Cass. 1re civ., 5 juin 2020, n° 18-20.655
COUR DE CASSATION
Arrêt
Cassation
PARTIES
Demandeur :
Axa France Iard (SA), L’Association Sportive Electricité De Tahiti Section Pirogue Taurea Anapa Uia (Sté), Le Comité Organisateur De Tahiti Nui Va'a (Sté), La Fédération Tahitienne De Va'a (Sté), L’Association Sportive Rautere (Sté)
Défendeur :
Assurance Mutuelle de L'armement et de La Pêche (Sté), La Caisse De Prévoyance Sociale De La Polynésie Française (Sté), L'Association Océan Maritime Mutuel Insurance Association (Europe) (Sté)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
Mme Batut
Rapporteur :
M. Avel
Désistement partiel
1. Il est donné acte à la société Axa France IARD (la société Axa), à l'association sportive Electricité de Tahiti section pirogue Taurea Anapa Uia, au comité organisateur de Tahiti Nui Va'a, à la fédération tahitienne de Va'a et à l'association sportive Rautere du désistement de leur pourvoi en ce qu'il est dirigé contre M. Ly S..
Faits et procédure
2. Selon l'arrêt attaqué (Papeete, 31 mai 2018), le 9 mai 1997, M. T. a été grièvement blessé alors qu'il participait, au sein de l'équipe de l'association sportive Rautere, à une course de pirogues organisée par l'association sportive Electricité de Tahiti section pirogue Taurea Anapa Uia (l'association sportive EDT) et par le comité organisateur de Tahiti Nui Va'a, sous l'égide de la fédération tahitienne de Va'a.
3. Un arrêt du 7 octobre 2004 a déclaré le pilote d'un navire accompagnateur de pirogue coupable de blessures involontaires ayant entraîné une incapacité temporaire totale de travail supérieure à trois mois sur la personne de M. T. et a reçu la constitution de partie civile de celui-ci. Un arrêt du 28 mars 2007 a liquidé le préjudice corporel de M. T. et accueilli les demandes de la Caisse de prévoyance sociale de la Polynésie française (la caisse) en remboursement de ses débours.
4. La commission d'indemnisation des victimes d'infractions (la CIVI) a, en exécution de décisions des 28 mars 2007 et 15 octobre 2009, complété l'indemnisation du préjudice corporel de M. T..
5. Parallèlement à ces procédures, M. T. a assigné en responsabilité et indemnisation devant la juridiction civile l'association sportive EDT, le comité organisateur de Tahiti Nui Va'a, la fédération tahitienne de Va'a et l'association sportive Rautere, en se prévalant d'un manquement à leur obligation de sécurité, ainsi que la société Axa, leur assureur, et M. Ly S., propriétaire du navire accompagnateur, qui a été mis hors de cause. Il a appelé en intervention forcée la caisse, qui a formé de nouvelles demandes au titre des prestations versées à M. T..
Examen des moyens
Sur le premier moyen
Enoncé du moyen
6. La société Axa, l'association sportive EDT, le comité organisateur de Tahiti Nui Va'a, la fédération tahitienne de Va'a et l'association sportive Rautere font grief à l'arrêt de dire qu'ils ont engagé leur responsabilité pour faute, sur le fondement de l'article 1147 du code civil, dans sa rédaction antérieure à celle issue de l'ordonnance n 2016-131 du 10 février 2016, en ne mettant pas tout en oeuvre pour garantir la sécurité de M. T. au cours de la compétition, alors : « 1°) que les organisateurs d'une course maritime sont, pour la garantie de la sécurité des participants, débiteurs d'une simple obligation de moyen qui ne leur impose pas de rappeler systématiquement aux capitaines de navires participants les règles ordinaires élémentaires applicables à la circulation maritime ; qu'en l'espèce, les associations sportives, la fédération et leur assureur rappelaient que c'était en méconnaissance des règles ordinaires applicables à la circulation maritime et notamment des règles de distance et de sécurité prévues par le règlement international relatif aux abordages en mer, applicable aux courses maritimes, que M. L. avait actionné l'hélice de son bateau à proximité immédiate de M. T. qui venait de se jeter à la mer ; que la cour d'appel a elle-même constaté que M. T., après avoir plongé dans l'eau pour rejoindre la pirogue de course, avait été atteint par l'hélice du navire qu'il venait de quitter ; qu'en jugeant que les organisateurs de la course avaient commis une faute en ne délivrant pas les consignes de nature à éviter cet accident et que « la référence au règlement international de 1972 pour prévenir les abordages en mer [était] insuffisante à elle seule, pour justifier pouvoir s'exonérer de toutes autres consignes de sécurité lors du changement spécifique des rameurs pendant une course de vaa », quand la règle relative à l'absence de marche d'une hélice lorsqu'un nageur se trouve à proximité pouvait être tenue pour connue des participants compte tenu de son caractère évident, et n'avait donc pas à être systématiquement rappelée par les organisateurs, la cour d'appel a violé l'article 1147 du code civil dans sa rédaction applicable à la cause, ensemble l'article 4 de l'arrêté du 3 mai 1995 relatif aux manifestations nautiques en mer ; 2°) que, si les organisateurs d'une course maritime sont, pour la garantie de la sécurité des participants, débiteurs d'une obligation de moyens, cette obligation ne leur impose pas de rappeler aux capitaines de navires de ne pas adopter des comportements contraires aux règles de sécurité les plus élémentaires tel le fait de ne pas actionner une hélice à proximité immédiate d'une personne qui vient de se jeter à l'eau ; qu'en l'espèce, les associations sportives, la fédération et leur assureur rappelaient que l'instruction pénale avait établi que l'accident dont M. T. avait été victime trouvait sa cause dans le geste inconsidéré du capitaine du bateau suiveur « Liouba » qui avait actionné l'hélice de ce bateau immédiatement après la mise à l'eau de M. T. ; que la cour d'appel a elle-même constaté que M. T., après avoir plongé dans l'eau pour rejoindre la pirogue de course, avait été atteint par l'hélice du navire qu'il venait de quitter ; qu'en reprochant aux organisateurs de la course de ne pas avoir adopté les consignes de sécurité de nature à prévenir un tel accident, la cour d'appel a violé l'article 1147 du code civil dans sa rédaction applicable à la cause ; 3°) qu'en s'abstenant de rechercher, comme elle y était invitée, si M. L. n'avait pas nécessairement conscience du risque inconsidéré qu'il générait par son comportement et si son comportement n'apparaissait pas dès lors, et en tout état de cause, comme la cause unique et déterminante de l'accident dont M. T. avait été victime, absorbant toute autre cause, la cour d'appel a privé sa décision de base légale au regard de l'article 1147 du code civil dans sa rédaction applicable à la cause ; 4°) que, comme le rappelaient les associations sportives, la fédération et leur assureur, l'instruction pénale avait établi que l'accident dont M. T. avait été victime trouvait sa cause exclusive dans le geste inconsidéré du capitaine du bateau suiveur « Liouba » qui avait actionné l'hélice de ce bateau immédiatement après la mise à l'eau de M. T. et qu'à aucun moment il n'avait été considéré, au cours de l'instruction pénale ou des autres actions diligentées par M. T., que le nombre de passagers présents sur le bateau suiveur avait, en fait, provoqué cet accident ; que les premiers juges avaient eux-mêmes relevé que « le grief relatif (…) au trop grand nombre de passagers des bateaux suiveurs (…) [n']a[vait] strictement aucun rapport avec la survenance de l'accident puisque l'instruction a établi que seules les manoeuvres intempestives de M. Nicolas L. sont la cause des blessures infligées à M. Edwin T. » puis que « pas plus les commissaires de courses que les passagers des bateaux n'[avaient] eu un rôle quelconque » dans l'accident de M. T. ; qu'en retenant qu'il n'était pas contesté qu'aucun contrôle du nombre de passagers sur les bateaux suiveurs n'avait été effectué puisque le Liouba comptait treize passagers pour une capacité de six et alors que le service des affaires maritimes en autorisait au maximum douze, puis que la capacité de manoeuvre du navire s'en trouvait nécessairement réduite sans préciser en quoi la réduction du nombre de passagers à bord du bateau aurait pu en fait faire obstacle à la survenance de l'accident dont M. T. avait été victime, la cour d'appel, qui n'a pas caractérisé le lien causal entre la prétendue faute des organisateurs et le dommage subi par la victime, a privé sa décision de base légale au regard de l'article 1147 du code civil dans sa rédaction applicable à la cause. »
Réponse de la Cour
7. Après avoir relevé qu'aucun comportement fautif n'a été retenu contre M. T., l'arrêt énonce, à bon droit, que le caractère dangereux des courses de pirogues, comportant des relèves de rameurs, impose aux organisateurs une obligation particulière de surveillance, d'attention et de vigilance quant aux conditions de déroulement des opérations.
8. Il retient qu'il ressort de la procédure que les commissaires de course présents le jour de l'accident n'avaient pas vocation à assurer la sécurité des participants, que la référence au règlement international de 1972 pour prévenir les abordages en mer est insuffisante, à elle seule, pour permettre une exonération de toutes autres consignes de sécurité, et qu'il n'est justifié d'aucune consigne donnée à l'ensemble des participants lors de réunions d'informations ni de règles impératives pour les bateaux suiveurs pendant la période de changement des équipages, relatives, notamment, à la fixation du périmètre de sécurité lors de la relève du piroguier se trouvant dans l'eau. Il ajoute qu'aucun contrôle du nombre de passagers sur les bateaux suiveurs n'a été effectué, alors que leur nombre dépassait la limite autorisée par le service des affaires maritimes, et que la capacité de manoeuvre de ces bateaux se trouvait réduite par une charge excessive. Il énonce enfin que, si les organisateurs avaient assumé leurs obligations en adoptant des consignes de sécurité pour prévenir, dans toute la mesure du possible, cet accident prévisible, le dommage aurait pu ne pas se produire.
9. De ces énonciations et appréciations, la cour d'appel, qui n'était pas tenue de procéder à une recherche que ses constatations rendaient inopérante, a pu déduire que la survenue de l'accident était notamment due à ces carences et que M. T. était fondé à reprocher aux associations sportives de ne pas avoir tout mis en oeuvre pour assurer sa sécurité.
10. Le moyen n'est donc pas fondé.
Sur le troisième moyen, pris en sa première branche
Enoncé du moyen
11. La société Axa, l'association sportive EDT, le comité organisateur de Tahiti Nui Va'a, la fédération tahitienne de Va'a et l'association sportive Rautere font grief à l'arrêt de les condamner in solidum à payer à la caisse la somme de 27 471,188 XPF au titre des prestations servies pour le compte de M. T., ainsi que les prestations en nature futures, le montant de la prestation anticipée et le capital constitutif de la pension de retraite anticipée, alors « que le recours du tiers payeur à l'encontre du responsable d'un dommage, qui est un recours subrogatoire, ne peut s'exercer qu'à concurrence des droits de la victime à l'encontre du responsable ; qu'en condamnant l'association sportive EDT, le comité organisateur de Tahiti Nui Va'a, l'association sportive Rautere, la fédération tahitienne de Va'a et la société Axa à rembourser à la caisse l'intégralité des prestations servies par celle-ci à M. T. ainsi que l'intégralité des prestations qu'elle serait appelée à lui servir à l'avenir, sans jamais constater que M. T. était créancier, à l'encontre des sociétés désignées comme responsables, des sommes qui lui avaient été versées par la caisse, la cour d'appel a privé sa décision de base légale au regard de l'article 1251 du code civil, devenu l'article 1346 du même code. »
Réponse de la Cour
12. Selon l'article 42 de la délibération n 74-22 du 14 février 1974 de l'assemblée territoriale de la Polynésie française, applicable au litige, lorsque l'accident ou la blessure dont l'assuré est victime est imputable à un tiers, l'organisme de gestion est subrogé de plein droit à l'intéressé dans son action contre le tiers responsable pour le remboursement des dépenses que lui occasionne l'accident ou la blessure.
13. Bien que leur recours soit qualifié de subrogatoire, les caisses disposent d'un droit propre pour poursuivre le remboursement de leurs dépenses, indépendamment de celui des victimes.
14. Ayant retenu la responsabilité de l'association sportive EDT, du comité organisateur de Tahiti Nui Va'a, de la fédération tahitienne de Va'a et de l'association sportive Rautere dans la survenue du dommage corporel subi par M. T., la cour d'appel a, à bon droit, admis un recours subrogatoire de la caisse à leur encontre au titre des prestations versées à celui-ci à la suite de l'accident, dont elle n'avait pas déjà obtenu le remboursement.
15. Le moyen n'est donc pas fondé.
Mais sur le deuxième moyen, pris en sa première branche
Enoncé du moyen
16. La société Axa, l'association sportive EDT, le comité organisateur de Tahiti Nui Va'a, la fédération tahitienne de Va'a et l'association sportive Rautere font grief à l'arrêt de les condamner in solidum à payer à M. T. la somme de 3 000 000 XPF au titre d'une perte de chance d'avoir pu refuser de participer à la course, en sachant que les conditions de sécurité n'étaient manifestement pas assurées, alors « qu'en l'espèce, M. T. se bornait, aux termes de ses dernières écritures d'appel, à solliciter l'indemnisation des préjudices qu'il aurait supportés du fait du temps écoulé entre son accident et la date à laquelle il avait été indemnisé ; qu'en retenant, après avoir relevé qu'il n'existait pas de lien entre les manquements des associations sportives et la longueur de la procédure, que « M. T. [devait aux] carences [des organisateurs] la survenance d'un accident dont les conséquences [avaient] porté une atteinte terrible à sa vie qui le rend[ait] fondé à reprocher légitimement à ces associations sportives de ne pas avoir tout mis en oeuvre pour assurer sa sécurité » que ces carences « lui avaient fait perdre une chance d'avoir pu refuser de participer à une course en sachant que les conditions de sécurité n'étaient manifestement pas assurées » et encore que devait être « admise, en ce cas, la possibilité de réparer la perte de chance d'éviter un risque qui est finalement réalisé », puis en allouant à ce titre à M. T. une indemnité de 3 000 000 XPF, la cour d'appel, qui a indemnisé un préjudice dont la réparation n'était pas demandée, a méconnu l'objet du litige et violé l'article 3 du code de procédure civile de la Polynésie française. »
Réponse de la Cour
Vu l'article 3, alinéas 1 et 3, du code de procédure civile de la Polynésie française :
17. Selon ce texte, les prétentions respectives des parties telles qu'elles sont fixées par l'acte introductif d'instance et les conclusions suivant les cas écrites ou orales déterminent l'objet du litige, et le juge doit se prononcer sur tout ce qui est demandé et seulement sur ce qui est demandé.
18. Après avoir constaté que le préjudice corporel de M. T. avait été intégralement réparé et avoir écarté ses demandes complémentaires au titre de préjudices moral et financier liés à la longueur de la procédure et aux frais exposés, l'arrêt retient néanmoins, pour lui allouer une nouvelle indemnité, que les manquements de l'association sportive EDT, du comité organisateur de Tahiti Nui Va'a, de la fédération tahitienne de Va'a et de l'association sportive Rautere lui ont fait perdre une chance d'avoir pu refuser de participer à une course, en sachant que les conditions de sécurité n'étaient manifestement pas assurées.
19. En statuant ainsi, alors que M. T., dont le dommage corporel avait déjà été indemnisé, ne soutenait pas avoir été privé de la possibilité de refuser de participer à la course et ne demandait pas la réparation d'une telle perte de chance à laquelle il ne pouvait prétendre, la cour d'appel a modifié l'objet du litige et violé le texte susvisé.
PAR CES MOTIFS, et sans qu'il y ait lieu de statuer sur les autres griefs, la Cour :
CASSE ET ANNULE, mais seulement en ce qu'il condamne in solidum la société Axa, l'association sportive EDT, le comité organisateur de Tahiti Nui Va'a, la fédération tahitienne de Va'a et l'association sportive Rautere à payer à M. T. la somme de 3 000 000 XPF au titre de la perte de chance, l’arrêt rendu le 31 mai 2018, entre les parties, par la cour d’appel de Papeete ;
Remet, sur ces points, l’affaire et les parties dans l’état où elles se trouvaient avant cet arrêt et les renvoie devant la cour d’appel de Papeete autrement composée.