes d'entente et post-entente, ne permet pas de remettre en cause, à elle seule, la méthode utilisée par l'expert.
12. Cependant, ainsi que le relève la société X dans ses écritures, il résulte de l'instruction que la société APRR a, en cours d'expertise, opposé le secret des affaires pour une partie des données qu'elle avait transmises à l'expert et qui ont servi à la détermination de son préjudice, et en particulier les données de prix pour la période post-entente, remis par les fournisseurs de panneaux de signalisation routière verticale. Il est constant que ces éléments, qui ont servi à la détermination du préjudice économique subi par la société APRR, n'ont pas été communiqués à la société X. Or, les règles générales de procédure interdisent au juge de se fonder sur des pièces qui n'auraient pas été soumises au débat contradictoire, à la seule exception des documents dont le refus de communication constitue l'objet même du litige. Par suite, il ne peut fonder sa décision sur le contenu de documents qui n'auraient pas été communiqués à l'autre partie, et ce alors même que ces documents auraient été couverts par un secret garanti par la loi. Dans ces conditions, il y a lieu d'écarter des débats le rapport d'expertise judiciaire remis le 27 juillet 2017.
13. Par ailleurs, le préjudice indemnisable de la société APRR résulte de la différence entre le prix indûment payé par elle et le prix qui aurait dû être payé s'il avait été déterminé par le jeu de la libre concurrence. Néanmoins, la réalité du préjudice et son quantum s'apprécient au regard de l'éventuelle répercussion, totale ou partielle, du surprix sur les usagers des autoroutes concédées, ainsi que le fait valoir la société X. S'il est constant que la fixation des tarifs des sociétés concessionnaires d'autoroute et leur évolution annuelle sont strictement encadrés par l'Etat et reposent sur des estimations réalisées conformément aux règles définies par le cahier des charges de chaque concession, il n'en demeure pas moins que ces tarifs et leur évolution sont calculés en tenant compte du montant des investissements réalisés ou à réaliser par la société concessionnaire.
14. Enfin, et ainsi que l'a jugé le tribunal administratif de Dijon, la société APRR n'établit pas la réalité du préjudice financier qu'elle invoque et au titre duquel elle soutient avoir droit à l' « actualisation » de la somme à mettre à la charge de la société X correspondant au surprix qu'elle a dû supporter lors de la conclusion des dix-sept contrats pendant la période d'entente anticoncurrentielle. Elle est seulement fondée, le cas échéant, à bénéficier de la majoration des indemnités allouées par les intérêts au taux légal, qui suffisent, en l'absence de démonstration d'un préjudice distinct, à réparer pour le créancier d'une somme d'argent le préjudice né de l'indisponibilité de cette somme. Ses conclusions sur ce point doivent donc être rejetées.
15. Il résulte de ce qui précède que l'état du dossier ne permet pas à la cour de statuer sur les conclusions de la société APRR tendant à l'indemnisation du surprix qu'elle dit avoir supporté du fait de la conclusion avec la société X de dix-sept contrats entre 1998 et 2005. Il y a lieu, dans ces conditions, de surseoir à statuer sur ces conclusions indemnitaires et d'ordonner une expertise aux fins ci-après précisées.
DÉCIDE :
Article 1er : Les conclusions principales de la société APRR ainsi que celles tendant, sur le fondement de la responsabilité quasi-délictuelle, à l'indemnisation du préjudice évoqué au point 14 du présent arrêt sont rejetées.
Article 2 : Il sera, avant de statuer sur le surplus des conclusions de la société X et de la société APRR, procédé par un expert désigné par le président de la cour, à une expertise avec pour mission :
. de se faire communiquer tous documents, contractuels ou non, utiles à l'accomplissement de sa mission et de procéder à toutes auditions utiles ;
. de fournir à la cour tous les éléments permettant de déterminer le montant du préjudice qu'aurait subi la société APRR au titre de la conclusion des marchés n°S1980207, 199061, 2000001, 2020020, 2020119, 03 N 20, 00 E 37, 00 L 75, 01 E 54, 02 L 50, 04 L 54, 00 J 57, 00 K 04, 01 J 57, 02 C 18, 03 J 56 et 04 J 77 ; en particulier de donner son avis et de transmettre tous les éléments utiles à la cour sur un éventuel surcoût entre les prix payés par la société APRR et les prix qui auraient dû être payés s'ils avaient été déterminés par le libre jeu de la concurrence ainsi que sur l'éventuelle répercussion de ce surcoût par la société APRR sur les usagers des autoroutes qui lui ont été concédées ;
. d'exposer les différentes méthodes d'évaluation du préjudice qui pourraient être mises en œuvre et d'en utiliser au moins deux dans le but de conforter les estimations auxquelles il sera parvenu ;
. d'une manière générale, d'entendre tous sachants et de donner à la cour toutes informations ou appréciations utiles de nature à lui permettre d'évaluer les préjudices subis ;
. le cas échéant, de concilier les parties.
Article 3 : L'expert accomplira sa mission dans les conditions prévues aux articles R. 621-2 à R. 621-14 du code de justice administrative.
Article 4 : Les frais d'expertise sont réservés pour y être statué en fin d'instance.
Article 5 : Tous droits et moyens des parties sur lesquels il n'est pas expressément statué par le présent arrêt sont réservés jusqu'à la fin de l'instance.
Article 6 : Le présent arrêt sera notifié à la société X et à la société des Autoroutes Paris Rhin-Rhône.
Copie en sera adressée à la société AJ Partenaires, administrateur judiciaire et à Me Z, mandataire judiciaire.