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Décisions

CA Paris, Pôle 5 ch. 7, 17 décembre 2020, n° 18/04601

PARIS

Arrêt

PARTIES

Demandeur :

Brenntag (SA), Brenntag AG (Sté)

Défendeur :

Autorité de la concurrence, Ministre chargé de l'Economie

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

Mme Maitrepierre

Conseillers :

Mme Schmidt, Mme Brun-Lallemand

Avocat :

CA Paris n° 18/04601

17 décembre 2020

Vu le recours en annulation, subsidiairement en réformation, contre la décision de l'Autorité de la concurrence n° 17-D-27 du 21 décembre 2017 relative à des pratiques d'obstruction mises en oeuvre par les sociétés Brenntag SA et Brenntag AG, déposé par la société Brenntag SA le 29 janvier 2018 au greffe de la cour d'appel ;

Vu le recours en annulation, subsidiairement en réformation, contre cette même décision déposée par la société Brenntag AG le 30 janvier 2018 au greffe de la cour d'appel ;

Vu le mémoire de demande de transmission d'une question prioritaire de constitutionnalité, déposé par la société Brenntag SA le 28 février 2018 au greffe de la cour d'appel ;

Vu le mémoire récapitulatif au soutien de la demande de transmission de la question prioritaire de constitutionnalité déposé au greffe de la cour d'appel le 16 mars 2018 ;

Vu les observations de l'Autorité de la concurrence déposées au greffe de la cour d'appel le 2 juillet 2018 ;

Vu les observations du ministre chargé de l'Economie déposées au greffe de la cour d'appel le 21 juin 2018 ;

Vu les mémoires récapitulatifs au soutien de la demande de transmission de la question prioritaire de constitutionnalité déposés par la société Brenntag SA les 15 octobre et 10 novembre 2020 ;

Vu l'avis du ministère public du 10 novembre 2020 communiqué le même jour aux parties ;

Après avoir entendu, à l'audience publique du 12 novembre 2020, les conseils de la société Brenntag SA, des représentants de l'Autorité de la concurrence et du ministre chargé de l'Economie ainsi que le ministère public.

FAITS ET PROCÉDURE

1. Le 21 juillet 2003, la société Gaches Chimie a saisi le Conseil de la concurrence, devenu l'Autorité de la concurrence (ci-après « l'Autorité »), d'une plainte contre la société Brenntag SA dénonçant des pratiques d'abus de position dominante mises en oeuvre par cette dernière.

2. Par une décision n° 06-D-12 du 6 juin 2006, le Conseil de la concurrence, considérant que la position dominante de la société Brenntag SA n'était pas établie, a prononcé un non-lieu à poursuivre.

3. Cette décision a, sur le recours de la société Gaches Chimie, été annulée par un arrêt de la cour d'appel de Paris du 13 mars 2007 qui a renvoyé l'affaire devant le Conseil de la concurrence pour instruction. Cet arrêt est devenu irrévocable à la suite du rejet du pourvoi en cassation formé par la société Brenntag SA (Com. 26 févr. 2008, n° 07-14.126).

4. L' instruction de la plainte a été reprise par le Conseil de la concurrence sous le n° 07/0034F. Elle a fait l'objet d'une jonction avec trois autres plaintes dirigées contre la société Brenntag SA, dont l'une émanait des sociétés Solvadis France et Solvadis GmbH (ci-après, ensemble, « les sociétés Solvadis ») et une autre de la société Gaches Chimie.

5. L'instruction de ces quatre affaires s'est poursuivie sous le numéro 07/0076F.

6. Les saisines regroupées sous ce numéro dénoncent des pratiques potentiellement contraires aux articles 101 et 102 du Traité sur le fonctionnement de l'Union européenne et L. 420-1 et L. 420-2 du code de commerce. Elles font, notamment, état d'accords d'exclusivité qui auraient été conclus entre la société Brenntag SA et ses fournisseurs portant sur des commodités chimiques et des spécialités. Les saisissants allèguent, d'une part, que la société Brenntag SA serait « leader » dans le secteur de la distribution des produits chimiques, d'autre part, qu'elle serait susceptible de détenir plus de 50 % du marché de la distribution de commodités chimiques.

7. Considérant que la société Brenntag SA n'avait pas répondu de manière satisfaisante à leurs différentes demandes d'informations et de pièces adressées au cours de l'instruction, ni aux relances et demandes d'actualisation, les rapporteurs ont, le 31 janvier 2017, notifié à la société Brenntag SA un rapport d'obstruction à l'investigation ou à l'instruction de la saisine n° 07/0076 F, puis un rapport complémentaire le 10 juillet 2017. À cette même date, un rapport d'obstruction a été notifié à la société Brenntag AG, aux fins de lui imputer les pratiques d'obstruction de sa filiale française.

8. La société Brenntag SA a adressé, le 14 avril 2017, ses observations au rapport d'obstruction du 31 janvier 2017 puis, le 18 octobre 2017, ses observations au rapport complémentaire du 10 juillet 2017. La société Brenntag AG a adressé le 17 octobre 2017 ses observations au rapport du 10 juillet 2017.

9. Par décision n° 17-D-27 du 21 décembre 2017 relative à des pratiques d'obstruction mises en oeuvre par les sociétés Brenntag SA et Brenntag AG (ci-après « la décision attaquée »), l'Autorité a considéré qu'il était établi que la société Brenntag SA, en tant qu'auteure de l'infraction, et la société Brenntag AG, en sa qualité de société mère de la société Brenntag SA, avaient enfreint les dispositions du V de l'article L. 464-2 du code de commerce, en faisant obstruction à l'instruction de la saisine n°07/0076 F.

10. Elle a, à ce titre, infligé solidairement à la société Brenntag SA et à la société Brenntag AG une sanction pécuniaire d'un montant de 30 millions d'euros.

11. Les sociétés Brenntag SA et Brenntag AG ont chacune déposé un recours en annulation et subsidiairement en réformation contre cette décision devant la cour d'appel de Paris.

12. Le 28 février 2018, la société Brenntag SA a déposé un mémoire contenant l'exposé de ses moyens au soutien de son recours.

13. Par un mémoire séparé déposé le même jour, elle a saisi la Cour d'une demande de transmission d'une question prioritaire de constitutionnalité (ci-après « QPC ») rédigée de la manière suivante :

« Les dispositions de l'article L. 464-2 V du code de commerce sont-elles contraires aux droits et libertés que la Constitution garantit, tout particulièrement au principe de légalité des délits et des peines, aux droits de la défense et aux garanties légales du procès équitable ainsi qu'au principe de nécessité et de proportionnalité des peines, principes garantis notamment aux articles 8 et 16 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen ».

14. Le 16 mars 2018, la société Brenntag SA a déposé un mémoire dit récapitulatif aux termes duquel elle a supprimé le grief pris de la méconnaissance du principe de la légalité des délits et des peines fondé sur l'imprécision de l'assiette de la sanction.

15. Les 27 et 28 février 2018, les sociétés Solvadis ainsi que Gaches Chimie ont déposé une déclaration d'intervention volontaire accessoire au soutien des prétentions de l'Autorité, et demandé qu'il soit enjoint aux sociétés Brenntag de leur communiquer les pièces déposées à l'appui du recours et de la demande de transmission d'une QPC.

16. Par un arrêt du 14 juin 2018, la Cour a déclaré irrecevables ces interventions volontaires. Cet arrêt est devenu irrévocable par suite du rejet du pourvoi en cassation formé par les sociétés Solvadis et Gaches Chimie (Cass. com., 18 mars 2020, pourvoi n° 18-19.169).

17. Aux termes de ses observations déposées le 21 juin 2018, le ministre chargé de l'Economie a indiqué que seul l'alinéa 2 de la disposition critiquée peut être contesté, l'alinéa 1 n'étant pas le support de la décision de sanction et que la QPC est dénuée de caractère sérieux de sorte qu'il n'y a pas lieu à la transmettre à la Cour de cassation.

18. L'Autorité a déposé ses observations le 2 juillet 2018 qui vont dans le même sens.

19. La société Brenntag SA a déposé le 15 octobre 2020 un mémoire récapitulatif qui, d'une part, répond aux observations de l'Autorité et à celles du ministre chargé de l'Economie, et d'autre part, modifie le libellé de la QPC, laquelle est posée de la manière suivante :

« Les dispositions de l'article L. 464-2 V alinéa 2 du code de commerce sont-elles contraires aux droits et libertés que la Constitution garantit, tout particulièrement au principe de légalité des délits et des peines, aux droits de la défense et aux garanties légales et procédurales afférentes au procès équitable, y compris la présomption d'innocence, ainsi qu'au principe de nécessité et de proportionnalité des peines, principes garantis notamment par les articles 8, 9 et 16 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen, ainsi qu'à l'objectif à valeur constitutionnelle d'intelligibilité et d'accessibilité de la loi ».

20. La Cour de cassation ayant été saisie le 26 octobre 2020 d'une QPC portant sur l'article L. 464-2, V, alinéa 2 du code de commerce, la société Brenntag SA a déposé un mémoire complémentaire le 10 novembre 2020 aux termes duquel elle s'oppose à l'application éventuelle par la Cour de l'article 126-5 du code de procédure civile et maintient sa demande de transmission. Elle fait notamment valoir que son argumentation diffère de celle dont la Cour de cassation est saisie.

21. Le ministère public invite la cour à faire application de l'article 126-5 du code procédure civil.

MOTIVATION

Sur le champ de la saisine de la Cour

22. La Cour rappelle que la QPC est assimilée à un moyen par les articles 23-1 et 23-2 de l'ordonnance n° 58-1067 du 7 novembre 1958 portant loi organique sur le Conseil constitutionnel.

23. Il s'en déduit que lorsque la demande tendant à la transmission d'une QPC vient au soutien d'un recours formé en application de l'article L. 464-8 du code de commerce, une telle demande doit être déposée dans le délai du dépôt de l'exposé des moyens tel que fixé à l'article R. 464-15 du code de commerce.

24. La Cour n'est donc valablement saisie que de la question telle qu'elle a été posée dans le mémoire déposé dans le délai précité. Si, une fois ce délai expiré, le demandeur a la faculté de renoncer à un moyen d'inconstitutionnalité ou, au contraire, de le préciser ou l'expliciter dans un mémoire complémentaire, il ne peut en revanche, modifier les termes de sa question ou ajouter de nouveaux moyens d'inconstitutionnalité.

25. En l'espèce, la Cour n'examinera donc que la question telle qu'elle a été posée dans le mémoire déposé par la sociétés Brenntag SA le 28 février 2018, et non dans celui qui été déposé le 15 octobre 2020, au-delà du délai de deux mois prévu à l'article R. 464-15 précité, et qu'au regard des moyens d'inconstitutionnalité exposés dans ce mémoire du 28 février 2018, et tels que précisés dans les mémoires suivants, à l'exception du moyen fondé sur l'imprécision de l'assiette de la sanction auquel le demandeur a renoncé.

Sur les conditions de transmission

26. Aux termes de l'article 23-2 de l'ordonnance n° 58-1067 du 7 novembre 1958, la QPC est transmise à la Cour de cassation si les conditions suivantes sont remplies :

1° La disposition contestée est applicable au litige ou à la procédure, ou constitue le fondement des poursuites ;

2° Elle n'a pas déjà été déclarée conforme à la Constitution dans les motifs et le dispositif d'une décision du Conseil constitutionnel, sauf changement des circonstances ;

3° La question n'est pas dépourvue de caractère sérieux.

27. S'agissant de la condition relative à l'applicabilité de l'article L. 464-2, V au litige, il convient de rappeler que ce texte est rédigé comme suit :

« Lorsqu'une entreprise ou un organisme ne défère pas à une convocation ou ne répond pas dans le délai prescrit à une demande de renseignements ou de communication de pièces formulée par un des agents visés au I de l'article L. 450-1 dans l'exercice des pouvoirs qui lui sont conférés par les titres V et VI du livre IV, l'Autorité peut, à la demande du rapporteur général, prononcer à son encontre une injonction assortie d'une astreinte, dans la limite prévue au II.

Lorsqu'une entreprise a fait obstruction à l'investigation ou à l'instruction, notamment en fournissant des renseignements incomplets ou inexacts, ou en communiquant des pièces incomplètes ou dénaturées, l'Autorité peut, à la demande du rapporteur général, et après avoir entendu l'entreprise en cause et le commissaire du Gouvernement, décider de lui infliger une sanction pécuniaire. Le montant maximum de cette dernière ne peut excéder 1 % du montant du chiffre d'affaires mondial hors taxes le plus élevé réalisé au cours d'un des exercices clos depuis l'exercice précédant celui au cours duquel les pratiques ont été mises en œuvre. ».

28. La disposition contestée comporte deux alinéas, l'un dotant l'Autorité d'un pouvoir d'injonction à l'encontre d'une entreprise qui ne défère pas à une convocation ou qui ne répond pas une demande d'information ou de communications de pièces, l'autre d'un pouvoir de sanction à l'égard d'une entreprise qui fait obstruction à tout acte d'investigation ou d'instruction.

29. En l'espèce, la décision attaquée n'a pas prononcé d'injonction sur le fondement de l'alinéa 1er mais une sanction sur le fondement de l'alinéa 2, lequel est donc seul applicable au litige au sens de l'article 23-2 de l'ordonnance précitée.

30. S'agissant de la condition relative à l'absence de décision de conformité à la Constitution, il est constant que si le Conseil constitutionnel s'est prononcé sur la constitutionnalité du I de l'article L. 464-2 du code de commerce (voir décisions n° 2015-510 QPC du 7 janvier 2016 et n° 2015-489 QPC du 14 octobre 2015), il ne s'est pas prononcé sur le V de ce même article, de sorte que cette condition est satisfaite.

31. Toutefois, la Cour observe que la Cour de cassation est actuellement saisie d'une QPC portant sur l'alinéa 2 du V de l'article L. 464-2 du code de commerce, et rédigée de la manière suivante :

« Les dispositions de l'article L. 464-2, V, 2e alinéa, du code de commerce sont-elles conformes aux principes de légalité des délits et des peines, et aussi de proportionnalité et d'individualisation des délits et des peines, garantis notamment par les articles 8 et 9 de la Déclaration de 1789, ainsi qu'aux principes d'indépendance et d'impartialité découlant de l'article 16 de la Déclaration de 1789, en tant qu'elles permettent à l'Autorité de la concurrence, lorsque l'entreprise a fait obstruction à l'investigation ou à l'instruction de prononcer une sanction pécuniaire pouvant aller jusqu'à 1 % du montant du chiffre d'affaires mondial hors taxes le plus élevé réalisé au cours d'un des exercices clos depuis l'exercice précédant celui au cours duquel les pratiques ont été mises en œuvre, sans définir précisément l'infraction d'obstruction à fondant la sanction, ni les critères d'évaluation de cette sanction, ni les modalités de la procédure garantissant les droits de la défense ».

32. Aux termes de l'article 126-5 du code de procédure civile :

« Le juge n'est pas tenu de transmettre une question prioritaire de constitutionnalité mettant en cause, par les mêmes motifs, une disposition législative dont la Cour de cassation ou le Conseil constitutionnel est déjà saisi. En cas d'absence de transmission pour cette raison, il sursoit à statuer sur le fond, jusqu'à ce qu'il soit informé de la décision de la Cour de cassation ou, le cas échéant, du Conseil constitutionnel. ».

33. La QPC posée par la société Brenntag étant fondée sur les mêmes motifs d'inconstitutionnalité que celle pendante devant la Cour de cassation, c'est-à-dire le principe de légalité des délits et des peines, le principe de proportionnalité des peines et les droits de la défense, il sera fait application des dispositions précitées.

34. Il convient, dans ces conditions, de surseoir à statuer, sur le fond, jusqu'à la décision de la Cour de cassation, ou le cas échéant, de la décision du Conseil constitutionnel.

PAR CES MOTIFS

DIT n'y avoir lieu à transmettre la question prioritaire de constitutionnalité posée par la société Brenntag SA ;

Au fond,

SURSOIT À STATUER dans l'attente de la décision de la Cour de cassation sur la question prioritaire de constitutionnalité portant sur l'article L. 464-2, V, alinéa 2 du code de commerce, et le cas échéant de la décision du Conseil constitutionnel ;

CONDAMNE la société Brenntag SA aux dépens.